5 jours en Montagne (1909)
dimanche 1er mai 2022, par
Par Paul de Vivie alias Vélocio, Le cycliste 1911, Source Archives départementales de la Loire, cote PER1328_11
Conter par le menu une excursion, deux ans après l’avoir faite et quand on n’en a rapporté que des notes succinctes, serait bien hasardeux. Les impressions reçues en cours de route, du nuage qui passe, des rencontres fortuites se sont évanouies ; mais les grandes lignes du voyage sont demeurées et se détachent de mes souvenirs aussi nettes que le lendemain de notre retour, car nous fîmes à deux ce voyage intéressant et, si les lecteurs du Cycliste n’en ont pas lu encore la relation complète, la faute en est à mon compagnon Thorsonnax qui m’avait promis de la faire en l’assaisonnant de l’humour qui, toujours, releva ses récits. Mais les devoirs de l’internat sont impérieux et ce serait presque un crime que d’arracher Thorsonnax au chevet de ses malades pour lui rappeler ses promesses.
Les lecteurs du Cycliste y perdront le côté agréable, mais je m’efforcerai de retenir le côté pratique de ce voyage que le hasard nous contraignit de faire en tournant le dos à notre but.
À minuit, le 2 août 1909, nous débarquions à Genève avec, pour objectif, les lacs italiens, quelques cols suisses et le Stelvio ; un programme chargé, mais cinq jours pleins pour l’ exécuter.
Thorsonnax avait sa bî-chaîne des grandes randonnées, Lyon-Nice, Lyon-col-des Aravis et retour, etc., deux vitesses en marche seulement mais trois ou quatre autres vitesses par déplacement des chaînes. J’avais mon n°6 (quatre vitesses en marche par Villiers et deux chaînes) dont, pour la circonstance, j’avais abaissé de 1O % toutes les vitesses en remplaçant les roues libres de dix-huit dents par des vingt dents. J’avais ainsi : 2m,6O, 3m,45, 4m,7O et 6m,30.
Notre objectif immédiat était le Simplon Express qui passe à Saint-Maurice entre sept’ heures et sept heures et demie et nous aurait amené à Brigue autour de neuf heures. Ce train, il est vrai, ne prend des voyageurs que s’il y a de la place ; c’était une chance à courir et, s’il l’avait fallu, nous en aurions été quittes pour faire à bicyclette un peu de cette vallée du Valais, très assommante, jusqu’à ce qu’un autre train nous rattrapât.
De Brigue, on ascensionnait le Simplon et l’on allait dormir à Pallanza en vue des poétiques îles Borromées. Rien de plus simple et de moins hasardeux ; c’est pourquoi ce soir-la nous descendîmes entre chien et loup, dans un petit hôtel de Cerdon !
Nous partons donc de la gare de Genève après un petit déjeuner, à une heure, et la lune nous éclaire, nos lanternes aussi car, en Suisse, on attrape assez facilement des contraventions ; mais la lune est fréquemment voilée par des nuages noirs qui ne présagent rien de bon ; le sol n’est pas très bon, il est ici boueux, là, on empierre et, plus loin, nous recevons quelques gouttes, premier avertissement. Le tonnerre gronde bientôt et les éclairs fusent au loin devant nous, deuxième avertissement. La lune a maintenant complètement disparu ; on y voit comme dans un four ; un passage à niveau se présente et, tout à la fois, troisième et dernier avertissement, je tressaute sur je ne sais quoi, mon pneu est à plat en un clin d’œil, ma lanterne s’éteint, mon grelot va se balader sur la voie et, après un éclair éblouissant et un coup de tonnerre assourdissant, une pluie torrentielle ; tout cela en moins d’une minute.
La maison du garde-barrière était là, par bonheur, fermée naturellement car les trains ne circulent pas pendant la nuit, mais nous pûmes, en nous serrant et en endossant les manteaux, nous mettre à l’abri sous un étroit auvent. Nous restâmes là, une- heure jusqu’à ce que, une cloche ayant annoncé l’approche d’un train, le garde vint ouvrir et nous invita à entrer. Le jour était venu, blafard, sous un ciel inquiétant ; l’orage, très violent avait fini en pluie fine, intermittente, qui menaçait de durer. On répara d’abord le pneu grièvement blessé par un éclat de fer et, sans enthousiasme, on repartit. Je me souviens d’un arrêt assez long à Evian, devant le port, sous un refuge où Thorsonnax aurait volontiers fait un somme si, la pluie ayant fait trêve un moment, je n’avais sonné le boute-selle.
Du Simplon-Express il n’était plus question dans les propos plus ou moins décousus et larmoyants que nous échangions. À Meillerie, le besoin d’un second petit déjeuner se fit sentir et nous l’obtenons, de qualité médiocre et peu copieux, dans un hôtel de troisième ordre. Il pleuvait toujours par intervalles et les nuages blancs se balançaient aux flancs des montagnes, mauvais présage. On déjeuna longuement et je crois même qu’on fit un léger somme sur la table, après quoi l’hôtelière nous fit payer le prix fort du déjeuner suisse, excellent et copieux, soit 1 fr. 25 ! Nous avons infiniment mieux que cela dans nos montagnes pour cinquante centimes.
Ce fut la chiquenaude qui fixa nos indécisions.
Comment ! nous ne sommes pas encore en Suisse et on nous rançonne déjà et par ce temps du chien ! Rentrons chez nous dare dare, on ira au Stelvio une fois de plus.
Et nos guidons se tournèrent vers Evian, Thonon, Douvaine. Nous dûmes nous abriter deux ou trois fois pour laisser passer des averses, mais le ciel s’embleutait devant nous et nous rentrions à midi à Genève avec du soleil plein les rues.
Se rapprocher de Lyon le plus possible dans la soirée afin de réintégrer Saint-Étienne le lendemain d’aussi bonne heure que possible, tel est notre nouveau programme.
Et d’abord, dans une brasserie connue, sur le quai, déjeunons solidement ; le garçon qui nous sert a examiné nos machines et il me demande tout à coup pourquoi je n’ai pas ma bicyclette à roues de 50 centimètres, mon n° 5. Stupéfaction ! Il m’a vu circuler à Saint-Etienne sur cette machine liliputienne qui, entre parenthèse, est une de mes meilleures et à laquelle je reviendrai.
En sortant de Genève, nous nous engageons à gauche sur un chemin qui n’est pas des meilleurs et, sous prétexte de raccourcir, nous nous égarons à diverses reprises, Il est juste de dire que, n’ayant emporté que les cartes suisses, nous étions condamnés à voyager sans cartes, la chose qui m’est la plus déplaisante ; avec les seuls poteaux indicateurs et les renseignements que l’on arrache aux indigènes, les raccourcis deviennent en général terriblement longs. On nous le fit bien voir, car, après avoir traversé deux fois le Rhône en des sites à la vérité fort pittoresques (et somme toute, nous aurions tort de nous plaindre), par une grimpette très dure, il fallut nous dégager du trou où nous étions tombés et au lieu d’arriver à Collonges comme je l’espérais, nous aboutîmes sur la route nationale au-dessus d’un petit village qui s’appelle Farges.
Nous n’avions plus qu’à filer rondement jusqu’à Bellegarde où nous vint le désir de voir et la perte du Rhône et celle de la Valserine ; puis,un impérieux besoin de dormir s’empara de Thorsonnax que j’abandonnai derrière une haie. À l’ombre, pendant que j’allais à Chatillon de Michaille, rendre visite a l’excellent ami qu’est le docteur Julliard, je tombe ensuite dans les bras d’un ingénieur stéphanois en villégiature par là et nous nous rafraîchissions quand Thorsonnax, frais et dispos, arrive ; il a dormi presque une heure.
Nous brûlons Nantua, le temps est de plus en plus beau, le soir approche et un hôtel isolé dans une gorge avant la Balme, nous tente un instant. Souvent, dans ces hôtels de carrefour on est très bien reçu, la cuisine est bonne et le tarif modéré. Nous nous consultons et nous décidons de descendre à Cerdon, oh ! sans nous presser, car la vue qu’on a au cours de la descente sur la combe étroite et déjà pleine d’ombre où se blottit ce petit village, alors qu’au-dessus de nos têtes, le ciel s’empourprant au coucher du soleil, nous prédit du beau temps pour le lendemain, celle vue nous retient à plusieurs reprises.
Le lendemain, 4 août, d’assez bonne heure nous quittons Cerdon. Un temps idéal, qui semblait orienté pour longtemps vers le beau fixe, avec cela un léger vent du nord dont nous nous trouvions très bien puisque nous allions vers le midi ; enfin des routes parfaites.
Nous n’étions pas à 10 kilomètres que l’idée de rentrer piteusement ne nous souriait plus. Rebrousser chemin ? Nous n’y pouvions songer et d’abord, quel temps faisait-il en Suisse ?
Nos hésitations furent de courte durée ; nous n’avons pu faire les grands cols suisses, nous ferons les grands cols français. Et, à Ambérieu, au lieu de tourner à droite vers Meximieux, nous filons droit vers Lagneu puis Serrières-de-Briord. À défaut de carte, nous nous guidons sur la mémoire et, quand je compare maintenant la route que nous suivîmes avec celle que nous aurions pu suivre, je constate que nous allâmes assez directement à notre but : Grenoble où nous entrions à midi par Saint-Genix d’Aoste, Pont-de-Beauvoisin, Les Échelles, le col de la Placette et Voreppe. À deux ou trois reprises nous avions bien fait des crochets à droite ou à gauche, mais on nous avait remis dans notre chemin. Ma mémoire me disait que nous devions passer à Saint-Genix et nous nous obstinions à demander la route de Saint-Genix. Je vois maintenant sur la carte que la route par les Abrets et Voiron eût été plus directe et plus facile.
Je me souviens d’un bon café au lait avec d’excellent beurre, dans un village dont j’ai oublié le nom, d’une jolie cascade aperçue en passant et que nous allâmes voir de près ; de quelques légères montées, d’agréables descentes, de beaucoup de fraîcheur et de verdure jusqu’à Pont-de-Beauvoisin où nous rentrions sur des routes archi-connues. La chaleur commença à nous peser au col de la Placette qui, pourtant, du côté de Saint-Laurent, n’est pas méchant.
Bref, à midi nous déjeunions solidement à Grenoble et, à treize heures, nous étions déjà sur la route du Lautaret avec 2.000 mètres d’élévation en perspective.
Ce trajet que j’ai déjà fait si souvent ne m’a pas laissé de souvenirs précis et je risquerais, si j’en citais quelques un, de les emprunter à des excursions antérieures.
Je sais seulement que l’approche de la nuit nous empêcha de nous attarder et que nous mîmes pied à terre au Monétier de Briançon, devant l’hôtel Allier, à vingt heures, on y voyait tout juste et j’avais du faire à petite allure les derniers kilomètres que mon jeune compagnon avait négocié comme en plein midi. Je lui avais, à la descente, joué le bon tour de le laisser s’engager sous un tunnel alors que je prenais la route, ou plutôt le chemin qui passe hors du tunnel et qui n’est pas toujours pratiquable ; il l’était heureusement ce jour-là et grande fut la surprise de Thorsonnax qui me savait derrière quand il me vit devant.
J’étais descendu dix ans auparavant à ce même hôtel Allier dont l’accueil était alors familial, la cuisine simple et substantielle et les prix modérés. Ce temps n’est plus, cet hôtel s’est transformé comme les autres, il a élevé ses prix, sa cuisine est quelconque et l’on ne s’y sent plus en famille. Nous y fîmes cependant bien traités et les lits étaient bons.
Mais quelle température glaciale quand nous partîmes le 5 août, au lever du soleil. Il fallut s’arrêter au cours de la descente sur Briançon pour se plastronner de papier et nous arrivâmes gelés, avec une onglée carabinée, faute de gants fourrés. Le thermomètre a dû descendre à moins de zéro ce matin-là.
Par bonheur, nous allions pouvoir nous réchauffer en grimpant au col d’Izoard.
Nous commençons par nous tromper en prenant trop à droite la route des forts sans doute, où nous dépassons une troupe de chasseurs alpins, la pente y est rude, par endroits ; un pont jeté sur le torrent nous remet dans le bon chemin et nous continuons à grimper avec çà et là meilleures contrepentes jusqu’à Cervières. Il est l’heure du petit déjeuner : halte auprès de la fontaine : une auberge épicerie est tous près, nous y obtenons ce qu’il nous faut mais la veille vraiment sur les bords du Rhône, tout était de meilleure qualité, plus propre et plus soigné.
Pendant que Thorsonnax répare un de ses pneus, je prends les devants.
Pardieu ! quel grimpillon en sortant de Cervières et combien je me félicite d’avoir abaissé mes développements, je n’avais encore fait cette qu’en sens inverse et, à la descente, le 12:14% ne paraît jamais si dur qu’à la montée ! Joignez à cela un sol sablonneux et mouvant ; enfin je m’en tire et je vais au-dessus d’un petit hameau attendre mon compagnon. J’ai vécu là, à l’ombre de quelques pins maigrelets, dix minutes, peut-être un quart d’heure de recueillement qui m’ont laissé une impression durable. Le soleil déjà haut chauffait à la rôtir la future moisson que d’autres bruits que le vague bourdonnement des mouches dans cette étroite vallée où le torrent classique fait absolument défaut. Autant sur le versant sud que sur le versant nord du col d’Izoard ne coule point d’eau, cela ne va pas sans quelques inconvénients pour te voyageur altéré.
Personne dans les champs, personne sur la route, j’étais enveloppé de calme, de silence et de lumière et la vie contemplative me semblait bonne. Mon attente fut assez longue pour que j’aie pu bien comprendre le charme que la solitude en haute montagne exerce sur l’âme humaine et m’en imprégner. Aussi n’ai-je pas été trop surpris de lire ces jours-ci dans les journaux ce fait divers : un jeune alpiniste se fait accompagner par des guides de Saint-Christophe au glacier de l’Etançon, les congédie en leur disant qu’il va camper là, seul, sous la tente, et de revenir le chercher dans huit jours. Quand ils revinrent, ils le trouvèrent mort au pied d’un rocher inaccessible. La montagne, la solitude l’avaient tué. Le charme avait agi trop puissamment sur cette jeune âme.
Pour moi, dès que je vis poindre la silhouette de Thorsonnax, le charme se dissipa et j’enfourchai ma monture pour ne pas me laisser rattraper trop vite, mais j’avais affaire à forte partie et, peu à peu, je fus rattrapé puis distancé par mon compagnon qui se dépensait sans compter, ce qui lui joua le dernier jour un bien mauvais tour. Avec 3m,25 il enlevait gaillardement le 8 à 11 % auquel j’étais bien aise de pouvoir opposer mon petit 2m,60 : je grimpais à 10 à l’heure environ, comme toujours sur de telles rampes quand je suis sous pression et en y allant de la belle suée hygiénique.
Au refuge du col d’Izoard, on ne peut jamais arriver, soit d’un côté, soit de l’autre, sans avoir soif, car, en montant, on ne trouve pas la moindre occasion de se rafraîchir, aussi, l’eau frappée de la fontaine est-elle très appréciée et le moscato d’Asti dont le cantonnier a toujours une petite provision dans sa cave ne l’est pas moins. Nous goûtâmes à l’un et à l’autre puis le livre des touristes, en bien mauvais état, nous fut apporté et nous nous y inscrivîmes. Le T. C. F. ferait œuvre utile en dotant ces refuges de livres solidement reliés, en s’intéressant à leur conservation et en recommandant ! de ne les présenter qu’aux véritables touristes. Les soldats en manœuvres et les terrassiers en déplacement sont incontestablement susceptibles d’y déposer des choses intéressantes, mais ils abusent quelquefois de la permission, et, comme diraient les cousins de Bidendum : « Che n’est pas que cha choit bête, mais cha tient trop de plache ! »
Les touristes forment une grande famille dont les membres se donnent mutuellement de leurs nouvelles en laissant ainsi des traces de leur passage, tantôt au col d’Izoard, tantôt au col de Peyrol ; il en est que je ne connaîtrai jamais autrement que par leur signature retrouvée en plusieurs endroits, d’autres que j’ai eu le plaisir de rencontrer et qu’il me semble revoir quand je revois leur nom ici et là.
Nous dévalâmes sur la casse déserte toujours aussi farouche et, pour croiser une auto qui montait, je mis prudemment pied à terre , avec les autos, dans ces étroites routes de montagne il ne s’agit pas de faire le zouave. On passa Brunissard à grande allure, la poule y est fort roide dans la ligne droite qui termine la série de lacets taillés au flanc de la montagne. Huit jours plus tard je retraversais Brunissard, mais cette fois beaucoup plus lentement, car je grimpais au lieu de descendre et, dans ces parages, entre l’allure de la descente et celle de la météo il y a une fière différence.
Un simple coup d’œil jeté en passant au si curieux site de Château-Queyras et nous continuons à descendre jusqu’à la maison du roi, pas très vite pourtant ; l’heure ne nous presse pas et la gorge du Guil, en maints endroits très pittoresque, vaut bien la peine qu’on s’y attarde. Nous croisâmes de nombreux groupes de touristes à pied semblant appartenir à une Société qu’un bon repas devait attendre à Château-Queyras. Le nôtre nous attendait à Guillestre où nous arrivâmes par la belle descente de la Viste que la nouvelle route, en construction en 1909, évite en se glissant au fond de la gorge et en franchissant sous des tunnels les passages où le rocher surplombe le torrent.
Toujours beaucoup de mouches à Guillestre, je n’en ai vu nulle part en aussi grand nombre et l’on nous sert dans une salle à’ manger tellement obscure à cause de cela qu’il faut un moment avant de pouvoir distinguer sa fourchette et son couteau ; on ne peut jamais voir si dans les sauces, ne nagent pas quelques-unes de ces messagères du choléra et de toutes les maladies ; le chef doit avoir beaucoup de peine à les éloigner de ses casseroles. C’est pourquoi je conseille de s’arranger pour déjeuner ailleurs qu’à Guillestre.
Je me souviens que le déjeuner fut copieux et que nous y fîmes honneur, aussi, quand il fallut reprendre le collier et grimper an col de Vars dont le pourcentage n’est pas tendre, il y eut quelque flottement dans les rangs et le premier assaut fut donné mollement. Sous prétexte de jouir du tableau vraiment remarquable qui se déroulait derrière nous à mesure que nous nous élevions, nous ne tardâmes pas à mettre pied à terre et à faire une assez longue halte. Il y a une sorte de balcon d’où l’on domine d’assez haut la vallée de la Durance et le plateau fortifié de Mont-Dauphin, cependant qu’en face de soi étincellent les glaciers du Pelvoux ; la vue est plus belle et plus étendue que celle que l’on a de la Visio on venant du Queyras.
On grimpe ensuite sur une arête entre deux ruisseaux et l’on se heurte à des raidillons invraisemblables dont nos tout petits développements de 2m,60 seuls peuvent venir à bout. Ce sont, paraît-il, des restes de l’ancienne route, ou plutôt de l’ancien sentier où le 18%. A. dominait.
Quelques contrepentes nous amènent à Vars puis à Sainte-Marie et la montée reprend moins dure et moins pénible car on pénètre bientôt dans la forêt où Thorsonnax s’attarde pendant que je me hâte vers le refuge. J’en étais peu éloigné quand se produisit un incident qui aurait pu se terminer en accident grave. Devant moi cheminait, lentement une jeune paysanne à califourchon sur un mulet somnolent. Le léger bruissement de mes pneus sur le sol au moment où j’arrive à sa hauteur, tire brusquement l’animal de son somme ; il fait un écart, désarçonne sa cavalière et se dispose à bondir à travers champs en entraînant la jeune fille étendue sur le sol, enlacée dans la longe. Je vois le danger, mets pied à terre hâtivement et, pour la retenir, me précipite sur cette enfant des montagnes, dodue à rendre des points à Vénus callipyge. Je saisis la longe en même temps et le mulet s’arrête frémissant. Tout est bien qui finit bien, mais je crois que mon intervention fut heureuse et je ne suis pas de l’avis de Varalle qui, en pareille circonstance, s’amuse de la déconvenue des gens.
Thorsonnax me rejoint au refuge où nous ne faisons halte qu’un instant. Nous sommes bientôt au col d’où nous plongeons sur Saint-Paul par une route dont le sol pourrait tout de même être meilleur, mais la vue sur le cirque de montagnes qui nous entoure est assez belle pour que de temps en temps nous mettions pied à terre au bénéfice de nos freins, de nos jantes et de nos chambres à air.
De Saint-Paul à La Condamine, simple promenade à petite allure et le soleil est encore loin de son lit quand nous descendons devant l’hôtel du Commerce (si j’ai bonne mémoire car j’oublie régulièrement le nom des hôtels où je descends). Il nous arrive rarement de nous arrêter avant la nuit, mais ce jour-là il était matériellement impossible d’aller plus loin ; jusqu’à Embrun nous n’aurions pu trouver d’hôtel et, Embrun, c’était bien un peu loin.
Nous eûmes le plaisir de dîner à côté d’un jeune couple qui venait, le jour même, à pied, de Crevoux par le Parpaillon et qui semblait assez fatigué. Aussi, son enthousiasme était-il très modéré et le mari nous déclara qu’on ne les reverrait jamais dans ces parages désolés. En matière d’excursion, l’enthousiasme est en raison inverse de la fatigue. Ne soyez donc jamais fatigué ; c’est le premier des commandements de l’École stéphanoise.
*
À quatre heures, le lendemain, 6 août, nous quittons l’hôtel sans tambour ni trompette ; c’est notre quatrième journée de voyage et nous nous sentons plus frais et plus dispos que jamais. Le temps, d’ailleurs, est radieux et je vais retraverser dans les conditions les plus favorables ce col du Parpaillon qu’en juillet 1903 je traversai dans la neige, sous une pluie battante et au milieu d’un orage qui n’était sans danger car la foudre, à ces altitudes, ne badine pas.
Très dur le début de la grimpette, mauvais sol, tournants secs ; je suis joliment content d’avoir abaissé mes développements et d’avoir 2m ,60 pour vaincre sans peine tous ces obstacles, Thorsonnax est parti quelques minutes après moi ; il me rattrape bientôt et prend les devants, — Comment ! vous n’êtes encore que là, me dit-il en passant ! — Allez, mon ami, allez et attendez-moi au plan du Parpaillon et, surtout, ne vous dépensez pas trop. On ne perd jamais son temps à engager les jeunes gens à penser au lendemain et aux jours suivants et à ménager leurs efforts au cours du voyage ; j’ai constaté chez beaucoup de ceux qui m’ont accompagné, une tendance à se dépenser sans compter tant qu’ils se sentent des forces et ils se vident avant la fin.
Au plan du Parpaillon se dressaient autrefois une douzaine de tentes et les roulements de tambours, les sonneries des clairons emplissaient de bruit cette solitude que troubleront seuls désormais le cri des aigles et le bêlement des moutons. En 1903, nous avions entendu du col même, alors que l’orage ,et la pluie faisaient rage au-dessous de nous, spectacle peu ordinaire pour d’autres que pour les aviateurs, nous avions entendu tambours et clairons et, en passant quelques instants après, à proximité du campement, nous avions vu des soldats courir à nous. L’autorité militaire a supprimé, depuis les deux camps du Parpaillon, celui du côté de Crevoux aussi bien que celui du côté de la Condamîne ; c’est dommage.
L’emplacement des tentes est encore visible ; un seul être humain y déambulait non sans une certaine majesté de pasteur homérique. Ce berger provençal entouré de ses chiens, surveillait un millier de moutons qui traverssaient le torrent, très bénin à ce moment, et grimpaient sur l’autre flanc de la montagne. Les moutons du Midi viennent estiver là, comme dans le Dévoluy et dans maints autres endroits des Alpes : on m’a cité des communes qui se font d’assez beaux revenus en louant leurs montagnes arides à ces transhumants.
Nous étions partis sans déjeuner et le besoin de manger se faisant sentir, nous déjeunâmes sur le bord du Parpaillon, de pain et de chocolat, puis nous attaquâmes les lacets qui mènent droit au tunnel et que les avalanches mettent chaque hiver en bien mauvais état. Une demi-douzaine de terrassiers travaillaient à la réparation de la route dont la pente n’est pas excessive et nous pouvions pédaler aisément partout, le sol était déblayé ; mais, où la pelle et le râteau n’avaient pas encore passé, il n’y avait rien à faire ; il fallait pousser ou porter les machines.
Quel glorious moming », dirait ici un narrateur anglais. Jamais je ne verrai le Parpaillon sous un plus beau ciel, sous un ciel plus bleu, plus profond, dans une atmosphère plus limpide, les lointains se détachant avec une netteté plus parfaite jusqu’au point où la brume noyait l’horizon sous les vagues grises, mauves ou bleues qui nous cachent partout l’infini.
Le tunnel qu’on m’a dit être aujourd’hui obstrué par des blocs de glace faute d’être entretenu, était très cyclable. Thorsonnax grimpa, par l’ancienne montée, jusqu’au col pendant que je visitais des cabanes en bois qui datent de l’époque où l’on construisit le tunnel et où l’on pourrait encore s’abriter le cas échéant ; il y a même assez de vieilles planches pour faire un bon feu et je signale ces ressources aux amateurs de camping.
La descente vers Crevoux exige beaucoup de prudence et des freins sérieux ; la route est d’abord encombrée de pierres et ressemble, d’assez près à celle du Puy-Mary du côté de Salers, puis elle serpente à travers la prairie et la riche flore du Parpaillon, où elle disparaît. Trop de fleurs, vraiment, trop de fleurs ! à cinquante mètres, que dis-je, à vingt mètres, on serait fort embarrassé de dire où passe la route, on roule dans la prairie, ce serait tout à fait charmant s’il n’y avait çà et là des virages bien inquiétants. Après le rocher la prairie, après la prairie la forêt, cela devient délicieux, la pente s’adoucit, un frais ruisseau coule à nos côtés, nous voici à Crevoux. Le décor change complètement et les hautes montagnes abruptes d’où tombent des ruisseaux d’argent et que tapisse une herbe drue qui de loin semble une mousse épaisse, échappent à nos regards qui ne vont plus se reposer que sur des sites insignifiants jusqu’au moment ou la vallée de la Durance apparaîtra au loin et bien au-dessous de nous. La route nouvelle qui depuis dix ans est en discussion ou en construction n’est pas encore ouverte à la circulation, aussi sommes-nous, dans le lit du torrent, qu’est l’ancienne route, maintes fois obligés de mettre pied à terre.
La Durance enfin traversée, au lieu de grimper à Embrun, nous tournons à gauche sur un petit chemin très véloçable qui suit la rivière que nous retraverserons bientôt à peu de distance de Crottes, où nous aurions bien voulu déjeuner. Pas le moindre restaurant, mais à quelques kilomètres plus loin, à Savines, nous trouvons à midi sonnant ce qu’il nous faut. Notre matinée a été, en somme, consacrée toute entière au passage du Parpaillon et cette demi-étape nous donne au compteur tout juste 52 kilomètres.
L’après-midi nous nous rattraperons par une belle demi-étape transport qui, par Gap et Veynes, nous conduira à la gare de Clelles (95 kil.).
Nous partons un peu tard, mais le vent nous fut, je crois, favorable et nous eûmes de jolis accès de célérité aiguë : la montée par laquelle on arrive à Charges fut enlevée à vive allure et nous prîmes là quelque rafraîchissement. À Gap, j’achetai un melon et des raisins que nous allâmes manger au col de la Freyssinouse. Nous étions là sur des routes archi-connues, très roulantes, désertes et nous pédalions avec entrain. Une des rares routes de pénétration dans le Dévoluy se détache à droite, mais nous n’avons pas la moindre envie d’aller dans ce pays de désolation ; en descendant un peu plus tard le col de la Croix-Haute, nous eûmes, grâce au soleil couchant, une vue féerique sur l’immense entassement de montagnes que l’on découvre de ce col et longtemps, alors que les moindres sommets sont déjà dans l’ombre, les deux Obiou baignent leur tête dans la lumière.
L’obscurité croissante retarde un peu notre marche, la mienne surtout, car mon compagnon a des yeux de lynx et pourrait aller beaucoup plus vite, mais dès que je n’y vois plus très clair je deviens d’une prudence excessive et mon allure s’en ressent. Bref, c’est à la nuit tombée que nous gravissons les quelques marches qui conduisent à l’hôtel où nous sommes très bien accueillis.
Pendant que nous savourions un excellent potage, de ces potages épais, onctueux, véritable velours pour l’estomac, que j’adore trouver le soir au bout de l’étape, Thorsonnax m’annonça qu’il me laisserait partir seul le lendemain, car il ne lui restait que tout juste le temps de rentrer
par la voie la plus directe, c’est-à-dire via Grenoble et Givors. Je m’efforçai de le faire revenir sur cette décision ; arriver le samedi soir ou le dimanche matin n’était-ce pas la même chose. D’ailleurs il nous restait à faire une belle étape, une tournée de cols, col de Menée, col du Rousset, col des Grands Bois. Nous terminerions ainsi dignement notre belle excursion. Au dessert, Thorsonnax me déclara qu’il me suivrait jusqu’au bout, cette tournée de cols, ça lui souriait.
Dès l’aube, le samedi 7 août, nous disions bonjour au Mont-Aiguille. J’allais passer le col de Menée pour la première fois et je m’attardais volontiers quand un changement de direction me mettait en présence d’un nouveau décor. Dans la forêt, le sol très rocailleux me retarda encore, puis le chien du cantonnier me donna la chasse au point de m’obliger à mettre pied à terre ; j’en profitai pour le gratifier de quelques grains de sel, bien que j’aie d’habitude beaucoup d’égards pour les chiens des cantonniers à cause de l’estime dans laquelle je tiens leurs maîtres. Peu de fonctionnaires rendent aux cyclotouristes d’aussi précieux services.
À l’entrée du tunnel, je trouvai mon compagnon en train de réparer son pneu ; je t’attendis ; j’étais ’en présence d’un des plus beaux sites qu’il soit possible de voir, où, sauf les glaces éternelles que seule une vue perçante pouvait distinguer à l’extrême horizon, tout était ce matin-là réuni pour le plaisir des yeux, le soleil, ce grand magicien, étant de la fête. J’ai franchi de nouveau en 1911 ce même col de Menée dans la brume et je n’y ai pas retrouvé mes impressions de 1909.
De l’autre côté du tunnel, le paysage est quelconque ; pas de forêts, des flancs de hautes montagnes dénudés, le long desquels la route court sinueuse et revenant souvent sur elle-même ; pas dangereuse si l’on veut, mais il ne faut pas la quitter des yeux.
Excellent petit déjeuner à Menée ; le besoin en était urgent ; les 32 kilomètres que nous venions de faire dans la fraîcheur du matin avaient été un fameux apéritif.
Nous repartons joyeux, mais la réparation qu’a faite au col Thorsonnax ne tient pas et j’ai moi-même crevé sur un morceau de verre, d’où halte forcée à quelques kilomètres du village. Ma réparation est vite faite, mais je pince ma chambre en remontant et pan... elle éclate sur une longueur de cinq centimètres. Déveine ! Thorsonnax n’a pas encore fini ; je me dépêche et je suis prêt à repartir en même temps que lui ; il en est ébahi.
L.e soleil est chaud et nous n’envisageons pas sans quelque appréhension la grimpette de mille mètres de Die au col du Rousset en plein midi, il est même un instant question d’effacer ce col du programme et de filer tout droit sur Livron. Je laisse mon compagnon libre de faire ce qu’il voudra et j’ai la satisfaction de le voir
après Die, obéissant à sa vaillance naturelle, tourner sans hésiter son guidon vers Chamaloc. Je ne sais pas exactement en combien de temps nous avons grimpé de Chamaloc au col n’ayant pas pris de notes pendant ce voyage mais ce fut assez vite fait, Thorsonnax toujours devant, selon son habitude, et les 14 kilomètres ne nous retiennent certainement pas plus d’une heure et quart. Sous les rayons ardents qui nous rôtissaient, c’était méritoire, et la bouteille de clairette était bien gagnée. Cependant, poussés par le désir de ne déjeuner qu’aux Baraques, nous allions continuer sans arrêt à la maison cantonnière et nous étions déjà engagés sous le tunnel, quand un heureux hasard nous fit rebrousser chemin.
Sous la voûte déjà sombre nous croisons un cyclotouriste qui nous demande si nous ne venons pas de Saint-Étienne et si, par aventure, nous n’appartenons pas au Cycliste. Les présentations sont vite faites et l’instant après, M. F... un de nos abonnés parisiens, nous offrait, sur la terrasse du refuge d’où la vue est si belle, cette clairette de Die qu’on ne boit maintenant bonne que là-haut. .M. F... venait dans le Vercors pour la première fois, attiré de ce côté par les merveilleuses descriptions qu’il en avait lues dans Le Cycliste. Et certes il se déclarait enchanté ; polymultiplié, il avait pu faire aisément toute la route à bicyclette, tandis que son fils et un de ses amis, monomultipliés, allaient à pied le plus souvent, en poussant leurs légères montures. De fait, nous les rencontrâmes très loin du col, à pied et fatigués, ils nous demandèrent si la montée n’était pas bientôt terminée !
Ces rencontres entre cyclotouristes sont très agréables, on s’y sent à l’aise, sans façon ni cérémonie, on est en famille et j’ai eu maintes fois l’occasion de constater que Le Cycliste avait été le point de départ de vives et solides amitiés entre cyclotouristes.
De midi à 14 heures nous fîmes halte aux Baraques, d’abord pour calmer un appétit féroce, ensuite, pour laisser passer la grosse chaleur, enfin pour réparer à fond le pneumatique de Thorsonnax qui s’obstinait à se dégonfler lentement et avait besoin de temps à autre d’un coup de pompe.
De Pont-en-Royans à Saint-Nazaire la route était ce jour-là particulièrement abominable à cause de la poussière, des trous, des bosses, des pierres, des ornières et d’une certaine voiture de déménagement qui m’empêcha longtemps de passer. Trop secoués, mes sacs-gamelles se détachèrent et j’arrivai à Saint-Nazaire furieux de tous ces contretemps. Mon compagnon m’y attendait depuis un moment. Les mauvaises routes, les passages encombrés, la nuit, la traversée des villages, les descentes dangereuses, toutes choses qui modèrent mon allure et me mettent en état d’infériorité. Et pourtant ce n’est plus le moment de flâner, l’heure va nous presser et, une fois hors du Vercors, nous n’avons plus qu’une étape-transport de cent et quelques kilomètres à négocier rapidement. Nous nous mettons à travailler sérieusement avec 5m,80, son développement moi avec mon grand jeu 6m, 30 et 4m70, ce dernier en prise directe me permet de gravir sans peine et à vive allure de légères montées alors qu’avec 6m30, je file grand train à la descente
en palier. La moyenne s’élève ainsi à 25 ou 26 à l’heure.
Bientôt je m’aperçois que mon compagnon s’est laissé distancer ; je l’attends et l’invite à s’abriter derrière moi, mais il est décidément fatigué, et c’est moi qui maintenant pourrais lui demander pourquoi il n’est encore que là ?
C’est si peu dans son habitude qu’étudiant in petto ce cas bizarre et inattendu, j’en arrive à conclure que si Thorsonnax ne peut plus en me suivant fournir une allure qu’il soutenait et au delà en menant le train, les jours précédents c’est qu’il s’était trop dépensé pendant les quatre premières étapes en se servant trop souvent de développements inadéquats ou en poussant trop énergiquement sans s’apercevoir qu’il vidait son accumulateur plus vite qu’il ne pouvait le recharger par le sommeil et l’alimentation. Dans ces conditions, la défaillance survient au moment où l’on s’y attend le moins et si l’on persiste, c’est la fatigue anormale qui surgit. Il ne pouvait plus être question de franchir le soir même le col des Grands Bois, et après avoir mangé quelques fruits à Tain, nous continuâmes tout doucement jusqu’à Andance, l’unique hôtel ayant clos ses portes à la suite du décès de la propriétaire, nous faillîmes ne trouver de lit.
Dans un café où nous venions de prendre un léger repas, on put heureusement nous donner deux chambres et le lendemain toute trace de fatigue ayant disparu, nous réintégrâmes l’un et l’autre, dès le matin, nos domiciles respectueux
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