Le Col de Porte (1901)

mercredi 2 octobre 2024, par velovi

Paru dans Le Cycliste, Novembre 1901, Source archives départementales de la Loire, cote Per132_7

Le lendemain, à 3 heures nous étions prêts à nous mettre en selle. Comme la veille, le touriste rouge me demanda si j’avais passé une heureuse nuit, si je n’avais pas eu de cauchemars.
— Je vous remercie de votre attention, mais, — et remarquez que c’est l’indice infaillible d’une conscience pure — je ne fais jamais de mauvais rêves.
— Pas même dans Le Cycliste  ? répliqua-t-il malicieusement, et son sourire...
— Votre perfide insinuation, mon ami, constitue, une provocation au premier chef, c’est un véritable casus belli. Ne soyez pas surpris, si je me considère en état de légitime défense. Désormais toutes les représailles me seront permises.  » Et je compris alors le secret mobile de cette sollicitude qui m’étonnait. Hier matin, le cœur lui avait probablement manqué pour ce coup de Jarnac.
— Je suis encore votre débiteur, reprit-il, et je désespère presque de m’acquitter envers vous. Cependant, soyez sûr que je ferai tout ce que je pourrai pour cela.
La rampe de la Placette, d’une longueur de 5 kilomètres, offre une pente moyenne continue de 7 %, qu’avec le développement de 2m,90 on gravit très facilement. Quant à mon compagnon, avec 5m,60 c’était pour lui un simple jeu. Nous montions côte à côte en causant.
— Voulez-vous que nous marchions un ou deux kilomètres, me dit-il, la vue est si belle que c’est un crime de lèse-tourisme d’aller aussi vite. À pied, nous pourrons mieux jouir de cette superbe échappée sur la vallée de l’Isère.
Nous montions donc à pied, échangeant nos impressions, nous arrêtant souvent pour contempler la merveilleuse vue. Tout à coup, nous fûmes dépassés par un quadricycle. À peine si nous eûmes le temps d’entrevoir une jeune femme placée devant le chauffeur.
— Ne trouvez-vous pas étrange que depuis Nyons, nous n’ayons pas rencontré un touriste à bicyclette  ?
— Non, et j’y suis habitué, répondis-je, le contraire m’étonnerait. Le même fait s’est produit dans mon voyage en Auvergne. Le touriste à bicyclette est destiné à devenir bientôt un objet de curiosité. Votre question me rappelle un épisode de mon excursion.
Je vous ai raconté les incidents de route d’Issoire à Clermont par le col de Dyanne, ainsi que ceux de Clermont à Saint-Étienne par Ambert et Viverols. M. de X..., avec qui je passai une fort agréable soirée, me conseilla l’itinéraire Grand’Croix, Pélussin, Chavanay.
— Le dimanche, ajouta-t-il, nos routes sont sillonnées de cyclistes, le plateau de la République, les Grands-Bois en fourmillent.
Pourquoi, me dis-je, ne passerais-je pas par Planfoy  ? Cela me permettra, et je n’en serai pas fâché, de voir la tournure des cyclistes stéphanois. Et précisément le lendemain était un dimanche. Malheureusement, je m’oubliai, et ne quittai Saint-Étienne qu’à 5 heures 30. Les rues étaient vides de cyclistes.
Je me suis levé trop lard, pensai-je, et j’admirai l’entrain matinal des touristes de cette ville. La montée de Planfoy était changée en désert, le plateau de la République également. Je ne rencontrai âme qui vive.
— Pas même le nègre de miss Symour22  ?
— Pas même de touriste noir. Je ne vis qu’un affreux chien qui me poursuivit avec une persévérance digne d’un meilleur sort, car je fus obligé de lui tirer une cartouche de sel caustique. Il s’enfuit en hurlant.
— Vous voyagez donc toujours avec un revolver  ?
— Non, seulement dans mes grandes courses. Le voici  : il est très petit mais d’une puissance extraordinaire. C’est une arme faite spécialement pour les touristes par Galand. C’est sa dernière création.
— Le fait est qu’il est du «  dernier galant  !  »
— Je vous pardonne votre interruption en faveur du mot. Je continue. Ils sont, me dis-je, à l’ombre des grands bois, sous chaque sapin brillera une bicyclette. Dans les grands bois, brillaient seules les gouttes de rosée, et à l’auberge, ils ne fourmillaient pas. En réfléchissant, je calculai qu’avec le train furibond qui caractérise les cyclistes de ce pays, ils devaient être non seulement à Bourg-Argental, mais en revenir, et je descendais avec la plus grande prudence, de crainte de collision, la longue côte. Les steppes de la Sibérie pullulent à côté. À 8 heures, j’arrivai à Bourg-Argental, et pendant que sur le devant d’un café je déjeunais, je fus fort égayé par trois cyclistes qui tournaient sur la place, se livrant à l’acrobatie ordinaire que vous savez. Inutile de dire qu’ils n’étaient pas de Saint-Étienne. Après Bourg-Argental, le désert recommença.
Je fumais une cigarette à la bifurcation de Boulieu, quand au moment où je partais, j’aperçus enfin sur la route d’Annonay deux touristes accompagnés d’une cyclettiste, dont la gracieuse apparition fut le sourire cycliste de cette journée. De Boulieu à Andance rien, et ce ne fut qu’à Sarras que je fus dépassé par deux autres touristes, dont l’un, ingénieur en chef des ponts et chaussées, était bien le plus étonnant cycliste que j’aie rencontré. Il pédalait en planant à chaque instant, et soutenait un train de 20 à 25 kilomètres à l’heure. Jusqu’à Tournon il me servit d’entraîneur. J’étais aussi bien aise de voir dans quel état il descendrait de machine. Ce fut lamentable, rouge, congestionné, il ruisselait, tandis que son compagnon et moi étions en somme fort présentables. Sur une route à pentes insensibles, les planements sont une pure folie.
— Ce sport, en tant que tourisme, tend en effet à disparaître. Il est trop dur pour les jeunes gens efféminés de notre époque, qui se sont précipités sur les automobiles, la négation absolue, jusqu’à maintenant, de l’indépendance si chère aux vrais touristes.
— Je le regrette pour eux. Ils ignorent une des plus grandes jouissances qu’il soit possible de goûter sur notre pauvre planète, où, comme les cyclistes à Planfoy, elles ne pullulent pas.
Tout en causant, nous étions arrivés à la Placette. L’auberge était ouverte, et dans l’air vif du matin nous nous sentîmes en très bonnes dispositions pour déjeuner. Je ne sais comment la conversation tomba sur la Revue.
— J’espère bien, me dit le touriste rouge, que vous ne recommencerez pas votre agréable plaisanterie de la Croix-Haute, et que je ne risque rien à aller à la Grande Chartreuse avec vous. Vous ne sauriez croire, quand je revis votre récit et que je m’aperçus que j’en étais le héros, combien je fus étonné  ; je fus même un instant furieux de votre trahison, mais ça ne dura pas. Vous n’aviez pas été, j’en conviens, bien méchant, et je finis par rire franchement. À vrai dire, vous n’aviez raillé que mes imperfections physiques, ou plutôt ce que vous croyez en être. Rappelez-vous Saint-Julien-en-Beauchène  ! et puis, me dis-je — c’était le corollaire naturel de votre récit — je dois être irréprochable au moral. J’avoue que cette hypothèse me séduisit un instant. Je n’ai pas besoin de vous dire que ma modestie eut vite raison de cette pensée, et j’accusai votre peu de clairvoyance. En somme, vous ne m’aviez rien promis, je ne vous avais rien demandé, vous étiez donc parfaitement libre.
— Comme aujourd’hui.
— Comment  ! comme aujourd’hui  ?
— Hier soir, à Serres, pendant que vous dormiez, je notais hâtivement nos incidents de route. Vous imaginez-vous que c’était pour moi seul que je luttais contre le sommeil.
— Vous ne dormiez pas  ! encore une trahison  ! à qui donc se lier  !
— Vous reconnaîtrez que j’ai respecté votre incognito  : ni votre nom, ni la ville que vous habitez, rien dans mon récit ne peut le faire supposer.
— Et mes jambes  ! et ma malheureuse moustache  ! Je crains toujours de rencontrer un abonné du Cycliste s’écriant à ma vue  : Voilà l’homme rouge qui passe  !...
— N’ayez pas cette crainte. Les abonnés de la Revue sont trop bien élevés pour cela. Je dirai même plus  : je pourrais vous en citer et non des moins aimables — qui seraient enchantés de vous connaître.
— Vous me gâtez mon excursion. Encore, si vous me promettiez d’avoir la main légère. Mais aussi, quelle extraordinaire idée avez-vous eue de collaborer au Cycliste  !
— Extraordinaire, je vous l’accorde, et j’en suis encore plus étonné que vous. C’est cette infernale Croix de Chabourey qui en est cause.
— Quelle responsabilité  ! Je suis surpris qu’elle soit encore debout, interrompit-il d’un air pénétré, en joignant les mains.
— Elle est même très solide, pourtant, n’essayez pas de lui dédier un sonnet, les bras lui en tomberaient et ce serait vraiment dommage. Je poursuis. M. de Vivie m’a rendu le plus grand service qu’un touriste puisse rendre à un autre, en me révélant la puissance de la petite multiplication à laquelle je ne croyais pas. J’ai voulu, par quelques récits écrits d’une main inhabile — ils seront mis au nombre de mes péchés de jeunesse — le remercier. Voyez, comme vous vous trompiez, quand vous m’accusiez de n’être pas reconnaissant  ! J’étais bien aise en même temps d’orienter les touristes vers des pays peu connus, et si j’ai pu donner le goût du tourisme à quelques cyclistes, si j’ai pu en arracher, ne serait-ce qu’un, aux joies malsaines de la ville, je m’estimerai suffisamment dédommagé. Je me suis permis, mon cher ami, de vous associer à cette bonne œuvre.
— Je n’ai plus rien à dire, si ce n’est que pour me fermer la bouche, votre dernière raison est d’une habileté extrême. Mais pour l’avenir, vous engagez-vous  ? Serai-je près de vous en sûreté  ?
— Je vous le promets. Le touriste rouge ne paraîtra plus dans Le Cycliste, et pour vous le prouver, voulez-vous, le mois prochain, venir à Valsenestre  ?
— À cette condition, je le veux bien. Un télégramme et j’accours. La Placette dépassée, la route descend rapidement dans la vallée de l’Hérétang. Nous arrivâmes vite à Saint-Laurent-du-Pont où nous ne nous arrêtâmes pas. Au pont de Saint-Bruno, je changeai de multiplication et nous roulâmes à une modeste allure.

À la bifurcation de la Croix-Verte nous mîmes pied à terre pour gravir la pente à 15% qui nous amena au couvent.
Il était exactement 7h. 40 quand nous sonnâmes à la porte. La visite ayant lieu à 8 heures, nous utilisâmes le temps qui nous restait à déjeuner. Notre collation à la Placette était passée à l’état de souvenir. À 8 heures un frère vint nous chercher.
— Je vous attendrai au-dehors, sur la pelouse. Je suis venu au couvent plusieurs fois, ce serait pour moi une corvée. Vous me ferez part de votre impression  », et je le laissai.
J’attendis longtemps. La grande porte enfin s’ouvrit et le touriste rouge apparut.
— Eh bien, lui dis-je, avez-vous été séduit par la vue intérieure du couvent  ? Vous sentez-vous des dispositions à devenir chartreux  ?
— Chartreux  ! jamais de la vie, et la mortelle tristesse de ce cloître me ferait fuir à cent lieues. Sa visite m’a peu intéressé. Ce n’est pas le premier que je vois, et à part quelques détails, c’est toujours la même chose. Nous n’étions que cinq touristes, ce qui m’a paru peu. Le frère qui nous conduisait avait une véritable mine d’ascète et dans ses yeux sombres luisait l’ardeur mystique de sa vocation. Évidemment, il croyait par ses macérations gagner le ciel. Il me regardait presque tout le temps  : ma maigreur de simple laïque devait lui porter ombrage.
— Que vous puissiez porter ombrage à quelqu’un  ! Ah, mon ami, ne l’espérez pas. Que ce soit à un fil  ! Et encore  ! Ce n’est pas à vous que l’on dira jamais  : ôte-toi de mon soleil  ! le spectre solaire compterait seulement une raie de plus. Enfin, je suis fort heureux que vous ayez trouvé votre pareil. Je croyais bien que vous monopolisiez.
— Vous vous vengez... Je ne répondrai pas. Le voisinage de ce couvent a sur vous une détestable influence. Partirai-je seul  ? D’ailleurs, votre manière de vous nourrir vous a très bien préparé à cette vie austère.
— Quittez ce souci. Je n’ai jamais envié la vie monastique. Pour moi, vie est synonyme de mouvement, et les seuls ordres qui m’eussent attiré, ce sont ces ordres mendiants du moyen âge, dont les moines, la besace au dos, le bâton à la main, parcouraient toute l’Europe. Ils couchaient un jour dans un château, le lendemain sous le chaume, parfois même en pleine forêt. Ces moines-là sont nos ancêtres, ce sont les premiers touristes.
— Oui, mais ils ont disparu. Quant aux ordres existants aujourd’hui, je n’en comprends aucun et les couvents sont, à mes yeux, un véritable anachronisme. Les hommes sont faits pour vivre ensemble, pour s’aider, et non pour s’isoler. Je ne conçois pas au XXe siècle un homme se faisant moine.
— Je ne suis pas de votre avis. Je pense aux vaincus de la vie, à ceux qui, meurtris, demandent grâce. Le couvent, c’est l’évasion qui les soustrait aux trahisons du monde, à la méchanceté des hommes. En proie aux mille jouvences de cette terre, ils goûtent là le repos, l’oubli  ; c’est le port sauveur qui abrite leur détresse.
— Non, votre retraite n’est qu’une fuite. Vous évitez le combat, vous rendez les armes. Le cœur vous a manqué pour lutter, vous avez déserté, et si vous voulez connaître le fond de ma pensée, la vie monacale n’est qu’une des formes de l’égoïsme.
— Mais enfin, s’il me plaît à moi de fuir le monde, en quoi cela regarde-t-il quelqu’un  ? Au nom de la liberté, j’ai le droit de penser et d’agir comme il me conviendra.
Commençant ainsi, nous ne pouvions nous entendre. Nous discutâmes longtemps en pure perte. Esprit généreux, cœur dévoué, ne connaissant pas les misères de la vie, le touriste rouge ne pouvait comprendre cette séparation absolue, cette claustration dans laquelle se sont réfugiés certains de nos semblables.
Rien de tel qu’une discussion animée pour ouvrir l’appétit.
— Savez-vous qu’il est onze heures  ? Si nous allions déjeuner  ? me dit mon compagnon.
— Allons déjeuner. D’ailleurs, ce que nous disons est loin d’être folâtre.
— Cela vous serait-il égal que nous filions sur Saint-Pierre  ? Le menu serait moins sévère et nous n’aurions aucun prétexte à rouvrir cette discussion. Ensuite, nous avons en perspective la rampe du col de Porte et je crains que ce maigre auquel je ne suis pas habitué...
— Comme vous voudrez. Je ne tiens pas plus que vous à rester ici. L’hôtel du Désert est fort bon, rien ne nous retient plus, partons.
Et prenant nos bicyclettes, nous sautâmes en selle.
La route de Saint-Pierre-de-Chartreuse, qui d’abord descend modérément, ne tarde pas à s’accentuer terriblement. Malgré mon insistance, mon ami ne voulut pas mettre pied à terre et nous fîmes la folie de faire en machine la section à 10 %. Être le dieu des cyclistes ne doit pas constituer précisément une sinécure  !
Arrivés sur les bords du Guiers nous respirâmes.
— Ça s’est très bien passé, me dit-il, et pourquoi voulez-vous que je suive vos conseils, quand vous-même vous ne les suivez pas  ?
Il n’y avait rien à répondre à cette judicieuse remarque. Je me tus.
Nous fûmes vite à l’hôtel du Désert. Un touriste — l’espèce offre une variété infinie — installé dans un grand fauteuil près de la fenêtre, à une chambre du second étage, tenait à la main une canne à pêche. La longue cordelette flottait sur la rivière, et sans se déranger, surveillant de très haut les mouvements du bouchon multicolore, il pêchait.
— C’est ce qui s’appelle un «  pêcheur en chambre  », observa le touriste rouge.
Dans la salle à manger déjà nombre de touristes déjeunaient. Nous nous assîmes à une petite table isolée  : nous voulions pouvoir causer tranquillement. Malheureusement, deux cyclistes qui dînaient près de nous s’entretenaient bruyamment et leur conversation ne tarda pas à nous amuser beaucoup. Le verbe haut, l’allure insolente, ils parlaient surtout pour la galerie. L’un d’eux avait une passion fâcheuse pour les citations, les mots historiques qu’il plaçait à tort et à travers, ce qui produisait un effet qu’il ne prévoyait pas sans doute.
Ils nous fatiguèrent bientôt, et notre repas terminé, nous quittâmes la salle et fîmes apporter le café sur la terrasse que longe le Guiers.
— Quels stupides touristes  ! ils reculent les bornes de la bêtise humaine.
— Ce ne sont pas des touristes, répondis-je, ce sont tout simplement des échappés de quelque grande ville qui «  font  » la Chartreuse, s’il m’est permis de me servir de la langue de leur corporation. D’ailleurs, avez-vous remarqué leurs costumes  ? Leur carcan de toile blanche  ? Un touriste amant de la belle nature et qui voudra par conséquent la caresser de près, pourrait-il s’astreindre à un pareil accoutrement  ? Règle invariable, le touriste se reconnaît à la commodité et au laisser-aller de son vêtement. Le mépris de la mode est le commencement du tourisme.
— Votre explication me comble d’aise. Voyez la poussière qui nous couvre, nos feutres de meunier...
— Nous avons la tenue réglementaire. Je ne me souviens plus où j’ai lu qu’un touriste remplaçait, à table d’hôte, son faux-col absent par l’exquise distinction de ses manières. Avez-vous remarqué l’heureux emploi qu’a fait notre voisin de table du mot de Sieyès  ?
— Je l’ai savouré en silence comme doivent se savourer toutes les choses rares. Il me rappelle un incident de voyage presque identique qui m’est arrivé encore dans votre département.
— Dans mon département  ! Décidément vous lui en voulez.
— Amieus Plato...
— Ne continuez pas. Elle est complètement usée, tout à fait hors de service.
— Je passe donc. Parti le matin de Saint-Guilhem-le-Désert, j’arrivai à midi à X... où je déjeunai. Ensuite, j’entrai dans le café où se réunissaient les notables de l’endroit. À une table voisine de la mienne était assis un personnage que plusieurs personnes entouraient, l’appelant cérémonieusement M. le suppléant.
Il tenait le dé de la conversation et toutes ses paroles étaient soulignées de gestes et de sourires approbateurs. Nourri évidemment du suc le plus pur de l’antiquité, il se risquait parfois, lui aussi, à des citations véritablement extraordinaires. Sa personne surtout l’occupait. Il daigna conter le menu de son déjeuner, déjeuner succulent, paraît-il, car il termina ainsi  : «  Enfin, Messieurs, j’ai fait un vrai festin de Sucullus  !  »
L’auditoire en entier s’inclina sans comprendre, muet d’admiration devant un pareil faste. Seul, un jeune homme qui se trouvait placé à côté du suppléant ne m’avait pas paru partager l’allégresse générale. Il osa — les jeunes gens ont toutes les audaces — hasarder timidement  :
— Vous voulez sans doute dire de Lucullus  ? Le suppléant stupéfait, le regarda un moment saisi de sa hardiesse. Ensuite, sûr de lui, et souriant avec la supériorité que donne le vrai savoir, il laissa tomber ces mémorables paroles  :
— J’ai dit Sucullus. D’ailleurs Lucullus n’aurait aucun sens  !
Le jeune imprudent ne protesta pas. Fut-il convaincu, n’osa-t-il rien dire  ? Était-ce un surnuméraire ambitieux  ? Il se tut.
Quant à moi, j’admirai les fruits étonnants de l’instruction obligatoire. Et dire que ce sera cet être-là, juge de paix probablement à cette heure, qui me jugera et m’appliquera le maximum en cas de contravention cycliste  ! Il était petit, replet, bouffi, et quand on aime les festins de Sucullus, on est sûrement vélophobe.
— Le ciel nous préserve de ses considérants  !
La route du col de Porte remonte par des pentes très dures le vallon de Saint-Hughes. Les sections à 10% n’y sont pas rares, aussi nous arrêtâmes-nous souvent. Sous les sapins, des amas de neige se voyaient encore. Dans une clairière, nous aperçûmes des soldats attisant un feu sur lequel, suspendue à trois piquets, bouillait une marmite, espoir de leur dîner. Arrivés au col, vu l’heure, nous décidâmes de faire une grande halte, et cherchant un endroit abrité, nous nous assîmes en plein soleil.
Homme de précaution, le touriste rouge sortit de son sac tout ce qu’il fallait pour constituer un très agréable goûter. Le secret d’un court conciliabule avec le maître d’hôtel de Saint-Pierre me fut ainsi révélé. Après lui avoir volé les félicitations qu’il méritait, je tirai mon étui à cigarettes et nous nous mîmes à fumer et à causer.
Collectionneur passionné d’eaux-fortes, je lui expliquais les différents états d’une planche, je lui disais les difficultés, les émotions, les péripéties de la poursuite de l’épreuve rarissime, de celle tirée sur Japon ou parchemin, avant la gravure de la Remarque, sous les yeux de l’artiste, à un ou deux exemplaires seulement  ; état occulte presque impossible à se procurer et que le graveur garde jalousement, quand tout à coup il m’interrompit  :
— Voyez le joli sujet que cela ferait, et il me montra un groupe venant vers nous.
L’homme, un bûcheron, son sac derrière le dos, portait sur le bras, une fillette encore toute jeune. Il babillait avec elle, tantôt lui faisant les gros yeux, enflant la voix, tantôt l’embrassant, et sa moustache aux poils rudes piquait les joues rosées de l’enfant qui riait aux larmes. À dix pas suivait la mère lourdement chargée également, que deux enfants un peu plus âgés se faisant remorquer, tenaient par un pan de sa robe  : attentive au manège de son mari, sa figure reflétait une joie attendrie.
— Que ces gens paraissent heureux  ! me dit-il, la fortune ne fait pas le bonheur. Et il les regardait ravi.
— Vous avez bien raison, ni l’or, ni la grandeur ne nous rendent heureux. Ne croyez-vous pas qu’il soit temps de partir  ?
— Oui, me répondit-il en souriant, il n’est que temps.
Et se levant à son tour, il prit sa bicyclette. Il allait se mettre en selle quand je l’arrêtai.
— II ne faut pas songer ici à traîner un fagot, nous serions sûrs du procès-verbal. Les pentes étant fort raides, et cette route très fréquentée, nous nous séparerons. Vous me devancerez, si vous voulez, de 500 mètres, mais comme il importe que nous restions en communication, voici ce que je vous propose  : c’est de nous servir d’un système de signaux que j’ai imaginé. Vous passerez le premier. Venant de vous, trois coups de trompe signifieront que vous mettez pied à terre, soit pour vous reposer, soit pour un danger quelconque  ; deux coups, que la route est mauvaise.
Venant de moi, à mes trois coups vous devez immédiatement sauter de machine et m’attendre, c’est l’arrêt absolu. Deux coups signifieront  : allez lentement, je veux vous rattraper. Quant au coup de trompe seul, il restera l’avertissement pour les voitures et les piétons. Ces trois signaux répondent à tous les cas. Dans mes voyages alpins avec le touriste de Glanges dont je vous ai si souvent parlé, ils nous ont rendu les plus grands services.
— Compris. Êtes-vous prêt  ? Je pars.
La route était ce jour-là presque déserte et nous marchions à 25 ou 30 kilomètres à l’heure. Celle vitesse n’est pas excessive et de temps en temps, nous ralentissions par de brefs coups de frein quand notre machine s’emportait.
Le touriste rouge peu à peu augmentait son avance, et de temps à autre je l’entrevoyais filant comme une flèche. Bientôt, la route tourna et je le perdis de vue. Tout à coup, trois appels de trompe, nerveux, saccadés, retentirent au loin. J’activais ma marche quand le signal se répéta. Quelque chose d’insolite évidemment s’était passé. J’aperçus enfui mon ami assis sur le parapet du chemin.
— Que vous est-il arrivé  ! lui dis-je en sautant de machine, comme vous êtes pâle, votre figure est toute bouleversée. Qu’y a-t-il donc  ?
— Jamais je n’ai vu la mort de plus près, et je suis encore tout ému du danger auquel je viens d’échapper. Je descendais, à vive allure, quand soudain je ressentis une secousse formidable et, sans m’en rendre compte, je me trouvai debout sur la route à deux pas de cet abîme. Ma chaîne — pourquoi ne vous ai-je pas écouté — trop peu tendue, avait accroché l’extrémité de la manivelle bloquant brusquement la roue motrice. Voyez la profonde trace qu’elle a laissée dans la poussière. C’est un véritable miracle que sous le choc mon cadre ne se soit pas tordu et que je n’aie pas été jeté à droite dans ce précipice. Vous comprenez maintenant mon émotion.
— Tenez, dis-je, prenant dans mon sac un flacon d’arnica, humectez ce sucre et buvez ensuite une gorgée.
Après, le touriste rouge se sentit mieux.
— Nous pouvons nous remettre en route, me dit-il.
— Non, faisons à pied un ou deux kilomètres, la marche activera la circulation du sang et vous fera grand bien.
Nous arrivâmes ainsi au col de Vence. Là, après de courtes ablutions à la fontaine, il retendit sa chaîne.
— Quelle réclame pour le constructeur de ma bicyclette  ! Voilà l’avantage d’avoir une machine de marque. Je me sens maintenant tout à fait bien. Nous pouvons, je crois, repartir.
— En selle donc.
Je partis deux minutes après lui. Le panorama du col est sans doute admirable, mais la route, offrant une pente très forte et des tournants assez dangereux, toute mon attention s’y portait. Pourtant, pris par la merveilleuse vue, j’eus un moment de distraction et brusquement apparut, à huit ou dix mètres, une charrette chargée de tonneaux, dont les chevaux arrêtés coupaient obliquement la route, la barrant entièrement. Je serrai mes deux freins et pus sauter à terre juste sous les naseaux du premier cheval.
Furieux, je sortis de mon caractère, mon sang de méridional l’emporta et j’apostrophai le charretier, lui reprochant son imprudence.
— C’est miraculeux, m’écriai-je, que je ne sois pas tombé sous les pieds de vos chevaux  !
L’air placide, souriant, assis comme Bacchus sur son tonneau, le charretier me regardait sans rien dire. Ensuite, sans se presser, il prit un petit tonnelet de 3 à 4 litres et le tenant des deux mains, but lentement, toujours me fixant.
J’étais stupéfait, apaisé presque par le sang-froid vraiment magnifique qu’il déployait.
Tout pourtant a une fin, même la soif d’un charretier. Et quand il eut assez bu  :
— Voudriez-vous boire  ? me dit-il avec un bon sourire, et il me tendit le tonnelet.
Je trouvai la situation si drôle que subitement ma colère s’évanouit ou bien, par une loi mystérieuse, mon esprit subit l’influence du sien, et je souris. Quel philosophe  ! me dis-je, quel oubli des injures  ! La colère ne mène à rien, et du moment que j’étais sain et sauf, à quoi bon me plaindre  ? J’ai eu tort de m’emporter. Je voyage pour mon agrément, lui a chargé ces lourdes futailles et se rôtit depuis deux heures sous ce soleil de plomb. Pourquoi moi, un heureux de ce monde, ai-je tant crié pour une petite inadvertance de ce brave homme  ? Et j’accusai le soleil  ; on n’aime pas à avouer ses torts. Soyons tolérants les uns pour les autres  : excellent conseil sans doute, mais plus facile à donner qu’à suivre.
Et je levai le bras, pris le tonnelet et le portai à mes lèvres.
Nous nous séparâmes dans les meilleurs termes.
Je rattrapai le temps perdu, la rampe fut vite descendue, et j’aperçus le touriste rouge qui m’attendait sur la route.
— Nous en sommes enfin sortis, me dit-il, quelle abominable descente  ! J’ai la main encore tout engourdie du serrage du frein.
— Vous rendriez jaloux Jérémie  ! Le passé n’existe pas, pensons donc au présent. Savez-vous qu’il est 6 heures et qu’il n’est rien de tel que les émotions pour ouvrir l’appétit.
— Jamais pensée plus juste, plus vraie, et votre arnica est un puissant apéritif.
J’admirais la vigueur, la robusteté qui se cachaient sous sa frêle apparence, quand, tout à coup, une idée me traversa l’esprit.
— Les Grecs, mon ami, à la fin d’un voyage heureusement terminé, remerciaient les dieux qui leur avaient été favorables en leur offrant un sacrifice. Les fortunés immolaient une génisse, d’autres une brebis, les plus pauvres enfin un coq...
— Où voulez-vous en venir  ?
— Attendez. Ne croyez-vous pas qu’il serait convenable d’offrir une victime au dieu du tourisme qui nous a protégés et qui a été si plein d’égards pour nous  ?
— Oui, mais laquelle  ? je ne pense pas que...
— Je vous propose d’immoler le végétarisme et de faire ce soir ce que dans le langage des cours on appelle un dîner de gala.
— La triomphante idée  ! J’accepte avec transport  ! Vous avez complètement raison. Comment n’y ai-je pas pensé  ! c’est une question de tact, de convenance, de savoir-vivre, nous devons nous montrer reconnaissants. Je me charge du menu et si le dieu des touristes n’est pas content, il sera difficile  !
Nous nous mîmes en selle, et, dix minutes plus tard, nous descendions sur la place Grenette.
Je serai très bref sur notre dîner. Dire qu’il fut austère, serait par trop rester au-dessous de la vérité. Le menu du touriste rouge fut parfait. Il avait décidément la fibre de la reconnaissance.
Quelles jolies et amusantes histoires il me conta  ! Il était en verve et fut, ce soir, étincelant, éblouissant. Jamais je ne savourai mieux la vie, et jamais, par contre, les heures ne passèrent plus vite.
À un certain moment, la conversation tomba sur une célébrité littéraire, contemporaine, Madame X..., que, par le plus grand des hasards, j’avais rencontrée naguère, en chemin de fer.
— Ce qui m’a le plus étonné chez elle, ajoutai-je, c’est son allure de puritaine. Je me la figurais tout autre. Vous me direz que les apparences...
— Connaissez-vous ce quatrain  ? me répondit-il, il n’est pas de moi. Il vous est donc loisible de le trouver charmant  :

Il était une Romaine.
Qui filait avec passion.
Le matin, c’était de la laine.
Le soir, c’était de la maison.

Et le dîner continua dans sa folle gaieté. Il eut pourtant une fin.
— Je me permettrai, mon cher ami, dis-je en me levant de table, de vous remettre en mémoire cette admirable pensée que vous avez burinée à Rosans sous une non moins admirable forme, et dont nous venons de faire une si heureuse application  : La sobriété est la vertu cardinale du cycliste  !
C’était un coup droit. Il le para.
— Quelle bizarre coïncidence  ! Je cherchais à me rappeler où j’avais rencontré le touriste qui me donna cet excellent conseil  : Soyez très sobre, soyez végétarien, que l’eau soit votre unique boisson. Ne serait-ce pas sur la route du Valgaudemar  ?
— Parlons d’autre chose. Voyez comme ces fleurs ont des nuances délicates.
À neuf heures, nous sortîmes de l’hôtel, et après le thé, nous nous dirigeâmes en fumant vers la gare, où le touriste rouge devait prendre l’express de Lyon de 10 h. 18. La bicyclette enregistrée, nous nous promenâmes sur le quai attendant l’heure du départ.
Toujours un peu de mélancolie, un peu de tristesse se mêle aux adieux. Notre entrain était loin et c’est presque émus que nous nous serrâmes les mains. Mon ami monta en wagon, choisi un coin et plaça sac et journaux dans le filet. Puis se penchant à la portière  :
— Télégraphiez-moi pour Valsenestre. Je vous promets de venir.
Tout à coup, au sifflet aigu du chef de gare, répondirent la trompe au son rauque du chef de train, le cri strident de la locomotive, une dernière poignée de main et le train se mit lentement en marche.
— À Valsenestre  !
— À Valsenestre  ! adieu  ! adieu  !
Le train avait franchi le grand hall éclairé de la gare, sa masse noire d’instant en instant devenait moins distincte, et bientôt je n’aperçus plus qu’un triangle rouge qui fuyait dans la nuit.

d’Espinassous

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