Le Valgaudemar (1900)
mercredi 2 octobre 2024, par
Paru dans Le cycliste, Juin 1900, Source Archives départementales de la Loire, cote PER1328_7
En novembre dernier, j’avais voulu visiter le Valgaudemar. J’étais bien arrivé à Chauffayer, mais là une pluie fine, continue, inexorable, me força à fuir.
Cet été je suis revenu dans cette vallée et, plus heureux, ai pu en voir la moitié.
Parti par un fort mistral, j’ai très beau temps jusqu’à Mens. Le lendemain c’est le vent du Midi qui souffle, mais en montagne les sautes de vent sont si brusques, si fréquentes, que je ne m’y arrête pas.
Je quitte Mens de grand matin. La route traverse en ligne droite de fraîches prairies, puis, par une rampe très accentuée escalade la colline qui sépare le Trièves de Saint-Sébastien. Au Collet la vue est admirable sur les montagnes du Vercors et les Alpes encore couvertes de neiges. Le chemin descend dans une forêt de hêtres, on se croirait dans un parc anglais. Au loin apparaissent les pentes vertes du Baumont, le plateau de la Matheysine, sur lequel La Mure se distingue nettement.
Mon allure étant très vive, j’arrive bientôt à Cordéac, village enfoui dans la verdure, ensuite, courte montée, et descente raide dans un affreux et immense ravin.
Le changement est brusque et ici la vue est lugubre. Le torrent coule entre deux berges de 100 mètres de hauteur, inclinées à 45° ; des saules, des clayonnages, des jeunes pins ont été plantés pour arrêter les écoulements. La formidable tête de l’Obiou, aux rochers dénudés, hâlés par la tempête, se dresse à 2593 mètres et semble surplomber le pont.
La route monte sur le plateau de la Croix-de-la-Pigne. Au haut de la côte, au pied d’une croix peinte en blanc, un berger est assis.
Sautant de machine, je l’interroge sur le temps. Le ciel s’est couvert, je ne sais qu’augurer et cette question du temps est devenue ma préoccupation dominante.
— Croyez-vous, lui dis-je, qu’il pleuve aujourd’hui ? Le vieux berger regarde les nuages :
— « Ça dépend », me répond-il après réflexion. Il ne sort pas de là ; à toutes mes questions, même réponse.
Les Moras traversés, j’aborde la descente du pont du Sautet. Cette descente très rapide a de dangereux lacets : tracée dans une forêt de hêtres et de pins, elle offre de magnifiques points de vue sur les Alpes. Corps s’aperçoit sur sa colline au pied de hautes montagnes dont les sommets sont encore blancs de neige. La campagne, autour de ce bourg, a l’aspect d’un immense damier à cases vertes et brunes. Sur les pentes descendant vers le Drac, des hameaux, des fermes, montrent leurs poils rouges à travers les arbres. Dans le lointain les glaciers du Pelvoux étincellent.
La route arrive sur le pont du Sautet à angle droit et franchit à 120 mètres de hauteur le torrent qui bondit dans un vertigineux couloir d’une étroitesse extrême. La vue est très impressionnante, mais ne peut se comparer à celle de Poissonnas. Après le pont, vient immédiatement une longue et dure montée, et bientôt j’arrive à Corps.
Il est 8 heures, je vais rester ici jusqu’à 11 heures ; la Chapelle-en-Valgaudemar n’est qu’à 28 kilomètres, je pourrais donc visiter la vallée et être de retour à Corps ce soir.
Après un léger déjeuner je sors sur le devant de l’hôtel..
Le spectacle des pèlerins qui arrivent par fournées, sur de grands breaks, est très amusant. Chose étrange, ce sont tous des Méridionaux : je reconnais les bonnes femmes de la Cran au fichu de couleur, les jolies Arlésiennes à la coiffure si seyante, les Nîmoises aux yeux hardis ; Corps, l’été, ressemble à une ville de Provence. Les gens y sont exubérants et les chaudes et vibrantes intonations du patois s’entrecroisent dans l’air. Sous ce ciel brumeux, dans cette atmosphère calme, ces gens me font l’effet d’énergumènes, presque d’aliénés, et pourtant je suis méridional. Avec le soleil, le mistral, ces éclats de voix, cette exubérance sont à leur place et ne choquent pas ; ici ils détonnent.
La conversation des pèlerins n’est rien moins qu’édifiante, leur gaîté est trop bruyante et ils me paraissent aller plutôt à une foire qu’à un pèlerinage.
Sur le perron de l’hôtel deux dames sont assises, l’une brode : au moment où je passe devant elle, ses ciseaux tombent à terre. Naturellement je les ramasse et les lui tends. Elle me remercie fort aimablement. Je lui demande la permission de m’asseoir sur le banc — il n’y avait que celui-là — et elle veut bien me le permettre.
La conversation s’engage, et tombe sur les pèlerins. J’aime assez en voyage faire causer les personnes que je rencontre, rien ne m’ennuie comme d’avoir le soir une page blanche sur mon carnet.
Je questionne ces dames sur la Salette : elles me regardent en souriant, presque avec commisération pour l’état d’esprit qu’elles me supposent :
— « Nous sommes, me disent-elles, de très sincères croyantes, mais la Salette, ici personne n’y croit, c’est bon pour les gens du Midi ! »
C’était dur, j’habite le Gard. Je ne protestai pas, mais ces dames s’aperçurent bientôt que j’étais digne d’être né au pôle nord ou au moins à Trondjem.
Après leur départ je fumais. Très intéressé par tout ce que je voyais ou entendais, quand, poudreux, arrive du côté de La Mure un cycliste. C’est un délégué du T. C.. mais heureusement ne ressemble pas à celui de Mont Dauphin. Svelte, nerveux, très brun, il me paraît le modèle même du cycliste : sa conversation est charmante et il me raconte les excursions qu’il a faites en me donnant de très curieux détails. Il me plaît beaucoup et a cette rondeur aimable, cette simplicité courtoise qu’on aimerait rencontrer plus souvent chez les cyclistes.
Il vient de Genève, et va à la Roche-de-Rame : nous ferons donc route ensemble jusqu’au pont de la Trinité. C’est un enthousiaste de la roue-libre : depuis quatre ans il a un frein Juhel à sa machine, mais à la suite d’un heurt sur la barrière fermée d’un passage à niveau, il a fait placer un second frein sur la roue directrice. Nous discutons longuement.
— « Comme un cavalier, lui dis-je, j’aime à sentir toujours ma monture : je déteste avoir sous moi une bicyclette qui fuit, avec laquelle je n ai plus du contact et dont peut-être je ne serai pas maître au moment voulu. Vous prétendez que vous vous reposez à la descente, soit ; mais en laissant vos jambes inertes, en ne contrepédalant pas, vous arriverez au même résultat. Moins une bicyclette sera compliquée, plus parfaite elle sera, et le frein Juhel — ça lui arrive quelquefois — peut avoir un « raté » à l’instant critique. »
— « Le frein Juhel, me répondit-il, est un peu délicat, je le reconnais, mais bien entretenu il est presque parfait. Je vous avouerai qu’hier ayant trop huilé le pédalier, il ne fonctionne pas ce matin ; ce cas est rare et provient toujours de la faille du cycliste. »
— « Ce qui constitue, continuai-je, le vice irrémédiable de la roue libre, n’est pas la complication du mécanisme, les galets qui s’usent, qui se bloquent, quelquefois, c’est le manque de certitude absolue du fonctionnement du frein en cas de danger. La roue libre est un jouet amusant, j’en conviens, et fort agréable sur les descentes modérées, mais très dangereux entre des mains inexpérimentées ou étourdies. » Comme dans toutes les discussions, chacun garda son opinion.
Ce touriste compte déjeuner aux Barraques, aussi à 11 heures sommes nous en selle. Le chemin est presque en palier, hormis un raidillon, jusqu’à la croix d’Aspres ; mais à partir de ce point descend sur le Drac avec une pente vertigineuse.
Cette route est un vrai défi au bon sens, il est inconcevable qu’un ingénieur ait pu imaginer un pareil tracé.
— « C’est à renier son père s’il était ingénieur », me dit mon compagnon. — « Le fait est, lui répondis-je, que si je l’étais je ne l’avouerais pas ici. »
Nous faisons halte au pont de la Trinité : une cigarette fumée à l’ombre d’un érable et il va falloir se séparer. Nous nous promettons de nous revoir, mais me dit ce touriste en souriant : — Quand on se quitte à la Trinité, quand peut-on espérer se retrouver ? » — « À Pâques, sûrement », lui répondis-je en lui serrant une dernière fois la main. Promesses de touristes ! autant en emporte le vent. N’importe, on a été sincère en les faisant, heureux de serrer une main loyalement tendue.
Le chemin du Valgaudemar est étroit mais bien entretenu : il suit la Severaisse, traverse des prairies et contournant une haute éminence que couronnent les ruines d’un vieux château, atteint Saint-Firmin par une courte et rapide montée.
Il est midi, c’est l’heure, de déjeuner et j’entre à l’auberge qu’on m’a recommandée à Corps. Pendant mon repas le ciel s’est couvert et il pleut. — « Ce n’est, me dit le facteur que j’interroge, qu’une ondée, dans demi-heure vous pourrez partir pour la Chapelle. » En effet, le soleil ne tarde pas à briller de nouveau, et à 2 heures, après avoir laissé mon sac volumineux, je pars. La route traverse des prés et bientôt suit la Severaisse en bordure sur le torrent.
La vallée du Valgaudemar est encaissée entre de hautes montagnes d’une élévation de 2.500 mètres environ ; dans l’axe s’aperçoivent le pic d’Olan et les glaciers du Pelvoux, mais aujourd’hui les nuages sont trop bas et les cimes cachées.
Peu avant Saint-Maurice, sur la route jusqu’alors déserte, je rencontre une noce. Je mets pied à terre.
La mariée est jolie, et n’a pas l’air résigné, la démarche alourdie des jeunes filles de la vallée. Elle paraît fort gaie et a cet éclat moqueur qu’on aime à voir dans les yeux des jeunes filles qu’on n’épouse pas. Se tournant vers moi, la mariée me regarde avec une curiosité que je lui rends. J’avais mal vu ! elle est ravissante.
Son mari me plaît moins ; sa barbe, d’un noir presque bleu, lui donne une physionomie dure, et dans ses habits de fête, il ne sait comment se tenir. Je ne dessine pas assez bien pour croquer la mariée, d’ailleurs le mari ne se prêterait pas, je crois, à cette « fantaisie artistique ». Les jeunes filles et les femmes qui suivent sont habillées de couleurs criardes : il y a des bleus d’un cru exaspérant, des rouges inconnus, des verts à vous ôter toute espérance. La plupart sont laides.
Je remonte en machine, passe à Saint-Maurice, où j’admire un magnifique tilleul. Le temps est devenu très chaud et ce n’est pas sans appréhension que je continue ma route. Peu après le village, j’aperçois un cantonnier : je m’arrête, ma bicyclette appuyée contre un arbre, m’assieds à son côté.
Je le questionne sur le temps, sur la route, sur les curiosités du pays.
— « Vous êtes, me dit-il, encore à 9 kilomètres de la Chapelle et le chemin sera toujours le même, la vallée ne se rétrécira pas et, rien en Valgaudemar ne ressemble plus à un village que le village voisin. Quant aux Andrieux, que vous croyez abrités sous un immense rocher, détrompez-vous, ils sont simplement adossés à une forêt. Après la Chapelle, à quarante minutes, vous verriez une cascade, mais le sentier est très pierreux. Et puis, continua-t-il en regardant le ciel, le temps se couvre : si la pluie vous prend dans le haut de la vallée, comment ferez-vous ? Il n’y a pour ainsi dire pas d’auberges, et ici, quand il pleut, il pleut longtemps. Oui, je crois bien, puisque vous voulez me demander conseil, qu’à votre place je m’en retournerais. »
Allons, les dés en sont jetés. Il sera dit que jamais je ne verrai le fond de la sombre vallée : peut-être dans ce mauvais vouloir du sort, faut-il voir un avertissement mystérieux... je retourne.
Je remercie l’honnête cantonnier et reviens à Saint-Firmin. Le chemin est constamment en pente et, malgré les nombreux empierrements, je marche à toute vitesse. Ce ne serait pas la peine, vraiment, d’avoir des imperforables.
Mon sac bouclé je descends sur la Trinité. J’atteignais presque ce hameau quand subitement tombe une violente averse, et tout mouillé, je me réfugie dans une maison au bord de la route. Cette maison isolée portant l’écriteau Renfort appartient à un menuisier absent aujourd’hui, mais sa femme m’offre l’hospitalité : il était temps. C’est un véritable déluge. Brave cantonnier, quel service ne m’a-t-il pas rendu !
De la petite fenêtre donnant sur le Drac, j’aperçois, au pied de la formidable muraille du Dévoluy, un village et la tour d’un vieux château.
— C’est Lesdiguières, me dit la femme du menuisier ». Lesdiguières ! naître obscur gentilhomme en cette humble demeure, s’appeler simplement François de Bonne, et mourir duc et connétable de France dans le royal château de Vizille. Que de traits de bravoure ! que d’actions d’éclat n’a-t-il pas fallu !
Inquiet de la persistance de la pluie, je demande si, le cas échéant, je pourrai coucher : c’est impossible, ils n’ont qu’un lit. La situation se complique, mais on ne me refusera pas, je l’espère, des planches et une couverture.
Je sors sur le pas de la porte observer les nuages. Sur la façade de la maison est placardée une grande affiche du chocolat Menier. Elle représente une fillette d’une huitaine d’années, à la courte jupe bleue, qui, se haussant sur la pointe des pieds, écrit en grandes lettres tracées d’une main inhabile : Méfiez-vous des contrefacteurs.
Fi donc, mademoiselle ! pouvez-vous être si méfiante ! et à un âge aussi tendre !
À 6 heures une accalmie se produit. Je me sauve. Cette pente de la Trinité est atroce, le graphique porte 9 %, en réalité elle a 13 % et franchement elle est exténuante. À la Croix-d’Aspres, nouvelle ondée, mais je ne m’arrête plus et arrive enfin à Corps.
L’hôtel est désert, les pèlerins sont partis. Je passe ma soirée dans un café, où j’assiste à une partie de cartes très mouvementée. Ce sont deux maquignons qui jouent. De nombreux curieux les entourent. L’un des joueurs a perdu déjà une grosse somme et bientôt un coup décisif le décave complètement ; et pendant que son vainqueur tout fier, tout gonflé de son heureuse fortune, est félicité ou jalousé par la galerie, le malheureux perd et s’éclipse.
Cette scène m’a rappelé un bien joli mot : je ne puis résister au plaisir de le conter.
Ici, je prie les lectrices de la Revue de passer ces dix lignes : ce récit ne saurait avoir pour elles aucune espèce d’intérêt ni d’agrément.
Il y a un an, j’avais rencontré à La Grave un touriste de Dunkerque ; après une courte promenade autour du village, nous allâmes dans un café prendre du thé. Là également se jouait une grosse partie et l’un des joueurs ne tarda pas à être complètement décavé.
— « Que ne joue-t-il sa femme ! — Mais non, fit ce touriste en le regardant, il n’a pas l’air assez romain pour cela. »
Et me voyant un peu interloqué : « Chez les Romains, continua-t-il, les joueurs, après avoir perdu leur or, leurs esclaves, leurs villas, entraînés par leur passion, en arrivaient à jouer leur femme. C’est même, ajouta-t-il en souriant, l’origine du jeu à qui perd gagne ! »
Bien irrévérencieux ce touriste !
Rentré à l’hôtel, j’interroge le propriétaire sur la manière dont le lendemain je pourrais me documenter sur le Dévoluy.
— « Il est, lui dis-je, inutile d’aller voir les fonctionnaires de cet affreux pays qui, paraît-il, ruminant constamment leur disgrâce, ne décolèrent jamais. »
— « Frappez, me répond mon hôte, chez le juge de paix, il vous recevra parfaitement et se fera un plaisir de vous être agréable. »
Le ciel s’est rasséréné et c’est d’un pas joyeux que je monte l’escalier qui conduit à ma chambre. Mes tribulations sont enfin finies, pensai-je. Elles ne faisaient que commencer.
d’Espinassous