Intres (1903)

vendredi 6 septembre 2024, par velovi

Paru dans Le Cycliste, Décembre 1903

À 6 heures du soir, nous échouâmes à la Voulte. Nous étions partis, un de mes amis et moi, le matin d’Avignon, comptant aller coucher aux Ollières.
Âgé de 40 ans environ, de taille moyenne — avec un peu d’embonpoint — la barbe noire en pointe, le teint coloré, des yeux respirant tantôt la bonté, tantôt l’audace, s’enthousiasmant et se décourageant facilement, comme tous les méridionaux, mon ami s’était converti à la bicyclette depuis un an à peine. Manquant de méthode et d’entraînement, malgré l’allure fort modérée que je lui avais imposée, il arrivait très fatigué. Il avait exigé, en cours de route de nombreuses haltes, et, si je l’eusse écouté, nous aurions mis deux jours pour venir d’Avignon à la Voulte. C’était la première course à bicyclette que je faisais avec lui.
Nous avions projeté d’aller au Puy par Tence et Yssingeaux, et de revenir par Langogne, Villefort et Alais. Jusqu’à Saint-Agrève, la route lui était familière — il ne la connaissait même que trop ! — il affectionnait particulièrement ce village, et déjà, cet été, depuis l’ouverture de la ligne, il y était monté trois fois. Il possédait une machine Peugeot à deux vitesses interchangeables en marche.
Je m’étais chargé de l’organisation de cette excursion. J’avais fait l’horaire, choisi les étapes, les hôtels, et je lui avais promis, au Cheylard, un déjeuner champêtre sur les bords d’un clair ruisseau, ce qui l’avait enchanté. Je me méfiais des plats robustes, lourds et primitifs de ce bourg.
Nous dînâmes et couchâmes donc à la Voulte. Le lendemain à 6 heures, nous nous mîmes en selle. Le temps était beau, mais très chaud.
La route, tracée en corniche, suit fidèlement l’Eyrieux. Elle est fort jolie, mais présente constamment le même aspect, et comme nous la connaissions, nous causions sans faire attention au paysage. L’étape de la veille l’ayant un peu éprouvé, nous marchions à une allure de 12 kilomètres à l’heure, non comprises les haltes fréquentes qu’il s’offrait sous le fallacieux prétexte d’admirer un rocher, un arbre, un vieux mur, voire même la sveltesse d’un poteau du télégraphe. Il n’y avait d’amusantes histoires qu’il ne me contât pour me distraire et détourner mon attention de l’heure, et celle des leggins du lieutenant de M. lui valut bien une demi heure de repos sous un châtaignier.
Enfin, à 11 heures — nous avions mis 5 heures à faire 50 kilomètres — nous étions en vue du Cheylard et mon ami poussa un soupir de soulagement non affecté.
— Il était temps d’arriver, me dit-il, je commençais à défaillir. Jamais, je crois, je n’ai eu aussi faim. À propos, et votre déjeuner champêtre, où le pêcherez-vous ? Ce n’est pas, je suppose, avec le chocolat ou le sucre que contient votre sac que vous avez la prétention de nous faire déjeuner ? Et, comme je doute fortement de vos talents d’improvisateur, je pense que ce que nous avons de mieux à faire, c’est d’aller tout bonnement à l’hôtel.
— Vous avez tort de douter. Allons, je vous prie, à la gare.
Nous nous dirigeâmes vers la gare, où on nous remit deux colis postaux arrivés la veille de Montélimar à mon adresse. Nous les attachâmes sur nos bicyclettes.
— Je connais, lui dis-je, un coin charmant sur la route de Mézilhac, au sortir du village, après un petit pont. Une prairie descend en pente rapide vers un torrent et il y a des châtaigniers ombreux de l’autre côté du chemin. Nous y serons fort bien. Et chargés de nos bourriches qui donnaient à nos montures un aspect peu esthétique, nous traversâmes le Cheylard ; aussitôt à l’endroit choisi, nous déballâmes nos provisions.
— Qu’avez-vous fait ! s’écria mon ami stupéfait, et pour un végétarien austère, que voilà un menu singulier ! Avez-vous donc envie de jeûner ce matin ?
— Austère ? ah ! comme vous vous trompez, et mon humeur accommodante sûrement vous surprendra. Sachez qu’aujourd’hui je suis un martyr de l’amitié, et que je vais renier pour vous les dieux du végétarisme. Ce sacrifice n’est pas au-dessus de mes forces et je vous dispense de gémir sur mon malheureux sort. Au surplus, et pour vous rassurer pleinement, je vais vous révéler le grand secret des végétariens. S’ils le sont, c’est surtout pour la grande jouissance que ce régime leur procure : celle de donner de temps à autre un vigoureux coup de canif dans leur contrat végétarien. Ce sont, au fond, des sybarites.
— Vous me renversez. Et moi qui croyais… qui vous citais en exemple… étais-je donc naïf ! Que de choses perdent à être vues de près. Estafiler un contrat de cette manière ! Je n’en reviens pas. Mais si on y réfléchit, c’est le sort ordinaire de bien des contrats, ajouta-t-il avec philosophie.
— Qu’entendez-vous par là ? lui dis-je sévèrement.
— Rien de ce que vous y avez vu, mais simplement que ces régimes rigoureux ne peuvent être continus.
— À la bonne heure, et mettons-nous à table.
Le Touriste Rouge lui-même aurait composé le menu qu’il n’aurait pas été plus abondant, plus délicat, et notre faim de cycliste lui faisait honneur. Le vin venait directement de derrière des fagots, vénérables. Ainsi l’assura mon ami.
— Voyez ! me dit-il, en levant son verre, ce Mercurey est du rubis liquide. Quelle limpidité ! Ah ! l’admirable couleur ! Et il jetait des regards de mépris sur l’eau pure du torrent qui coulait à ses pieds.
Gagné, perverti par ce détestable exemple, j’osai déclarer, au nom de l’hygiène, qu’il était souverainement imprudent de boire une eau dont on ne connaissait pas l’origine.
— Ce vin généreux, m’écriai-je dans un élan de reconnaissance que je ne pus maîtriser, peut nous sauver la vie !
Le dessert se composait d’un plumcake (un peu compact peut-être, mais supportant si bien le voyage !) dont nous n’eûmes raison qu’en le traitant en duc de Clarence.
Ensuite, l’humeur riante, nous prîmes sur l’herbe une position pleine d’abandon si ce n’est de grâce, et nous fumâmes en causant.
— Rarement, me dit mon ami, j’ai éprouvé pareil contentement. Le temps est superbe, ce pays magnifique et j’ai un compagnon que j’aime. Je me sens libre, indépendant, et je ne laisse derrière moi ni femme ni enfant. De plus, je me porte comme un charme et j’ai de la force à ne savoir qu’en faire (le soleil était au zénith à ce moment). Je suis absolument sans souci. Non, je ne crois pas qu’on puisse être aussi heureux que moi ! Toutes les joies, je les ai.
— Il vous manque celle qui les contient toutes : l’affection d’une femme douce, bonne et fidèle. Il y a peu de choses à prendre au sérieux sur cette terre, mais de ces choses rares, celle-là est la première. Je reconnais, toutefois, qu’elle n’est pas facile à se procurer. Il est aimé des dieux celui qui, après une série de tempêtes et de naufrages, peut atteindre ce port sauveur.
— Il est trop tard. D’ailleurs, je connais bien peu de ménages parfaitement heureux. N’essayez pas de me convertir. Je mourrai dans la peau d’un célibataire impénitent. Vous ai-je jamais conté l’histoire de mon joueur d’échecs ? Elle a fortifié singulièrement ma manière de voir à cet égard.
— Non, je ne le crois pas. Du moins, je n’en ai aucune souvenance.
— Vous savez qu’autrefois j’ai habité Valence. J’avais alors 25 ans et j’étais, comme aujourd’hui, passionné pour les échecs. Je jouais même assez bien. J’allais presque tous les après-midi faire une partie avec un vieil ami de ma famille qui, outre cette passion, avait encore celle des vieilles estampes et des livres. Il avait une collection de Saint-Aubin et de Moreau le jeune tout à fait extraordinaire.
« Cet excellent homme passait, on peut le dire, sa vie dans son cabinet, tapissé de gravures et de livres. Il aurait été parfaitement heureux s’il n’avait eu, étant jeune, l’idée saugrenue de se marier.
« Sa femme était bien la créature la plus acariâtre, la plus insupportable que j’aie connue — une véritable « épreuve d’artiste » — et il fallait l’angélique patience de mon vieil ami pour ne pas la jeter par la fenêtre. Le ciel, malheureusement, avait béni cette union et lui avait donné cinq fils, de grands gaillards absolument propres à rien, si ce n’est à faire des dettes. Ils ne distinguaient même pas le gambit de Muzio de l’ouverture écossaise !
« Un certain jour, allant faire ma partie habituelle, j’entendis un violent bruit de voix dans son cabinet. Je reconnus celle de sa femme. Avec le fonds de terre-neuve que vous me connaissez, je m’empressai de pousser la porte, espérant que ma présence mettrait fin à la scène. Effectivement, à ma vue, sa fidèle et épineuse épouse, interrompant sa sortie virulente, disparut.
« — Ah ! mon cher Hervé me dit-il, que vous êtes donc aimable d’être en avance aujourd’hui. Vous savez que j’ai le trait et je viens de trouver une variante du gambit d’Evans sans défense possible. Je vous promets le mat en douze coups. Le onzième est foudroyant.
« Et comme je le regardais étonné, il sourit doucement, et me prenant par le bouton de mon habit, me dit en baissant la voix :
« — Entre nous, je donnerais bien ma femme à qui me débarrasserait de mes enfants !
— Eh bien, ajouta mon ami, que dites-vous de cette réponse ?
— Je dis que sur ce chapitre-là j’ai connu, je l’avoue, des maris généreux, mais votre joueur d’échecs, sans contredit, était prodigue.

— Si nous allions prendre du café ? Dis-je.
— Très volontiers. Votre plumcake était réellement un peu lourd. Peut-être en ai-je abusé. Dans tous les cas, une tasse de café brûlant sera la bienvenue.
Nous nous acheminâmes vers le Cheylard, et sur une grande place nue, déserte, triste, brûlée par le soleil, nous découvrîmes un café à peu près convenable.
Devant le moka-Jacquand que buvaient les malheureux indigènes, mon ami exigea un café fait spécialement pour nous. Il fut buvable. Ensuite, nous nous absorbâmes dans la lecture des journaux stupides et avancés que l’on reçoit dans ce pays reculé. Était-ce cette prose indigeste, était-ce notre déjeuner — une orgie, disait mon ami — les heures s’envolaient sans que nous en eussions conscience.
Machinalement, en cherchant un crayon, je tirai ma montre.
— 3 heures ! savez-vous bien qu’il est 3 heures ? Partons vite, nous aurons de la chance si nous arrivons à Tence pour dîner !
— Peu importe, me répondit mon ami en se levant paresseusement, et je ne vous cacherai pas que je n’ai pas la moindre faim. Le vrai touriste n’a cure de ces préoccupations matérielles, les beautés du paysage lui suffisent ; mais puisque vous y tenez, partons. Et conduisant nos bicyclettes à la main sur ces horribles pavés, nous repartîmes.
Le ciel s’était couvert de nuages, et dans cette chaleur orageuse, mon ami avançait péniblement. Le chemin montait en pente modérée ; plus encore l’était notre marche, et je crois que le record de la lenteur doit nous appartenir légitimement sur cette route.
— Ne nous pressons pas, me disait-il, mais ayons une allure soutenue. Nous avons du temps de reste. Je vous promets que nous serons à Tence pour dîner.
Cette allure « soutenue », c’était du 10 à l’heure, et j’avais recours à tous les moyens pour l’émoustiller. En vain je lui narrai le Tourmalet de joyeuse mémoire, en vain je lui citai les hauts faits des stoïques touristes de l’école stéphanoise.
— Peuh, me répondit-il, ce ne sont pas des touristes, mais de brillants météores que les populations ahuries et terrifiées voient passer en tremblant dans un éclair de nickel. Le vrai touriste doit admirer posément et consciencieusement les beautés de la nature. Je crois être un de ceux-là. Et vous avez osé écrire que vous étiez un de ses amants ! Et vous passez devant les ruines de Rochebonne sans mettre pied à terre pour saluer l’ombre de l’inimitable marquise ! Sachez, mon ami, que Mme de Sévigné habita quelque temps ce château. Quelques-unes de ses plus jolies lettres y ont été écrites. Je regrette de ne pouvoir vous les citer toutes. Heureusement je me rappelle l’une d’elles. Très intéressante, quoique un peu longue, elle renferme des détails qui, j’en suis sûr, vous charmeront. Jamais la châtelaine des Rochers n’a été plus en verve. Cette lettre est un chef-d’œuvre de naturel, de grâce mutine, d’enjouement et d’esprit. Excusez-moi si je vous en donne le sens plutôt que…
— Mais c’est une conférence que vous voulez faire ! À d’autres ! m’écriai-je, et j’accélérai l’allure.
— Attendez-moi donc ! Je vous suis. Mais quel esprit peu littéraire vous avez ! C’est vraiment attristant.
Nous grimpâmes à Saint-Martin-de-Valamas et enfin nous arrivâmes à la bifurcation de Fay-le-Froid. Sur le pont de la Rimande, mon ami sauta de machine et proposa de faire une halte.
Je protestai énergiquement :
— Il n’y a qu’une heure et demie que nous
marchons, dis-je ; vous vous reposerez à mi-côte. Continuons.
— Eh bien, partez seul et attendez-moi à Saint-Agrève. Je ne vais pas plus loin sans souffler. Je vous ai promis que nous serions à Tence pour dîner, nous y serons. Mon train, tout à l’heure, quand je me serai reposé, vous étonnera. D’ailleurs, je ne marche bien que quand j’ai fait 100 kilomètres56 . Vous verrez. Entre Saint-Agrève et Tence, je me charge de tenir pied au chemin de fer. Cette chaleur m’éprouve beaucoup et je ne tiens pas d’arriver épuisé au haut de la côte. Ayez un peu de patience. Je vous le répète, mon train furibond vous étonnera ce soir.
— Ah ! parlons-en de votre train ! peu sévère, celui-là, mais folâtre à coup sûr ! Un vrai train de cloporte infirme, de cloporte ayant au moins une sciatique. Entre vous et une tortue, je parie pour la tortue.
Et je calculai tout bas que nous n’avions fait depuis le matin que 67 kilomètres, et que les 100 nécessaires à son entraînement finiraient juste à Tence. Il ne marcherait bien alors qu’en allant se coucher ! et je jurai bien que cette course serait la dernière.
— Moquez-vous, moquez-vous, mais ne soyez pas si concis. Développez donc, le sujet y prête. Ma patience à vous écouter sera sans bornes. Allez, spéculez sur mon amitié et mon heureux caractère.
Enfin, ce cynique touriste consentit à repartir. Nous avions des développements de 3m,90 et 4m,10 et nous marchions côte à côte. La route montait dans des bois de pins, offrant de jolis points de vue sur la vallée. Sur le versant opposé, le chemin de fer traçait une longue ligne rougeâtre coupée par de hardis viaducs.
Arrivé au passage à niveau, mon ami sauta encore de machine.
— Je ne vais pas plus loin, me dit-il, sans, faire une dernière halte. Cette chaleur orageuse est accablante et je ruisselle. Ces arbres me paraissent heureusement placés pour nous ombrager. Ensuite, je serais bien aise d’admirer à loisir ce paysage. Avouez qu’on se croirait, dans ces bois de pins, transporté dans un coin des Alpes. C’est merveilleux… Ne protestez pas ! ce sera la dernière halte, je vous le promets. Que ce site est donc joli ! On resterait des heures entières à contempler sans se lasser un pareil spectacle, et mon âme d’artiste…
— Je ne comprends pas, interrompis-je furieusement, cette manie, cette rage que vous avez de perdre votre temps en route ! Il n’y a rien que je déteste comme ces haltes. Quand j’ai un but, je cours droit sur lui et mon esprit n’est en repos que quand il est atteint. Je ne peux supporter l’inaction et ne reste jamais inoccupé. Ces haltes si fréquentes, sont énervantes et rompent l’allure. D’ailleurs, quelques minutes suffisent pour admirer un paysage, si beau qu’il soit. Nous ne concevons pas le tourisme de la même manière, et ma rapidité de vision, de sensation qui me permet de plus longues étapes prouve, il me semble chez moi, une conception supérieure du tourisme. Ainsi le comprend une certaine école, quoique en exagérant beaucoup. Ces différences…
— Je vous arrête. Vous errez lamentablement. Ces différences prouvent simplement que vous n’avez pas le tempérament rêveur, et qu’en outre vous avez très probablement des antécédents déplorables.
— Vous dites !
— Ou si vous préférez, un passé fâcheux. Je vous dois une explication de ces paroles que ma franchise et l’amitié que j’ai pour vous peuvent seules excuser. Elle sera peut-être un peu longue, mais je ne doute pas qu’après l’avoir entendue vous ne soyez de mon avis.
— Pour la curiosité du fait, je m’assieds. Votre calme me désarme. Passez-moi une cigarette. Des antécédents déplorables ! Vraiment, à part mon séjour au collège sur lequel vous me permettrez de ne pas m’appesantir et qui m’a laissé le plus désagréable souvenir, je ne vois rien dans mon passé qui puisse justifier l’opinion flatteuse que vous en avez.
— Vous admettrez avec moi, dit-il, que si notre existence se bornait à notre court passage sur cette terre, elle n’aurait pas de sens, serait incompréhensible et constituerait une véritable mystification. Ce serait absurde. Mais dans l’œuvre énigmatique de la création, rien n’est absurde et, tout obéissant à des lois inconnues, converge vers un but que nous ne pouvons concevoir. Et puisque nous croyons que notre vie terrestre n’est pas la dernière, il n’y a aucune raison pour supposer qu’elle soit la première. Nous sommes donc amenés à considérer la vie sous un autre aspect. Je la comparerais volontiers à un maillon — le seul visible pour nous — d’une longue chaîne dont les deux points d’attache sont entourés pour nous d’un mystère impénétrable. Un voile noir les recouvre, voile transparent pour les intelligences ultra-terrestres. Nous avons déjà vécu et vivrons encore. Notre existence ici-bas n’est donc que la suite, la continuation d’une vie dont nous n’avons pas gardé le souvenir, et chaque nouvelle vie est une conséquence, ou si vous aimez mieux, une compensation de la précédente.
« Si donc j’éprouve si souvent le désir de me reposer, si je jouis délicieusement de ne rien faire, c’est que dans ma vie antérieure j’ai dû accomplir un travail forcené. Ce repos qui, par suite, m’est légitimement dû, il m’est pénible que vous le respectiez si peu. Vous ne sauriez croire à quel point il m’est doux. Cette conception de la vie, j’en ai eu tout jeune la révélation. J’essayai vainement de l’exposer à mes professeurs. Ils ne me comprirent pas et redoublèrent de rigueur devant l’admirable force d’inertie que je leur opposai. Leur esprit, leurs méthodes, étaient surannés. Un secret instinct m’en avertissait, aussi n’ai-je jamais été comme certains de mes camarades qui ont mal tourné, l’espoir et l’orgueil de mes maîtres.
« Quant à vous, mon cher ami, ce besoin d’activité, cet amour du mouvement sous toutes ses formes indiquent sûrement une vie antérieure oisive, molle, efféminée, livrée peut-être aux pires… En vérité, je ne sais si je dois continuer mon estime et mon amitié à quelqu’un qui cache un pareil passé.
— Comme réhabilitation de la paresse, votre théorie est ingénieuse et m’a tout l’air d’avoir été créée pour votre usage particulier. Serais-je indiscret de vous demander si vos souvenirs peuvent préciser le genre de travail auquel vous vous livriez de si belle façon, si j’en juge par votre repos actuel ?
— Mes souvenirs sont un peu confus, je l’avoue, mais par une sorte d’intuition, j’inclinerais à penser, vu mon amour des voyages et des belles routes, que j’ai dû occuper quelque poste dans la vicinalité d’une planète, Mars, Saturne, Vénus peut-être.
— Vous ! cantonnier dans Vénus ! Ah ! la plaisante idée, mais en tout cas désastreuse pour les cycles et autos de cette planète. Une route entretenue par vous ? Que d’ornières, de cailloux, de fondrières, de mares, d’éboulements respectés ! Les amoureux se garderaient de se promener dans vos chemins changés en marécages ou en chaos pittoresque. Que de chutes fâcheuses à différents points de vue ils y feraient !
— Votre énumération est longue et blessante à la fois. De plus, sa fin, d’une immoralité révoltante, ne peut être qu’une réminiscence de la vie déréglée que vous avez menée sur une planète inférieure, vie que votre habituelle austérité prouve, il me semble, clairement. Laissons Vénus. Saturne est infiniment plus probable. C’est la planète cycliste par excellence. Considérez comme elle se prêterait merveilleusement à notre sport. Un des anneaux constituerait une piste idéale sur laquelle se courraient des matchs fantastiques, et si nous admettons que l’habitant d’une planète est proportionnel à son rayon, l’homme de Saturne aura une taille moyenne de 15m,20 et possédera des bicyclettes dont les roues auront 6m,25 de diamètre et des développements qui varieront entre 54 et 72 mètres. Nous atteindrons ainsi des vitesses prodigieuses, et 200 kilomètres à l’heure constitueront une modeste allure. Nos chétives bicyclettes vraiment me font pitié !
— Votre enthousiasme vous égare. En réalité, toutes les grandeurs s’étant accrues de la même quantité, leur rapport n’aura pas changé. Le kilomètre pour l’homme saturnien aura la même longueur que pour nous ; donc, nous n’irons pas plus vite, ce qui est regrettable. Le cycliste noctambule sera seul favorisé ; les huit lunes l’éclaireront magnifiquement dans ses chevauchées nocturnes et….. pourquoi riez-vous ?
— Moi, rire ? Vous vous trompez, mon ami, je suis heureux simplement de voir l’intérêt que vous portez à ma théorie, et c’est le reflet de ce contentement intérieur que vous avez peut-être vu sur mon visage. Je vous écoute avec l’attention la plus rare. Elle devrait vous ravir. Mais continuez, je vous en prie, vous ne sauriez croire à quel point vous m’intéressez.
Soudain, à ces paroles, une lumière se fit en moi et je vis clair dans son jeu.
— Mes compliments ! lui dis-je, cette fois, je suis pris. Vous vous êtes surpassé, et jamais je n’ai été plus habilement berné. Je reconnais humblement que je suis votre dupe. Et tous ces beaux discours, cette filandreuse théorie, n’ont été faits que pour distraire mon esprit et endormir mon souci de l’heure ! Je le comprends un peu tard. Ainsi vous vous êtes, mettant à profit ma naïve candeur, largement reposé. Bien joué ! mais j’aurai ma revanche, je vous le promets, et foi de touriste, vous ne perdrez rien à attendre. Allons ! en selle ! il est 6 heures 15 et il n’est que temps de m’étonner par le train furibond que vous m’avez promis. Mais d’ores et déjà, il ne faut plus songer à dîner à Tence. Heureux serons-nous d’arriver à Saint-Agrève avant la nuit.
— Je n’oserai nier, me répondit-il, ce que votre clairvoyance, en vérité un peu longue à se manifester aujourd’hui, vient de découvrir. Je ne vous demande plus que dix minutes. Vous vous vengerez ensuite, et je suis de votre avis je ne perdrai rien à attendre. Fumons une dernière cigarette, ensuite nous briderons la route.
— Fumons, dis-je complètement découragé et fatigué de traîner ce boulet récalcitrant. Et résigné, je lui tendis mon étui. Nous allumâmes nos cigarettes.
Tout à coup, il se leva brusquement.
— Entendez-vous, s’écria-t-il, ce bruit sourd qui monte de la vallée ? C’est le train du Tence. Venez ! prenez votre machine, la halte d’Intres est à deux pas. Suivons la voie ! Je me sens absolument incapable de faire cent mètres de plus. Hâtons-nous ! le train va être là.
Stupéfait, je ne protestai pas, las de lutter, de me gendarmer pour le faire marcher, et je suivis mon ami, qui, maintenant, d’un pas vif et alerte, conduisait sa bicyclette.
Nous fûmes bientôt à la halte d’Intres et le train ne tarda pas à arriver.
Nos bicyclettes mises dans le fourgon, j’allais monter dans un vagon quand mon ami me toucha le bras, et, tout souriant, me dit :
— Vous ai-je trompé ? Ne vous avais-je pas promis, sur le pont de la Rimande, que mon train vous étonnerait ?

d’Espinassous

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