En Dévoluy (1902)

mercredi 25 août 2021, par velovi

Paru dans Le Cycliste, juillet 1900, et la Revue mensuelle du Touring Club de France, Mai 1902

Le massif du Dévoluy est limité par le col Bayard, le col de la Freyssinouse, les deux Buëch, le col de la Croix-Haute, l’Ébron et le Drac. Boisé extérieurement à l’ouest, il est dans ses parties intérieures complètement dénudé. C’est la terre de la désolation.
Tel quel, il offre pourtant au touriste des spectacles d’une sauvage et terrifiante grandeur qu’on chercherait vainement ailleurs. La traversée du Dévoluy ne saurait être trop recommandée.

Arrivé la veille du Valgaudemar, à quatre heures je suis debout. Le ciel est gris et de lourds nuages blancs flottent sur le flanc des montagnes. La terre est humide, il a plu cette nuit.
Pendant qu’on me prépare du café, je fais quelques pas sur la route. Je rencontre bientôt un promeneur de mise assez négligée  : coiffé d’un vieux feutre, la pipe à la bouche, il marche lentement sans souci de la bruine, tirant de temps en temps de larges bouffées.
— Eh bien, lui dis-je en l’abordant, que pensez-vous du temps  ? Sommes-nous à la pluie  ?
— À la pluie, peut-être, mais, dans tous les cas, pas avant ce soir. D’ailleurs, je crois fort que la bise veut souffler. Voyez, le vent change à chaque instant.
La bonhomie de ce rustique montagnard me plaît, j’allume une cigarette et nous promenons en causant. Toutes ses paroles montrent un rare bon sens et ce qu’il me conte m’intéresse vivement. À un certain moment, je ne peux m’empêcher d’être surpris de la précision des détails qu’il me donne. Il s’en aperçoit et ajoute simplement  : «  Vous pouvez me croire, je suis le juge de paix de Corps.  »
Le juge de paix  ! Il me semble que j’ai été bien familier avec ce magistrat. J’espère qu’il excusera le sans-façon d’un touriste matinal que les apparences ont trompé.
Puisqu’il ne pleuvra pas avant ce soir, je puis partir, et à six heures je descends sur le pont du Sautet. La pente est très rapide, aussi je n’hésite pas à traîner une grosse branche à la remorque.
— Vous m’apportez du bois  ! me crie joyeusement le pontonnier, et il détache la branche, roule soigneusement la cordelette et me la tend. Jamais pontonnier plus prévenant.
Le temps est si chaud, si lourd, que je monte la plus grande partie de la côte à pied, et souvent je m’arrête pour fumer à l’ombre d’un vieux hêtre.
Je recule devant la citation.
Vers le milieu de la montée, je croise un pèlerinage venant de Clelles. Cabriolets, chars à bancs, breaks, omnibus regorgent de femmes et de jeunes filles. Elles chantent des cantiques où revient fréquemment le mot Alléluia  ; mais leur chant est d’un faux dont rien n’approche. Une dernière voiture est pleine de curés et de frères qui s’entretiennent bruyamment.
Enfin, la longue côte est finie, je suis sur le plateau de Pellafol. La route est tracée en ligne droite entre des prairies irriguées et des champs de blé.
Des poteaux la jalonnent, vu les neiges de l’hiver et la proximité de l’abîme où coule la Souloise. Les berges du torrent, formées de vertigineuses parois de schiste désagrégé d’une hauteur de 200 mètres, s’éboulent sans cesse. Un village a dû être abandonné, la moitié a déjà disparu. Le plateau traversé, le chemin tourne brusquement à gauche et passe en encorbellement sur le précipice. Le spectacle est grandiose, mais d’un grandiose terrifiant, et la vue de la Souloise se frayant un passage entre les rocs éboulés produit presque une impression d’horreur. L’immense montagne est à pic, partout le rocher est à vif, pas la moindre touffe d’herbe  : passage maudit comme je n’en vis jamais.
Le village de la Pousterle dépassé, on voit au pied de formidables escarpements, jaillir la source de la Grande-Gilliarde, dont les eaux vertes se mêlent aux eaux grises de la Souloise. La route descend ensuite très bas dans la gorge et franchit le torrent sur un pont de pierre.
Ici on est au fond de l’abîme, écrasé par la masse colossale de la Grande-Brèche  ; les roches ont de superbes colorations qui flamboient sous le soleil, mais sont encore entièrement à nu. L’étroit couloir est obstrué de rocs énormes  ; on dirait qu’un tremblement de terre vient d’avoir lieu  : c’est l’image du chaos. Le chemin monte entre les gigantesques éboulements, suivant la Souloise dont les eaux furieuses se brisent sur les rochers épars dans son lit. À droite, une menaçante falaise grise est trouée, entaillée à une hauteur de 300 mètres par une rainure horizontale  : c’est le canal de Pellafol. Bientôt j’aperçois les cimes vertes de quelques arbres  ; sur une colline se montre une vieille chapelle au clocher élancé, la route tourne, je suis à Saint-Didier.
Ce village composé d’une vingtaine de maisons se groupant autour d’une église neuve, fait l’effet, quand on sort du défilé de la Souloise, d’une oasis.
Voulant me documenter sur le Dévoluy, je me fais indiquer la demeure du juge de paix. Je joue de malheur, il est à Saint-Étienne, terminant une enquête sur les dernières élections, qui ont été très mouvementées, mais ajoute la personne qui me reçoit  : «  Vous le trouverez sûrement à midi à l’auberge de la Poste.  »
De Saint-Didier à Saint-Étienne la rampe est dure, presque continue, rendue encore plus pénible par le mauvais état du sol. Le soleil est brûlant malgré les nuages, qui le cachent et il fait si chaud que je me permets de fréquentes haltes. Je ne suis qu’à 6 kilomètres de Saint-Étienne et j’ai plus que largement le temps d’y arriver à 11 heures. Je traversais la forêt de Malmort, une des rares forêts du Dévoluy, quand je suis rejoint par un piéton que j’avais dépassé à Saint-Didier. Sa figure intelligente me plaît et je décide de marcher avec lui en le faisant causer.
Mon compagnon est le maire de Saint-Didier. Je lui pose de nombreuses questions, quelques-unes l’embarrassent.
— Le juge de paix, me dit-il, en sait plus long que moi, il vous donnera tous les renseignements que vous désirez.
Des champs à moitié labourés où demain les bœufs s’attelleront de nouveau à la charrue, bordaient le chemin.
— Est-ce, demandai-je, un labour pour préparer les semailles d’automne  ? Il me semble qu’il est un peu prématuré.
— Non, me répondit-il, ces terres vont être ensemencées d’avoine, et telle est la rapidité de la végétation en ce pays, que semée au commencement de juin, elle se moissonnera à la fin d’août  ; mais il nous faut de la pluie pour avoir des récoltes, sans elle nous n’avons rien.
Et regardant le ciel  : «  J’espère qu’elle ne tardera pas.  » Je fais le souhait contraire, être bloqué ici serait épouvantable.
Le maire de Saint-Didier me donne quelques détails sur les ressources des communes du Dévoluy  : elles consistent uniquement dans les redevances que payent les troupeaux de Provence, 1 fr. 20 par tête.
Saint-Didier en tire 4 000 francs, Saint-Étienne 10,000.
— Mais, objectai-je, où voyez-vous de l’herbe  ?
Partout la roche est à nu.
— C’est ce qui vous trompe, répliqua-t-il, sur ces rochers pousse une herbe extrêmement courte, invisible d’ici et qui «  fait  » de superbes moutons.
Tout en causant, nous contournons, perchée sur une éminence, la vieille forteresse de Malmort, dont il ne reste qu’une tour. Après une tranchée rocheuse, le village de Giers apparaît, et par contraste, fait l’effet d’une tache verte dans le paysage. Quelques prés, des champs cultivés bordés de frênes étêtés l’entourent. Ici, le chemin s’améliorant, je remercie le maire de Saint-Didier et j’arrive vite sur le pont de la Souloise  : je suis aux étroits du Dévoluy.

Les étroits du Dévoluy sont formés par un court défilé. La route, très étroite, est tracée sur l’extrême bord d’une effroyable fissure dans laquelle gronde la Souloise  ; elle monte durement aux flancs du rocher et a dû, afin de gagner un peu de terrain, être bordée d’une balustrade de fer.
J’ai mis pied à terre  : sur le deuxième pont le spectacle est effrayant. Je regarde au fond de l’obscure et sinistre fissure  ; à une profondeur vertigineuse, entre ses lèvres noires, suintantes d’humidité, semblable à un serpent aux glauques écailles, se tord et se débat la hideuse Souloise. Cette vue tient du fantastique et jamais je n’ai contemplé abîme d’un aspect plus terrifiant. Accoudé sur le parapet des deux derniers ponts, penché sur l’horrible crevasse, j’ai peine à me défendre du vertige, il me semble être la proie d’un affreux cauchemar.
La route s’engouffre ensuite dans un tunnel  : à la sortie, Saint-Étienne s’aperçoit dominé par le clocher de son église neuve. On est ici dans un immense cirque. Les formidables montagnes qui le forment sont entièrement dénudées  ; leurs crêtes crénelées n’interrompent leurs lignes infranchissables que par deux échancrures, les cols de Rabou et du Noyer, dont la route décrit de rapides lacets dessinés pas les poteaux du télégraphe. À droite du col de Rabou, le pic de Bure élève sa gigantesque paroi verticale.
L’ensemble est d’une désolation, d’une tristesse infinies.
Je descends à l’auberge de la poste, une des premières maisons du village. La salle est pleine de paysans en habits de fête, vêtements noirs, sur lesquels tranchent des cravates de soie vert clair ou ponceau. Je commande mon déjeuner et m’assieds à côté d’un personnage, qui, les moustaches relevées en croc, l’allure militaire, la casquette de cycliste en cuir fauve sur la tête, me paraît un étranger. Je me trompe, c’est le percepteur de Saint-Étienne. Nous causons. Il est depuis six mois en Dévoluy et espère bien en sortir avant la fin de l’année. Il ne peut me renseigner sur le pays.
— Tout ce que je puis vous dire, c’est que les contribuables payent bien, et je ne leur demande pas autre chose.  »
Se doutent-ils, ces pauvres montagnards qu’ils contribuent à l’entretien du corps de ballet de l’Opéra  !
En attendant que mon déjeuner soit prêt, je suis sorti. Subitement une averse tombe  ; aussitôt la rue du village et les chemins environnants se couvrent de grands coquelicots  : ici tous les parapluies sont rouges. J’ai visité l’église toute flambant neuf  ; la vieille, aux toits de grosses pierres plates, est en contre-bas. D’après son architecture elle doit remonter à un millier d’années environ.
Je rentre pour déjeuner. Mon repas terminé, je fumais en écrivant une lettre, quand vers midi et demie, le juge de paix fait son entrée. Sur le champ, tout le monde se lève, on le salue respectueusement et beaucoup de mains se tendent vers lui. Il reçoit ces hommages en personne qui y est habituée. Le juge de paix est presque le roi de la vallée et «  M. le Juge  » comme on l’appelle, m’y paraît jouir d’un grand prestige.
Le juge de paix est un homme de 45 ans, corpulent, haut en couleur. Habillé de gris, béret bleu, en culotte, les jambes emprisonnées jusqu’aux genoux de bandelettes de chasseurs à pied. À la main la canne de chêne à poignée courbe, c’est un véritable Alpin.
Je me présente moi-même, ajoutant que je serais heureux s’il voulait bien me documenter sur le pays.
Sa figure s’épanouit  : — Vous tombez bien, me dit-il, il y a quinze ans que je l’habite.  »
Et s’asseyant à califourchon sur une chaise, bien en face de moi  : — Interrogez-moi, je ne déjeunerai que dans une demi-heure et ce que je saurai, je vous le dirai...  »
Impossible d’être plus aimable.
— Existe-t-il encore de vieilles coutumes, et les habitants de cette vallée diffèrent-ils par leur manière de vivre de ceux des autres vallées des Alpes  ?
— Non, me répondit-il, le Dévoluy n’est plus ce qu’il était il y a cinquante ans, alors qu’on cuisait le pain une fois l’an  ; alors que le seigle manquant, les pauvres gens se nourrissaient d’escargots et de racines. Le Dévoluy s’est civilisé, et rien ne le différencie des autres cantons des Hautes-Alpes, si ce n’est sa pauvreté. Aujourd’hui, chaque village possède un four, et le porc et la pomme de terre sont le fond de la nourriture de nos montagnards. Les vieilles coutumes ont disparu. Le costume féminin offre pourtant une curieuse particularité  : à cent mètres vous ne distingueriez pas une jeune fille de dix-sept ans d’une femme de soixante. Même coupe de vêtements, mêmes étoffes.
— Voudriez-vous, me donner un aperçu sur les mœurs et le caractère des habitants  ?  »
À cette question le juge de paix me regarde fixement comme pour mieux jouir de l’effet qu’il va produire. Puis brusquement  : — Avez-vous lu la Terre, de Zola  ?
— Ce livre abominable  !
— Abominable, je le veux bien, mais ici la réalité le dépasse de beaucoup, et si Zola a voulu peindre les habitants du Dévoluy, il a considérablement atténué. Rien n’égale l’âpreté, la force de la passion du paysan pour la terre. À sa possession il sacrifierait tout, femme, enfants  ; elle lui tient au cœur, aux entrailles, elle fait partie de sa chair. Quelque invraisemblable que cela puisse vous paraître, le droit d’aînesse existe encore en Dévoluy, et je puis vous citer une famille composée de six garçons dont l’aîné seul est marié  ; ses frères sont restés célibataires pour ne pas voir la division du patrimoine paternel  » et le juge de paix ajoute certains détails de mœurs, si extraordinaires, si inouïs, que je ne puis les donner dans la Revue.
«  Leur égoïsme, continua-t-il, dépasse toute limite  : ici quelqu’un ne vaut que par les services qu’il rend. Dès qu’on ne peut plus rien en tirer, il est mis de côté comme si on ne l’avait jamais connu. Leur ingratitude va de pair avec leur égoïsme.
À Saint-Étienne, vivait une religieuse qui, depuis quarante ans soignait les habitants de la vallée, leur fournissait des remèdes, — le médecin habite Corps, et sa visite étant fort onéreuse, on ne l’appelle que rarement — combien de malades n’a-t-elle pas sauvés, que d’enfants lui doivent la vie  ! Cette sainte religieuse est morte dernièrement, eh bien — et le juge de paix tape du poing sur la table — pas un, vous entendez bien, pas un habitant du Dévoluy n’a suivi son convoi  ! Elle était morte, ne pouvait plus rendre de services, à quoi bon alors se déranger  ?
Les fonctionnaires seuls l’ont accompagnée au cimetière. Et à propos de fonctionnaires, vous me disiez avoir lu que dans ce malheureux pays ils ne décoléraient jamais  ! Détrompez-vous  : Saint-Étienne est un poste de début, ils y restent très peu, et ce séjour à cela de bon, qu’ils se trouvent ensuite bien partout. Moi, je suis une exception, j’aime ce pays, y étant presque né — je suis de Corps — il y a quinze ans que je l’habite, ayant toujours refusé mon changement. Il est vrai que résidant à Saint-Didier, je puis plus facilement en sortir.
— Puis-je vous demander quelle est, au point de vue politique, l’opinion dominante  ?
— Chose incroyable, les passions politiques, depuis quelques années, y sont très vives, et le canton est partagé en deux camps à peu près égaux, blancs et rouges. Aux dernières élections, les républicains l’ont emporté non sans peine  : de vifs incidents se sont produits. L’urne électorale a dû être envoyée à Gap pour le dépouillement, les réactionnaires étant accusés d’y avoir introduit des paquets de bulletins. Je suis venu aujourd’hui terminer mon enquête sur cette affaire.  »
Pauvres gens  ! ainsi le rempart formidable de rochers qui les enserre n’a pu les défendre contre la politique, et cette lèpre envahissante les a atteints.
Le Dévoluy se civilise.

Il est une heure, le juge de paix se met à table et je sors pour promener. Quelques gouttes de pluie commencent à tomber et de lourds nuages noirs courent sur le ciel.
Je visite Saint-Étienne. Ce chef-lieu de canton serait à peine un hameau en Languedoc. La commune tout entière ne compte que 750 habitants dont 143 seulement à Saint-Étienne. Je remarque la figure résignée, sans entrain, des femmes. Il semble qu’elles portent un poids invisible qui les courbe, et cette gaieté, cette joie qui anime les traits des jeunes filles de Provence, est inconnue ici. D’ailleurs, dans cette vallée la vie est d’une grande tristesse.
J’ai promené jusqu’à deux heures et demie. Le dimanche, la poste fermant à trois, je n’ai que le temps d’envoyer un télégramme.
Enfin j’ai vu un fonctionnaire qui ne décolère pas contre le Dévoluy  ! J’interroge le directeur de la Poste et c’est presque un soulagement pour lui de s’épancher avec un étranger.
«  Ce pays, me dit-il, est épouvantable, j’y ai déjà passé un hiver et je ne sais si je pourrai me résoudre à en passer un second. Vous ne pouvez vous imaginer ce qu’est l’hiver en Dévoluy, rien ne peut en rendre l’horreur. La neige nous recouvre près de six mois, éteint tout bruit  ; nous n’entendons que les mugissements du vent qui souffle glacial et impétueux. Huit mois d’hiver, douze mois de froid, dit-on, en parlant de notre climat. C’est le plus rigoureux des Alpes et l’hiver en est aussi le plus long. Vous connaissez le dicton  : Long comme l’hiver en Dévoluy. Ses malheureux habitants, prisonniers, séparés du reste du monde, mènent une existence toute végétative. Ici, point d’industrie, la vie s’écoule à soigner le bétail et à se chauffer maigrement, car le bois fait défaut. Souvent lettres, journaux manquent pendant cinq à six jours, et cet isolement a été pour moi une véritable souffrance.
Notre entretien est interrompu par l’entrée dans le bureau d’un montagnard. Vêtu de velours à côtes vert foncé, le béret bleu sur la tête, la figure couperosée, brûlée par le soleil et par le hâle, il s’est assis sans façon devant une table.
— Je vous présente, me dit le directeur, le courrier du Dévoluy. C’est lui qui, chaussé de raquettes, passe tout l’hiver le col du Noyer, même avec quatre mètres de neige. Son endurance, sa force, sont extraordinaires, et le ruban attaché à sa boutonnière vous indique les nombreux sauvetages qu’il a opérés.
Je regarde avec sympathie le brave courrier  : de taille moyenne, souple, trapu, tout muscles, il ferait un merveilleux cycliste  !
4 h. 30. Il est temps de repartir. Mis au courant de mes projets, le directeur de poste secoue la tête  : — C’est une imprudence, vous n’arriverez pas à Veynes ce soir, et quoique le pic de Bure n’ait pas son chapeau, je crois la pluie proche. À votre place, je ne partirais pas.
J’observe de nouveau le ciel. Le vent souffle avec violence, chassant rapidement les nuages  ; toutefois, ceux-ci me paraissent encore haut. Le temps, évidemment est à la pluie, mais deux heures doivent me suffire pour atteindre Veynes qui n’est qu’à trente kilomètres, dont dix-neuf de descente. À cinq heures, je partirai, à six passerai le col et à sept, je serai à Veynes.
Je retourne à l’auberge prendre congé du juge de paix et à cinq heures je suis en selle.

Après le passage des Étroits et le troisième pont franchi, laissant à droite le chemin de Saint-Didier, je suis la route de Veynes. La montée est rapide, et bientôt, vu les empierrements et la nature glissante du sol, je dois mettre pied à terre. Je marche aussi vite que je peux, car le ciel s’obscurcit de plus en plus, mais ma machine est lourde à pousser à travers ces cailloux. N’importe, j’ai la volonté d’arriver, j’arriverai.
Et regardant les noires nuées  : J’échapperai malgré les dieux  !  » Cette réminiscence de l’antiquité me fut fatale.
Cependant, le temps que j’avais cru incertain est devenu tout à fait menaçant et il pleut déjà au loin.
Je traversais un bois de pins quand tout à coup une averse diluvienne se met à tomber. Jamais pluie plus subite, plus torrentielle. Réfugié sous un arbre, je suis bientôt aveuglé par l’eau qui ruisselle de mon manteau. Que faire  ? Retourner à Saint-Étienne  ?
Marcher sept kilomètres sous ces cataractes  ? Impossible, cherchons un refuge. À trois ou quatre cents mètres, je distingue quelques maisons. Je cours sous la pluie à la première porte et entre sans frapper.
Près du feu se tenaient un homme et une femme âgés  ; ils m’offrent un abri, mais comprennent difficilement ce que je leur dis. Peut-être trouvent-ils étrange un voyage par un pareil temps, et je ne suis pas très éloigné, je l’avoue, de partager cette opinion.
Je me suis assis près de la cheminée et sèche mes vêtements, desquels s’échappe une abondante buée.
Il est 6 h. 15  ; j’attendrai la fin de l’orage.
8 heures. Le jour baisse rapidement, il pleut toujours, je suis bloqué. Ces pauvres gens n’ont que du laitage. Je dîne près du feu, à la clarté de la lampe fumeuse. Je leur demande ensuite s’ils peuvent me faire coucher. Ils se regardent sans mot dire, s’interrogeant des yeux, n’osant ni l’un ni l’autre prendre une décision. Ils parlent enfin à mi-voix, mais je ne comprends pas leur patois. La femme se lève, monte un escalier de bois  : elle va préparer «  ma chambre  ».
Mon repas d’anachorète est terminé, je fume silencieusement. On n’entend que le sifflement de la bise et la pluie qui s’écrase sur le toit.
La lugubre soirée  ! Le vent fait rage, la pluie fouette les vitres, la porte grince et gémit, toute la maison est secouée, la tourmente est devenue tempête.
Assis devant l’âtre, près du feu qui se meurt j’essaye de parler à mes hôtes, mais ceux-ci sont taciturnes, et, pour leur intelligence, la conversation est une fatigue.
Je fais quelques pas au-dehors. La pluie a cessé, le ciel est bas et noir  ; pas une étoile, mais sur l’horizon une étroite bande de lumière sulfureuse qui disparaît bientôt. Les nuages, chassés par la tempête, paraissent raser le sol  ; les branches des arbres, tordues, couchées par la rafale, semblent fuir éperdues.
À intervalles inégaux, une lueur blafarde montre les arêtes aiguës des sommets  : puis les ténèbres encore plus épaisses. À travers les hurlements du vent, j’entends le faible appel d’une cloche  ; par ses sons plaintifs, elle implore l’intervention divine. Les grondements du tonnerre sont sourds  : l’orage doit éclater au loin, sur le Champsaur.
Il pleut de nouveau, et dans la clarté projetée par l’humble fenêtre, la pluie tombe en raies lumineuses. Un éclair a illuminé le pic de Bure  ; une seconde, sa cime décharnée, incendiée de fulgurants éclats, m’est apparue. Ensuite, la sombre voûte s’abaisse encore.
Tout à coup, au loin, une lueur a troué la nuit  : cette lueur de cuivre rouge dans le noir impénétrable est sinistre, et je ne puis me défendre d’un sentiment d’effroi. Un autre éclair vient de me montrer tout le Dévoluy  : ses hautes roches déchirées, les pentes dénudées des montagnes ont pris une teinte livide d’un aspect infernal. J’ai vu le royaume des épouvantements.
Dans ma petite chambre rien ne ferme  ; un simple plancher me sépare du toit. L’impétueuse furie de l’ouragan redouble encore, et, dans les cris de la rafale, j’entends toujours l’appel de la cloche lointaine.

Bercé par la tempête, j’ai pu dormir. À l’aube, je prends congé de mes hôtes et suis la route de Veynes. Comme hier, je marche à pied  ; impossible de monter en machine, le chemin défoncé, raviné par l’orage ruisselle d’eau. J’atteins un petit col suivi d’une descente dans la vallée d’Agnières. Le temps est au beau, mais l’air du matin est très froid, et j’ai hâte de voir le soleil.
Il fait déjà grand jour, et dans le ciel d’un bleu très pâle courent de légers nuages couleur d’opale et d’améthyste. Bientôt les hautes cimes deviennent vermeilles, les nuages passent au rose et se sertissent d’or.
Derrière les fiers sommets, le ciel s’embrase. Enfin, dans un rayonnement de flammes, dans une splendeur d’éblouissante lumière, le soleil apparaît.
La vie est revenue, partout la nature est joyeuse, partout elle est en fête. Mais dans le Dévoluy, tout est resté froid et morne  ; pas un chant d’oiseau ne s’entend, seuls, de noirs corbeaux volent sur les champs. L’impression de tristesse est poignante [1].
Je descends à pied la longue rampe, et péniblement, enfonçant à chaque pas, me voici à la bifurcation d’Agnières où commence la montée du col.
J’ai sous les yeux la vallée de la Ribière, tout aussi triste, tout aussi désolée que celle de la Souloise.
Ici encore les montagnes sont complètement dénudées  ; à peine si quelques rares bouquets de mélèzes se montrent çà et là, Agnières a la plupart de ses maisons couvertes en tuiles rouges, mais les fermes disséminées ont leurs toits en chaume  ; des frênes qui n’ont pas encore leurs feuilles les entourent. Rien de misérable comme la vue de ces sordides demeures.
Je monte toujours, la côte me paraît interminable, jamais je n’arrive au sommet. Il me semble pourtant que je devrais bientôt atteindre le col, mais après chaque lacet que je crois être le dernier, un autre lui succède.
Dans un champ dominant la route, trois petits bergers d’une dizaine d’années étaient assis sur des pierres. À ma vue, ils se lèvent, ôtent leurs chapeaux de feutre cabossés et me font un superbe salut.
— Bonjour, mes enfants, suis-je loin du col  ? Ils détournent la tête, fuyant mon regard et baissent les yeux. Puis, tout à coup, ils éclatent de rire. Impossible d’avoir une réponse. Je n’avais pas fait cent mètres, quand j’entends une voix claire me crier en bon français  : «  Un kilomètre  !  » Leur timidité avait disparu.
Enfin je vois un poteau et une croix dont les grands bras se détachent sur le ciel, je suis au col du Festre. Quatre ou cinq maisons couvertes en chaume forment le hameau.
J’aperçois, dans les landes stériles, des troupeaux de moutons que gardent des femmes aux longs vêtements noirs  ; appuyées sur un bâton, elles restent immobiles sous la bise qui fait flotter le bas de leurs manteaux.
Du col à Veynes, descente continue, mais descente ou montée peu m’importe, je suis toujours condamné à aller à pied, je ne ferais pas dix mètres sans déraper. La route descend par des pentes très raides, longeant un torrent qui bondit entre de hautes berges jaunâtres. Son lit est rempli d’éboulis.
Une église, quelques maisons l’entourant, c’est la Cluse. À partir de ce village, le chemin serait excellent si ce n’était la boue, boue rouge, noire, jaune, mais également glissante, et jusqu’à la route de Gap je serai forcé de marcher.
Enfin, voici la grande route, trois kilomètres encore et je suis à Veynes. Sur les trente kilomètres du trajet, j’ai dû en faire vingt-sept à pied.
Il est 10 heures. Je ne puis arriver à Rochegude aujourd’hui, je partirai demain.

J’ai visité Veynes, quelques vieilles maisons sont curieuses  ; j’ai vu le château de la Villette et les heures ont fui rapidement.
Après le dîner, le temps est devenu radieux, il fait si beau que je décide d’aller promener dans la vallée du Buëch.
Je marche très lentement dans la fraîcheur du soir, me rappelant les mille incidents de la veille, la dure étape du matin, heureux de me sentir enfin à bicyclette. La route bordée souvent de peupliers est en ligne droite et je n’ai pas conscience du chemin parcouru.
Je fais halte à la Roche, il est tard, la nuit est déjà venue.
La lune argente la grande plaine, le ciel est d’une pureté, d’un éclat incomparables  : seuls Céüze et les noires découpures des montagnes d’Aurouze se détachent en lignes indécises.
La nature entière est comme endormie dans le calme et le silence  : pas une feuille, pas un brin d’herbe ne tremble, il me semble être dans un autre monde. Qu’il est loin déjà l’âpre et terrible Dévoluy  !
C’est la nuit que l’infini s’ouvre devant nous, c’est la nuit que nous voyons ces mondes innombrables qui brillent sur nos têtes  ; mondes que nous habiterons peut-être «  pays mystérieux d’où pas un voyageur n’est encore revenu  », divin spectacle dont la merveilleuse beauté ne lasse jamais. Cette puissance, ces splendeurs confondent notre entendement et affolent notre raison  : un jour, je l’espère, nous saurons le grand secret.
L’infini  ! un mot que nous prononçons et dont le sens nous échappe, semblables en cela à l’enfant qui épelle un nom et ne le comprend pas.
Il est temps de retourner. Une heure de marche et me voici de nouveau à Veynes.
Tout un côté de l’étroite ruelle est dans l’ombre, l’autre inondé de lumière  ; et dans l’admirable sérénité de la nuit, le vers immortel de Rostand me revient à la mémoire  :

Le clair de lune coule aux pentes des toits bleus.

d’Espinassous


[1N.D.É.  En 1818, Collin, juge de paix à Saint-Étienne écrivit à propos de son prédécesseur  «  M. Donnette ancien prieur de Saint-Étienne m’a assuré, deux ans avant sa mort, n’avoir entendu sur le territoire de cette commune, le rossignol qu’une seule fois depuis 43 ans qu’il habitait le Dévolui. Cet intéressant oiseau se fait quelque fois entendre sur la fin du printemps dans quelques bosquets de St-Didier  ; mais son chant n’a pas cette harmonie qu’on remarque partout ailleurs  ; il a plutôt l’air de partager le deuil de la nature que célébrer son réveil&#8239 !  ». Cela dans une Notice sur la décadence du canton de Saint-Étienne en Dévoluy (Paris, impr. De Laurens aîné), rédigée pour apitoyer et obtenir de l’aide du gouvernement, suite à plusieurs années de récoltes catastrophiques. Ces écrits inspireront Ladoucette, en 1820, puis Surell dont le travail sur les torrents en 1841 aura un retentissement auprès du grand public, faisant du Dévoluy l’exemple de la désolation auquel le déboisement et le surpâturage condamneraient le reste des Alpes. Il figea et popularisa ainsi une réputation calamiteuse de misère, qui traversera le 19e siècle. Le rossignol de l’abbé Doucette se retrouvera jusque dans Les Misérables de Victor Hugo en 1862. Le tourisme à la toute fin du 19e siècle, puis des auteurs locaux (Michel, Arbos) changeront cette perspective. Arbos notamment réfuta en 1919 dans un article intitulé La légende du Dévoluy l’idée d’un déboisement récent. Le Dévoluy était dans une situation économique ni plus ni moins rude que d’autres vallées alpines, et n’avait pas plus de forêts au Moyen-Âge  ; la particularité du Dévoluy était surtout la rareté de ses accès, et l’impression de désolation minérale qu’ils offraient aux visiteurs à leur passage.

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