Fond-Turbat

mercredi 2 octobre 2024, par velovi

Paru dans Le Cycliste, Février 1901, Source Archives départementales de la Loire, cote PER1328_7

Divers incidents de route m’ayant retardé, je n’arrivai à Vif qu’à cinq heures. Il était trop tard pour songer à passer par Vizille, aussi me décidai-je à prendre le train. D’ailleurs la rampe de Laffrey est exténuante, et pour monter sur la Matheysine, la voie ferrée est préférable.
La ligne de Saint-Georges de Commiers à La Mure est une des merveilles du Dauphiné  ; son parcours un des plus beaux, des plus pittoresques de France. Il existait un troisième chemin  : j’en parlerai plus loin.
Je connaissais les superbes sites de cette ligne. Je les avais vus par une radieuse journée d’été, sous un soleil resplendissant  ; il ne me déplaisait pas de les revoir avec les oppositions de lumière et d’ombre que donne une nuit de pleine lune.
Trois kilomètres seulement séparent Vif de la gare de Saint-Georges. Le train de La Mure attendait sous pression celui de Grenoble. Bientôt les voyageurs arrivèrent, les voitures se remplirent et je pris place dans le wagon-break habituellement bondé de touristes. Contre toute attente, je fus seul.
À 7 h. I lentement le train se mit en marche, et entrant aussitôt dans un tunnel à courbe presque fermée, vint repasser au-dessus de la gare, dont les feux de couleur étaient déjà allumés. La rampe est très dure, car, pendant 25 kilomètres, jusqu’au souterrain de la Festinière, elle a une pente uniforme de 0.027 millimètre par mètre.
De Saint-Georges à Notre-Dame-de-Commiers, la voie, tracée à flanc de coteau, traverse des prés, des champs avec quelques échappées sur le Drac. C’est à partir de cette dernière station que commence la partie réellement émouvante du trajet.

Tel qu’une bête monstrueuse aux yeux étincelants, le train suivait les rails illuminés d’éclats qui fuyaient devant lui. Il longeait les précipices vertigineux, puis avec un cri strident, s’engouffrait brusquement dans un tunnel. Haletante, la machine disparaissait dans un nuage de vapeur, et de son panache enflammé, elle rougissait la voûte. Ensuite le train courait sur les remblais, tantôt dans l’ombre des tranchées, tantôt en pleine lumière, franchissant des ponts d’une audace folle, suspendus à 300 mètres sur le Drac  ; et la lune éclairait cette fantastique chevauchée, jusqu’à ce qu’un autre tunnel l’engloutit de nouveau. Au fond de l’abîme, le Drac brillait de reflets métalliques. Je le voyais furieux, indomptable, brisant ses eaux dans sa prison de pierre, précipiter sa course rapide comme s’il pressentait la liberté prochaine  : le fléau des Alpes, le dragon dévastateur, s’était ce soir cuirassé d’or. Sur les coteaux, les bois se détachaient en masses sombres  ; une légère brume blanchâtre voilait les lointains.
À mesure que je m’élevais, l’air fraîchissait, l’atmosphère devenait plus pure, et c’était une volupté de glisser sans fatigue dans cet admirable décor. La nuit d’une sérénité, d’une limpidité merveilleuses, me rappelait cette mélodie arabe du Désert de Félicien David  : Ma belle nuit, ô sois plus lente...
Le train venait de sortir d’un tunnel et s’engageait sur un viaduc courbe  : regardant en arrière j’aperçus le gigantesque rocher se dresser à une grande hauteur sur le ciel étoilé. Les déchirures de la roche prenaient l’aspect de sculptures  ; ses aspérités, de statues  ; ses crêtes, de flèches aiguës et la bouche noire du tunnel semblait le portique ouvert d’une immense cathédrale, d’où s’échappait encore la fumée de l’encens.

Bientôt la ligne abandonna le Drac et entra dans la vallée de Vaulx. Très bas, sous la voie, des points brillants piquaient l’obscurité de la gorge  : c’étaient les lumières des jardins et du château de la Motte-les-Bains, et le train ne tarda pas à s’arrêter à la gare qui le dessert.
Une foule énervée par l’attente encombrait les quais, les employés couraient, se multipliaient. Une arche du viaduc a fléchi et un transbordement a été établi. Je m’emparai de ma bicyclette et traversai à pied le viaduc, dont de nombreuses lanternes faisaient ressortir la courbure.
Le train franchit ensuite deux fois le ravin de Loulla et atteignit, après avoir décrit de nombreuses sinuosités, la Motte-d’Aveillans. Passé cette station, s’enfonçant dans un long tunnel creusé sous le col de la Festinière, il déboucha en vue de la Matheysine. Le train descendait rapidement dans l’ombre projetée par la montagne, mais plus loin la grande plaine qu’il dominait était éclairée, et à travers les arbres, je voyais les eaux du lac de Pierre-Châtel trembler sous les rayons de lune.

J’arrivai tard à La Mure. Je ne connaissais pas le Valjouffrey et avant de se lancer en pays inconnu, j’estime qu’on ne doit négliger aucune précaution. Aussi, ma bicyclette en sûreté et mon sac débouclé, je m’enquis du maître d’hôtel à la personne qui me recevait.
— J’aurais, dis-je, certains renseignements à lui demander.
— Mon mari est couché, me répondit la maîtresse d’hôtel, il est très fatigué, mais je vais le prévenir de votre désir.
Je refusai alléguant qu’en cours de route il serait facile de me les procurer.
— Mon mari, insista-t-elle, m’en voudrait certainement de ne pas l’avoir averti de votre passage, renseigner un touriste est pour lui un véritable plaisir, et elle disparut dans l’escalier.
Un instant après, j’étais introduit dans la chambre du maître d’hôtel. Cloué au lit par une impitoyable gastrite, suite naturelle de quarante ans de bonne chère, il me parut très abattu. Se soulevant péniblement sur son oreiller, il me souhaita la bienvenue.
— Je sais par ma femme, me dit-il, que vous désirez quelques indications sur votre excursion de demain. Je me fais fort de vous donner toutes celles qui peuvent vous être utiles. Quel est votre itinéraire  ?
— J’ai le projet d’aller, répondis-je, à Valsenestre et au désert de Valjouffrey. À ces noms sa figure s’est illuminée et dans ses yeux ont lui de joyeux souvenirs des courses passées. — Valsenestre  ! le Désert  ! que de fois y-ai-je conduit des touristes en voiture  !  » en voiture  : voilà qui était d’un bon augure et je pouvais m’y risquer à bicyclette.
Le maître d’hôtel me déconseilla Valsenestre, bien que la forêt traversée soit très belle. Le désert, assura-t-il valait mieux, mais l’auberge est tout à fait primitive  : elle date de 1788.
Interrogé s’il subsistait encore dans ces vallées de vieux usages, il secoua la tête  : «  Ne comptez pas en trouver, ils ont disparu de nos Alpes. Les habitants du Valjouffrey, quoique très rudes sont «  comme partout  », ils sont civilisés. Ce sont de braves gens, de très honnêtes gens  », et après une légère hésitation  : «  seulement ne perdez pas votre porte-monnaie, vous ne le retrouveriez plus  ». Le fait est, pensai-je, que ramasser un porte-monnaie et le garder, indique déjà un degré de civilisation assez avancé.

Où est-il donc le pays que je cherche et qui se dérobe constamment devant moi, le pays où je surprendrai la vie telle qu’elle était il y a cent ans  ? Chaque vallée rougit de ce passé et me renvoie à sa voisine. En Dévoluy on m’avait dit  : Allez à Valsenestre au Désert de Valjouffrey, vous y verrez les anciennes coutumes, les mœurs d’autrefois, et cette espérance vient de m’être enlevée. Ce pays existe-t-il encore  ? Dans le Haut-Queyras m’a assuré, à la Grave, un touriste  : à Saint-Véran, à Arvieux. Dans ce village paraît-il, on ne cuit le pain qu’une fois par an  ; là j’assisterai à la vie de jadis, peut-être découvrirai-je des maisons aux mobiliers antiques, de vieux étains sur les bahuts. Serai-je toujours déçu  ? Je le crains et mon but pourrait bien n’être que chimérique.

Je partis le lendemain à cinq heures. Le temps était radieux, d’une pureté admirable  ; les montagnes du Valbonnais avaient cette teinte bleuâtre, particulière aux belles et calmes journées d’automne, qu’a saisie dans ses aquarelles Hugo d’Alési. Au loin, je distinguais le Châtel, l’Obiou, les cimes rocheuses du Dévoluy.
La descente du Pont-Haut commence immédiatement à la sortie de La Mure  : très rapide, elle offre quelques tournants fort brusques. Le torrent franchi, laissant à droite la route de Gap, je pris celle du col d’Ornon. J’étais au fond de la gorge aux schistes noirs, aux roches violacées dont les parois s’effritent sans cesse  ; sur ses hautes pentes coupées de ravins profonds s’aperçoivent des carrés de vigne bordés de troncs, des bouquets de bois.
Après une montée à 10 %, le chemin, ombragé parfois par des noyers, traverse des prairies, des hameaux blottis dans la verdure. Une descente très modérée m’amena au pont du Saut du Prêtre. Au bord de la route se tiennent les usines à ciment  : sur la montagne dénudée, se voient les orifices des galeries d’extraction.
Jusque-là, le chemin avait été très mauvais, très poussiéreux, défoncé par les nombreuses charrettes de l’usine, mais celle-ci dépassée, il devint excellent. Une côte assez raide précède Valbonnais. Rien de joli comme sa vue. Presque toutes les fenêtres étaient ornées de vases de fleurs, de volubilis  ; les jardins, pleins de dahlias et de géraniums. Ce goût des fleurs me surprit ici, et Valbonnais me rappela ces villages entre Belley et les Abrets, où chaque maison disparaît sous les rosiers et les glycines.
Valbonnais domine un bassin ensoleillé, très ouvert, verdoyant, et les montagnes qui lui font face sont couvertes d’épaisses forêts. Une ligne rougeâtre les coupe à mi-flanc  : c’est le canal du Beaumont.
Le chemin descend vers la Bonne  : tracé à travers des prairies où bruissent des canaux d’arrosage, il offre de charmantes échappées. Bientôt, dans la verdure, pointa le clocher d’Entraigues où je m’arrêtai. Ce village est bâti au pied d’une montagne à pic, aux parois déchiquetées, haute d’environ 3.000 mètres. Au sommet se découpe, en dents de scie, une longue ligne de sapins.
Tout en déjeunant, je voyais dans la rue, passer des chars attelés d’une seule vache, harnachée comme un cheval, et mes yeux de Méridional trouvaient ce spectacle étrange.
Je repartis à 7 heures. La route du Valjouffrey se sépare au milieu du village de celle de Bourg d’Oisans et suit la Bonne sur tout son parcours. La vallée est étroite mais boisée, et dans les forêts de sapins, les bouleaux au feuillage grêle ressortaient par leurs troncs argentés.
Le chemin franchissait souvent la rivière sur des ponts de bois, et plus j’avançais, plus le paysage devenait ravissant. Les montagnes étaient baignées dans une lumière bleue d’une transparence, d’une délicatesse infinies  ; et sur le ciel sans nuages, se détachaient, avec une netteté surprenante, les découpures sombres de leurs cimes.

Je venais de passer un pont, quand j’aperçus sur la route deux ecclésiastiques. Sautant de machine, je leur demandai de vouloir bien me renseigner sur la vallée. Très aimablement, ils se mirent à ma disposition.
— N’allez pas, me dit le plus jeune, à Valsenestre sur votre bicyclette, la montée est trop rapide  ; le chemin traverse, il est vrai, une merveilleuse forêt, mais le village est insignifiant. Continuez plutôt jusqu’au Désert. Là, prenez un enfant, et faites-vous conduire à Fond-Turbat. Une heure de marche suffit et vous verrez un des plus admirables sites de nos Alpes, la redoutable muraille de l’Olan apparaîtra toute entière devant vous. C’est ce que nous avons de mieux.
— Pourriez-vous me dire, monsieur le Curé, si cette vallée a conservé ses vieux usages et sur le chapitre mœurs, avez-vous observé quelques curieuses particularités  ?
— Non, me répondit-il, je n’ai jamais rien remarqué. Les habitants de cette vallée sont très rudes, et je regrette de le constater, les hommes ne sont pas dévots.
C’était le moment de lui faire part de l’appréciation du maître d’hôtel de La Mure sur ses paroissiens. Le curé se mit à rire  : «  C’est peut-être un peu exagéré, toutefois je dois reconnaître qu’ils sont extrêmement «  finots  ». Le digne curé devait avoir des trésors d’indulgence  !
— Il y a dans la combe des Marines, me dit l’autre ecclésiastique, une carrière de marbre, ne seriez-vous pas désireux de la voir  ?
— J’écarte soigneusement de mon excursion tout ce qui a un caractère commercial  : usines, fabriques. La nature seule m’attire.
— Vous pouvez alors, reprit-il, la visiter sans crainte, car elle a fait une lamentable faillite.

Valsenestre rayé de mon itinéraire, je résolus de me borner à Font-Turbat. Bientôt je fus en vue de la Chapelle, village aussi fleuri que Valbonnay. À l’entrée se détache à gauche le chemin de Valsenestre.
La Chapelle en Valjouffrey a un aspect tout à fait pastoral. Des vergers, de vertes prairies, de grands arbres l’entourent  ; partout des fleurs, partout de l’eau. C’est une véritable oasis.
L’église neuve est d’une polychromie criarde  : j’en sortis exaspéré. Le cimetière est au centre du village  ; les maisons donnent sur lui. Les règles de l’hygiène sont évidemment violées, mais que de salutaires réflexions peut faire naître ce voisinage dans l’esprit des habitants, à moins que, blasé par ce spectacle, ce ne soit tout le contraire.

Peu après la Chapelle, la route grimpe un mamelon, par une pente raide. La Bonne descend en rapides cascades sur des rochers. Au haut de la côte, dominant les chutes de la rivière, se trouve la Chalp, pittoresque village s’il en fut. C’est le parfait modèle du «  chromo  » alpin. J’étais loin des fleurs de la Chapelle.
Le chemin, bordé parfois de frênes, traverse en palier des champs et des pâturages  : la gorge s’est resserrée. À gauche, les montagnes sont complètement dénudées, mais de l’autre côté, de noires forêts de sapins escaladent les pentes abruptes. Le site était devenu d’une sauvagerie d’une rudesse extrêmes.
Enfin, dans le lointain, sur une éminence au milieu de l’étroit couloir, se montra un village aux toits d’ardoises  : c’était le Désert. De formidables montagnes nues aux vertigineux escarpements s’élevaient menaçantes de toute part. Sur une éminence apparaissait un glacier.

Au bas de la côte je m’étais assis sur le bord de la route, non loin d’un vieillard qui gara ses chèvres dans un champ. Poussé par la curiosité, il s’approcha. Après quelques banales paroles sur le temps je l’interrogeai sur le pays. Presque toutes ses réponses étaient confuses et souvent même incompréhensibles.
— Je vois, lui dis-je, que vous ne pouvez me renseigner, j’aurai recours à votre curé. Le presbytère est-il près de l’église  ?
— Il n’y a que l’église, me répondit-il cette fois nettement  ; de curé, depuis «  le grand malheur  » de 89, nous n’en avons plus.
Appeler la Révolution de 89 «  le grand malheur  » dénotait un état d’esprit assurément fort rare. J’avais donc devant moi un montagnard qui datait de ce temps. Je le pressai de questions mais mon insistance avait éveillé sa défiance et renonçant à en rien tirer, je le quittai. La côte du Désert est rude, le chemin très pierreux. Je trouvai vite l’auberge de 1788. La poussière dont tout était recouvert devait remonter à cette époque. J’y laissai ma bicyclette et me mis en quête d’un guide pour Fond-Turbat.

Des gamins pieds nus, les pantalons courts, effilochés, retenus par deux ficelles en croix, la chemise ouverte, les cheveux embroussaillés, jouaient et se poursuivaient en criant sur la place du village. Ces enfants étaient trop jeunes pour me servir de guide, et les hommes travaillant aux champs, je m’adressais à des femmes qui causaient sur le pas de leur porte. Elles refusèrent, mais toutes m’indiquèrent le chemin  : «  Vous n’avez qu’à suivre la rivière  », me dirent-elles. Je sortais du Désert quand je croisais une femme portant sur la tête un fagot de bois mort. Je l’arrêtai et je lui demandai de me conduire à Font-Turbat. Elle accepta. C’était une femme d’une trentaine d’années, vêtue de noir. Sa figure, aux yeux durs, respirait une énergie et une volonté peu communes  ; ses bras nus, brûlés par le soleil, trahissaient son pénible labeur. Elle s’exprimait facilement et, comme toutes les femmes, était enchantée de causer. Faire parler une femme n’a présenté depuis que le monde est monde, aucune difficulté.
— Je voulais, lui dis-je, voir votre curé, mais en montant la côte, j’ai appris que vous n’en aviez pas. Réellement, l’hiver aller à la Chapelle doit être bien pénible. À ces paroles sa figure s’anima et je m’aperçus qu’inconsciemment, j’avais touché le point sensible.
— De curé nous n’en avons pas, paraît-il, depuis longtemps, et à nos pétitions on a répondu que si nous en voulions un, il fallait le payer.
Et s’arrêtant tout à coup, et me fixant  :
— Trouvez-vous cela juste  ? Si encore nous étions riches, mais à peine si nous vivons. Est-ce que nous ne valons pas les gens de la Chapelle ou d’Entraigues  ? Nous ne devons pas payer ce qu’ils ont pour rien.
— N’allez-vous donc jamais aux offices  ?
— De temps en temps, nous autres femmes nous allons à la messe à la Chapelle, ce qui nous fait vingt kilomètres, mais les hommes ne sont pas dévots, ils disent qu’ils sont fatigués et restent au cabaret.
Et revenant à son idée  :
— Non, ce n’est pas juste parce qu’on est pauvre de ne pas avoir de prêtre.
Je me taisais, ne voulant pas interrompre le travail qui se faisait dans son esprit.
— Et puis, reprit-elle, on ne peut pas prier partout. On dit que la prière est meilleure à la messe  », et s’emportant  : «  Dire qu’avec de l’argent nous sauverions peut-être nos âmes  ! Que de fois, l’hiver, le curé arrive trop tard auprès des mourants  ! Sans argent on ne peut rien, rien...  » et sa figure se crispait, violente, haineuse.
— L’argent, répondis-je, n’ouvre pas le paradis, car autrement les pauvres seraient maudits, ce qui est impossible, et pour prier vous n’avez nul besoin d’intermédiaire. Ce qui vient du cœur, quelque simple qu’il soit, vaut mieux que les vaines redites, et soyez sûre que votre prière, si elle est sincère, monte droit dans le ciel.
La femme me regarda avec étonnement et resta un moment silencieuse. Ensuite, s’enhardissant, me raconta sa vie  ; et à mesure qu’elle parlait, je sentais une pitié infinie me prendre pour cette créature, dont la venue sur cette terre n’avait été qu’une suite de souffrances. Mariée jeune, son mari buvait et la battait, la faisant travailler comme une bête de somme. Deux fois seulement elle était sortie du Valjouffrey, mais elle n’avait pas dépassé La Mure. Elle ignorait donc toute la vie de notre époque. Veuve après dix ans de martyre, la misère était venue, prenant la place vide, s’asseoir à son foyer.

Mystérieux hasard de la naissance  ! Pourquoi est-ce elle et non pas moi qui suis rivé à ces rochers, emmuré dans ces abîmes  ? D’où provient cette différence inouïe entre la destinée des habitants d’une même terre et cette différence n’appelle-t-elle pas une compensation  ? L’auront-ils jamais  ? Et j’entendais une voix qui, des profondeurs de mon être, me disait  : ailleurs. Cette femme souffre-t-elle autant que je me l’imagine, et le manque d’instruction n’atténue-t-il pas un peu la sensation  ? Problème troublant qui se pose. Ces gens illettrés ne souffriraient-ils pas plus si l’instruction, ayant aiguisé leur esprit, leur avait ouvert un monde d’idées qu’ils ne soupçonnent même pas  ? L’instruction ne serait-elle, en quelque sorte, que le «  révélateur  » qui leur ferait voir et sentir la cruauté de leur sort  ?

J’ai remercié cette femme. Fond-Turbat n’était qu’à 500 mètres, j’aimais mieux être seul. À peine avais-je marché dix minutes que brusquement la Bonne tourna au Sud-Est, et au fond de la nouvelle vallée, apparut, dans une gigantesque avenue de pics sombres et de glaciers, l’Olan, dont la blanche cime se perdait dans le ciel. Je ne décrirai pas le prodigieux tableau, je ne le pourrais. Les mots seraient impuissants à rendre ce que je vis, à traduire ce que je ressentis. J’étais au centre des forces brutales de la matière  ; ici, la nature est farouche, menaçante, terrible à l’homme... Vu par un temps calme, dans la lumière d’or d’une belle journée, Fond-Turbat est un des plus grandioses, des plus sublimes spectacles de nos Alpes.

À 11 heures, j’étais de retour au Désert. La mauvaise côte descendue, mon allure devint très rapide, la pente de la route étant constante. J’avais remarqué le matin de nombreux buissons d’épine-vinette, dont les baies rouges faisaient dans le paysage un très joli effet. Quelques champs même étaient bordés de haies de ces arbustes. Je ne tardai pas à repasser devant un de ces champs, dans lequel fauchait un montagnard. Je m’arrêtai.
Je tiendrais à vous demander, lui dis-je, si vous semez parfois du blé ou du seigle dans cette terre  ; et si vous en semez, ne prend-il pas la rouille  ?
Le faucheur me regarda surpris  : «  j’ai renoncé me répondit-il, à en semer. Il pousse bien, vient très beau, puis tout à coup «  la maladie  » arrive, il ne «  fait rien  ». Je ne peux comprendre pourquoi.  »
— Je vous le dirai, repris-je, et cassant une branche d’épine-vinette  : «  Voici la coupable, arrachez-la et votre seigle sera exempt de maladie.  » Le montagnard me remercia, mais me crut-il  ? Je ne sais.
Je ne voudrais pas être indiscret — je sens que je le suis — mais j’aimerais bien savoir à quoi servent les professeurs départementaux d’agriculture. Il est véritablement extraordinaire qu’on n’ait pas révélé aux habitants de cette vallée le rôle néfaste que joue l’épine-vinette.

Dans les chemins étroits des Alpes, si sujets aux surprises, il vaut mieux, au lieu de jeter des coups d’œil furtifs sur le paysage, faire de fréquentes haltes  : un moment d’inattention pouvant être fatal. Je marchais très vite, quand, à cent mètres environ, j’aperçus une ligne droite coupant la route et dont la couleur se confondait avec celle du sol. Quelques tours de roue et je distinguais une échelle qui venait évidemment de glisser des pentes presque perpendiculaires de la forêt. Elle barrait absolument le chemin et j’eus à peine le temps de sauter. Supposez un instant de distraction  : c’était la chute sûre, irrémédiable. Si je rapporte cet incident, c’est pour montrer à quel point en montagne, la surveillance de la route doit être rigoureuse, et comment la moindre inadvertance peut avoir des conséquences graves.

À midi et demi j’étais à Entraigues où je déjeunai. Je repartis à 1 h. 20, repassais à Valbonnais et à 1 h. 50 me trouvais devant l’usine à ciment. Plusieurs ouvriers étaient arrêtés en face de la grille et leurs figures attristées, leurs gestes découragés, m’indiquaient clairement qu’un accident venait de se produire. Informations prises, le matin même, un mineur avait été écrasé sous un éboulement. Cette rencontre m’avait assombri et pendant que je m’acheminais vers le Pont-Haut, ma pensée allait du mineur de Valbonnais à ces milliers d’êtres humains, ensevelis dans les entrailles de la Terre, y arrachant péniblement le charbon, ce nerf de la vie moderne. Notre bien-être, me disais-je, ne vient que de la souffrance d’autrui  ; chacune de nos jouissances coûte un effort, une peine, une larme. Le bonheur de quelques-uns n’est fait que de souffrances accumulées. La civilisation pour toute une catégorie de nos semblables n’a pas été synonyme de progrès, elle a rendu la vie plus dure, plus tranchées les démarcations sociales. Autrefois, l’homme, attaché à son humble chaumière, labourait, sous le soleil, le champ que lui avait légué son père. Il travaillait pour lui et ce travail lui donnait un sentiment de fierté, d’indépendance que l’ouvrier de nos jours a perdu. L’ouvrier d’aujourd’hui n’a plus son individualité. Noyé dans la masse, c’est un simple rouage, une «  pièce interchangeable  »  : son moi a disparu, remplacé par l’instinct perverti de la foule. Il est le serf de l’usine, l’esclave de la mine. Le gain quotidien, indispensable, est dépensé à mesure — le chômage, la grève, c’est la misère qui le prend à la gorge. Pour lui, le cellier est vide et le grenier sans blé. La vieille armoire aux draps de grosse toile, fleurant le thym et la lavande, où se cachaient les quelques pièces d’or si lentement amassées, il ne l’a jamais connue  ; et le travail, de sain, moralisateur qu’il était, est devenu pour lui presque une malédiction.
À 2 h. 20 j’étais sur le Pont-Haut, la rampe de La Mure est très dure, j’avais le vent contre moi, et, pourquoi ne l’avouerai-je pas, je mis pied à terre.
J’estime que le touriste qui, en écrivant son voyage dissimule la vérité, «  en conte  », trompe le lecteur indignement. Il dérobe l’intérêt qu’on porte à son récit, la sympathie qu’on ressent pour son caractère  ; et pour ma part, quant à certains indices infaillibles, je vois que j’ai affaire à un «  feuilletoniste  », ma curiosité est éteinte et je mets le livre de côté. La sincérité est la première qualité du narrateur  ; mais que de barons de Machausen qui voyagent à bicyclette  !
Je montais donc à pied la longue côte, quand à mi-chemin, j’aperçus un cycliste, assis sur une borne. À mon approche il se leva, prit sa bicyclette, et me saluant, marcha à mon côté. Nous causâmes. C’était un peintre amateur, enthousiaste de la montagne qui, chaque année, parcourait les Alpes.
— C’est désespérant, me dit-il, je trouve souvent des sites de toute beauté  ; impossible de les prendre, on crierait au chromo. Que de fois j’ai reconnu des paysages que je n’avais jamais vus. Les chromos ont déshonoré les Alpes. Ajoutez à cela une couleur si violente, une lumière si crue, que parfois je crains d’être accusé d’invraisemblance. Je suis réduit à peindre des vues très «  adoucies  ». Voyez les admirables toiles alpestres de G. Doré  : elles ont passé presque inaperçues, et bien des tableaux de Calame seraient aujourd’hui du dernier poncif.
Je lui contai que je venais de Fond-Turbat.
— Voilà précisément, s’écria-t-il, un site que le pinceau ne peut rendre. Je me suis battu sur la vallée de Valsenestre, quelle merveilleuse forêt  ! pas une teinte qui ne s’y trouve, tenez, regardez ces sous-bois qu’en dites-vous  ? et, tirant son album, il me montra de très jolis croquis
— L’été prochain, répondis-je, la forêt de Valsenestre sera ma première excursion.
Nous nous séparâmes à la bifurcation de Mens.

J’arrivai enfin à La Mure à 3 h. 30. Le vent qui m’avait fort gêné à la montée, soufflait ici en tempête, soulevant d’épais tourbillons de poussière. Sous ses rafales du Nord-Est, le plateau est intenable et la route de Laffrey m’était fermée. Le train ne partait qu’à 7 h. 15 et le chemin par le pont de Brion faisant un très long détour, j’étais très indécis, quand l’idée me vint de prendre la route de Monteynard.
Ne la connaissant pas, j’allai aux renseignements. Elle est, me dit-on, excellente et ne met Grenoble qu’à 42 kilomètres de La Mure - 38 par Laffrey. D’après la lecture de la carte, cette route devait surplomber le Drac à une grande hauteur et offrir un très pittoresque parcours.

Je partis à 4 heures. Le chemin, tracé à travers des marais et des prairies, suit en s’élevant la ligne de Saint-Georges. Le vent continuait à souffler avec rage, balayant furieusement la Matheysine qui disparaissait sous les nuages de poussière. J’avançais lentement et atteignis enfin, après quelque cent mètres de montée assez raide, le col de la Festinière. Je contemplai longuement ses perspectives lointaines.

Je ne m’arrêtai pas à la Motte-d’Aveillans. Le torrent de Vaulx franchi, je remontai à flanc de coteau pendant 2 kilomètres. La vue devenait de plus en plus belle, et j’avais sous moi le verdoyant vallon tout entier. J’apercevais les multiples lacets du chemin de fer dont les rails brillaient au soleil, les deux viaducs de Loulla, le château de la Motte. Mais ce qui éclipsait tout, ce qui attirait invinciblement mon regard, c’était le mont Aiguille qui, seul, formidable, apparaissait tel qu’un colossal donjon. D’ici, se présentant sous son petit axe, ce n’est plus le gigantesque vaisseau qu’on voit de Clelles où de Mens, et je conçois qu’on l’ait classé parmi les sept merveilles du Dauphiné.
Du haut de la côte aux bords de l’Isère, la descente est ininterrompue et la pente, ne dépassant pas 5 %, je pus marcher à toute allure.
Je traversai Monteynard et à partir de ce village, la route fut un émerveillement. Elle dominait la voie ferrée de 300 mètres, par conséquent le Drac de 600  ; parfois à pic sur le précipice, elle offrait de fantastiques points de vue, de vertigineuses échappées. À chaque instant, dans ma course rapide, le paysage se modifiait et c’était un enchantement indicible de descendre cette route, véritable corniche du Drac. Tel devrait être son nom.
Soudain, à un détour de la route, l’étroite gorge s’ouvrit, l’horizon s’agrandit et je découvrais toute la plaine de Grenoble. À gauche, se dressaient les montagnes du Vercors, hérissées de bois que surmontaient leurs crêtes rocheuses  ; le casque de Néron, le Saint-Eynard, Chamechaude, formaient un admirable fond de tableau.
Le lit du Drac, d’une largeur énorme, était devenu un immense lac de gravier. Prisonnier pendant plus de quarante kilomètres dans sa sauvage fissure, il a, ainsi que les peuples restés longtemps en servage et qui, brisant leurs chaînes, abusent de leur liberté, abusé lui aussi de la sienne, et à une grande étendue de pays, n’a apporté que la désolation et la ruine.
J’ai passé par le pont de Claix et je suivais une des allées du cours Saint-André.
Déjà l’ombre envahissait la plaine, Belledone et Chamrousse n’avaient plus leurs neiges étincelantes, mais leurs sommets aux roches foudroyées, frappés par les derniers rayons de soleil, avaient pris une teinte de flamme d’un aspect saisissant  : c’était une dentelle incandescente, un diadème de feu, couronnant les pentes sombres de la montagne. Insensiblement l’ombre monta, s’étendit triste comme un linceul, et une à une les cimes s’éteignirent.

Ce sublime spectacle a ramené mon esprit à la femme du Désert, aux habitants de la haute vallée. Ce magique tableau que j’admire, ils ne le voient pas quand leurs Alpes s’illuminent  ; l’impression que j’éprouve, ils ne la ressentent jamais ils ne regardent pas les cimes et ni leurs yeux, ni leurs pensées n’interrogent les cieux. Attachés par leur misère à la terre, ils sont toujours courbés vers elle. C’est la mère nourricière, l’alma parens et ils l’aiment comme l’enfant aime la sienne. Entourés de forces hostiles, leur vie est un combat sans trêve et sans merci. De joies, ils n’en ont pas et leur existence s’écoule à arracher à la terre le pain qu’elle leur mesure en véritable marâtre.

De nombreuses voitures, de brillants équipages sillonnaient la grande avenue, et autour de moi, la foule se pressait endimanchée, joyeuse, heureuse de la journée passée en fête...

Et la vue de cette joie, de ce luxe qui m’entouraient ne faisait que rendre ma vision plus aiguë, ma pitié plus profonde.
Trop de bien-être et de bonheur d’un côté, trop de privations et de souffrances de l’autre  ; pourtant nous sommes tous les fils d’un même père et ces différences monstrueuses ne se comprennent pas. Pourront-elles s’atténuer, s’anéantir  ?
Viendra-t-il le jour où nous verrons une répartition plus équitable des joies terrestres, la misère disparue, le faible soustrait au fort, le droit primer la force  ? Assisterons-nous à la fin des luttes fratricides  ? Les hommes s’uniront-ils dans une fraternité jusqu’ici inconnue  ? Luira-t-elle jamais l’éclatante aurore des temps nouveaux  !
Non. Toujours ailleurs.
Et de même que les sommets de Belledone se sont éteints, nos espérances d’ici-bas les plus ardentes, pâlissent, ternissent, s’évanouissent dans la nuit…
Post tenebras lux  !

d’Espinassous

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