Le Couffourenc (1903)
mercredi 2 octobre 2024, par
Paru dans Le Cycliste, Octobre 1903
—NOTES DE VOYAGE —
à Mademoiselle Marthe Hesse.
Parti de Livron à 4 heures, je ne suis arrivé à Die qu’à midi. Pourquoi le dieu des touristes qui s’était toujours comporté envers moi en homme du monde, s’est-il aujourd’hui conduit en véritable Apache ? Huit heures pour faire 56 kilomètres ! Que d’incidents, grands dieux, et pas un d’agréable ! Enfants me jetant leurs cerceaux de fer dans mes rayons, chiens trop caressants, vieille sorcière zigzaguant et finissant par se jeter sous ma roue, écrou perdu, montre oubliée dans ma chambre et me forçant à retourner d’Allex à Livron, poussière épaisse, chaleur atroce, rien ne m’a manqué.
Marchant prudemment avec une roue branlante, je suis arrivé à Crest où j’ai pu réparer. Enfin à midi je descends devant l’hôtel des Alpes. Le déjeuner m’a fait oublier ces misérables anicroches. Je suis parti à une heure, sous un soleil implacable. Je m’arrête 10 minutes à Luc. Je comptais y voir un disciple de Kuhne, exemple miraculeux de cette extraordinaire méthode. Je joue de malheur, il est à Paris.
2 kilomètres après Luc, viaduc du Clap... Très joli site. La route s’insinue entre les gigantesques rochers de l’éboulement du Clap. Chaque bloc a la grandeur d’une maison. Ils sont entassés dans un désordre, un pittoresque incroyables.
Il me rappelle dans des proportions infiniment plus grandes le moulin des pierres près de Châtillon-de-Michaille. Après ce chaos, montée et tunnel creusé par les moines où se précipite la Drôme. Ensuite plaine marécageuse, plate, longue, ennuyeuse comme un voyage en Sardaigne. J’arrive à Beaurières. Impossible de trouver du lait. Une jeune femme au cœur compatissant, émue de ma détresse m’en donne une tasse.
À Beaurières commence la côte de 10 kilomètres qui me conduira au col de Cabres. Montée monotone, fastidieuse, sol sablonneux et en plein soleil. Quelle sotte idée ont eue les ingénieurs d’y planter des peupliers d’Italie ! Il était si simple d’y mettre des érables ou des noyers. Je domine le chemin de fer et ses nombreux tunnels. Dans l’un d’eux la voie tourne complètement. Je pense au Gotthard et ne fais plus attention au paysage. J’aperçois enfin une cheminée qui fume furieusement. C’est le refuge. Pas de lait, pas de café. Je tire mon étui à cigarettes et fais comme la cheminée.
Je descends à toute allure sur la Baume. Passé ce village, la route est en pente douce jusqu’à Saint-Pierre-d’Argenson. Je passe devant la villa mauresque de la « Dame mystérieuse ». Le vent s’est levé violent. Je ne donne pas un coup de pédale. Tout à coup j’aperçois une mauvaise pancarte portant : passage dangereux à 200 m. Je me méfie. C’est le plus horrible caniveau que j’aie jamais vu ! La nuit c’était la chute sûre. Pour un automobile la fin certaine de ses ressorts. De Saint-Pierre à Veynes courtes et rudes montées. À signaler le passage à niveau de la Croix-St-Luc. On y arrive en descente rapide. La barrière est peinte en brun clair, ce qui la rend presque invisible. Il la faudrait blanche. J’aperçois enfin dans la nuit les feux de couleur de la gare de Veynes. Je descends au buffet de la gare. Les chambres sont vernies, les lits en cuivre, le dîner réparateur.
Vallouise, hôtel des Écrins, 21 juillet.
Je suis parti de Veynes à 5 heures. Il fait froid sur le plateau. À la Roche, vue superbe sur les monts du Dévoluy. La route longe des marais. À la Freyssinouse longue descente sur Gap. Admirable panorama. À Gap, longue halte. Jusqu’à Chorges route agréable, nombreuses ondulations. Arrêt à la fontaine de ce village. Le poteau du T. C. portant route à éviter est ridiculement placé. Tout chauffeur marchant rapidement ne peut le voir. Causé un instant avec un habitant fort prévenant : c’est le délégué du T. C. Je prends la route des Molettes et suis bientôt sur les bords de la Durance. Jusqu’à Savines lignes droites. Ensuite, route accidentée. Par une dernière côte assez raide, j’arrive à Embrun.
Les souvenirs du docteur Julliard, les miens, me poussent à fuir les hôtels de cette ville. Un gendarme habilement interrogé m’indique un petit restaurant. Il est parfait. Je dîne avec une jeune et jolie institutrice venue pour un intérim. Après déjeuner je vais revoir la cathédrale. Je ne décolère pas. Cette admirable église bâtie en pierres blanches et noires qui formaient certains dessins a été badigeonnée ! De magnifiques boiseries noircies, jolies par le temps, ont été vernies ! Et partout abondent des fleurs artificielles, des feuilles dorées, des saints et saintes polychromes. C’est hideux. Je voudrais que tout curé, à part son examen théologique, passât un examen artistique. Des merveilles comme la cathédrale d’Embrun ne seraient pas ainsi déshonorées.
Il est une heure. Que faire jusqu’à deux ? Il n’y a plus rien à voir. J’ouvre l’annuaire du T. C. Le délégué est M. G. sous-préfet. Allons voir le sous-préfet. Je lui demanderai comme entrée en matière un renseignement sur une route quelconque. S’il est touriste, nous nous entendrons fort bien. Il me racontera des histoires sur Embrun et raillera « l’administration ». J’ai remarqué qu’on avait un singulier plaisir à dire du mal de son maître, et se moquer de son supérieur a toujours été la joie et la compensation du subalterne. Je sonne donc à la sous-préfecture.
— M. G. demandai-je à l’employé est-il chez lui ? Veuillez lui porter ma carte. » L’employé me regarde avec étonnement, puis sourit largement.
— M. G. n’est plus ici. Il y a dix-huit mois qu’on lui a « fendu l’oreille » ! me répond-il.
Pas respectueux pour un maravédis cet employé ! Mais quel contentement il a dû éprouver à me faire cette réponse.
Je quitte Embrun à 2 heures. Superbe route. Légères montées et agréables descentes jusqu’à Montdauphin. Ennuyeuse montée de Saint-Crépin. Remarqué à la Roche le lac couleur d’émeraude ; de l’autre côté de la Durance, les ruines de Rame et la montagne rougeâtre de Pallon. J’aperçois la montée que je gravirai demain. Sa pente me paraît formidable.
À la Bessée, rencontre d’un curé qui me demande l’heure du courrier de Vallouise. J’ouvre mon indicateur : — Quatre heures lui dis-je. La route débute par une longue et dure montée. J’aperçois la muraille des héroïques Vaudois. Je dis, héroïques ! car lorsqu’on se bat pour une idée ou une croyance et non pour un intérêt, on l’est ; et mourir pour la liberté de penser est une des plus nobles morts.
La montée finie, la route court en palier, dominant et suivant la Gyronde. À gauche, le paysage est très vert et devient de plus en plus alpestre.
J’avais déjà fait 6 à 8 kilomètres quand je croise un cantonnier. Sans m’arrêter je l’interpelle.
— Suis-je encore loin de Vallouise ?
— Vous n’êtes qu’à un kilomètre de la ville aux petits hommes me répond-il en éclatant de rire.
Voilà, me dis-je, un cantonnier facétieux et d’humeur plaisante, mais je ne compris sa plaisanterie que plus tard, en remarquant la taille minuscule des habitants de Vallouise.
Enfin un clocher pointe à travers les arbres, je passe un pont et je mets pied à terre devant l’hôtel des Écrins.
Après une rapide toilette je vais voir le curé.
— M. le curé ne rentrera qu’à dix heures du soir me répond une vieille domestique.
Je me rabats sur le juge de paix. Absent lui aussi. Je crois me rappeler que M. H. percepteur à Vallouise est délégué du T. C. Erreur de mémoire, j’ai confondu Vallouise avec un autre village. Je me présente à la perception. M. H. est fort aimable. Malheureusement il ne sait rien n’étant ici que depuis peu. Il m’offre de me prêter l’ouvrage de Whymper sur le Pelvoux « Très curieux, me dit-il, et relatant toutes les vieilles coutumes du pays ». Ce livre a quarante ans de date, il ne doit plus être exact.
Je fais part à M. H. de ma déconvenue de n’avoir pu trouver le juge de paix chez lui.
— Mais il joue aux boules devant la poste ! me répond-il. Venez sur le balcon, vous l’apercevrez faisant sa partie dans le pré. » Je remercie le percepteur et me dirige vers le pré.
À mon approche, le juge de paix qui s’apprêtait à lancer sa boule retient son bras. Très maigre, de taille moyenne, il accuse 30 à 35 ans.
— M. le juge de paix, lui dis-je, je me suis présenté chez vous il y a une demi-heure. J’ai eu le regret de ne pas vous y trouver. Pourriez-vous, après votre partie, me donner quelques minutes d’entretien.
— Mais tout de suite et non après ma partie, me répond-il. Je suis à vous. D’ailleurs cette partie est peu intéressante. (Il devait perdre évidemment.) Voulez-vous que nous allions chez moi ?
— Ce n’est pas nécessaire. Promenons, si vous le voulez bien, sur ce chemin.
Nous quittons le jeu de boules, passons devant la poste et tout en marchant, je l’interroge sur la vallée.
— Vallouise, lui dis-je, est une des plus jolies vallées des Alpes. Elle a été, vous le savez, le théâtre de cruelles et d’horribles luttes. L’héroïsme des Vaudois l’a à jamais rendue célèbre. Mais ce n’est pas sur ces luttes que je désire avoir des renseignements. Ici le souvenir en a péri. Je voudrais savoir si les anciens usages fort curieux de Vallouise se sont conservés jusqu’à aujourd hui. Quelle est la manière de vivre des montagnards ? Les noces, les baptêmes, les fiançailles offrent-ils quelques traits de mœurs particuliers à cette vallée ?
Le juge de paix qui m’écoutait attentivement s’est arrêté. Sa figure se rembrunit et devient soucieuse. Il me regarde fixement et, surmontant enfin un sentiment d’hésitation, me dit :
— Ces questions, ces demandes, Monsieur, m’étonnent. Jamais un touriste, et il en vient beaucoup ici, ne me les avait adressées. Et quoique nous soyons en paix avec l’Italie, je désirerais, avant de vous répondre, savoir qui vous êtes. Voudriez-vous me montrer vos papiers ?
Je reste stupéfait. Il y a largement de quoi. Mon premier mouvement est de tourner le dos à ce vigilant magistrat de notre délicieux gouvernement. Le second, vu le caractère ridicule qu’auraient pu avoir les suites de mon refus — télégramme au sous-préfet annonçant l’habile arrestation d’un espion dangereux, entrée à bicyclette à Briançon entre deux gendarmes, etc., etc. — est de lui présenter ma carte du T. C. Tout de suite j’ai vu que l’incident se présentait mal. D’ailleurs il avait un côté d’opérette qui me déplaisait.
Le juge de paix lit attentivement ma carte au verso et au recto. Il me la rend en souriant aimablement.
— Je vois que vous êtes Français, me dit-il. Je peux donc vous répondre en toute franchise. Eh bien, Monsieur, Vallouise n’a conservé aucun des usages du passé, du moins que je sache. Il n’y a rien ! absolument rien.
Après m’être ressaisi du profond ahurissement où cette intéressante communication m’avait plongé, je remercie vivement le juge de paix et prends congé de lui. Je dois ajouter que nous nous séparons dans les meilleurs termes.
Voilà, me dis-je en rentrant à l’hôtel, une étonnante aventure. J’aurais compris, à la rigueur, ces soupçons, si mes questions avaient porté sur le nombre des chevaux, des mulets de la vallée ; si je l’avais interrogé sur les sentiers par lesquels on franchit les cols de l’Oisan ou du Valgaudemar ; ou encore sur les réserves de fourrages, le nombre des moutons, etc., etc. Mais sur des demandes touchant les mœurs, flairer un espion ! le cas est fabuleux. Décidément Vallouise est bien gardée !
Mystères de la pensée ! Pourquoi à ce moment ai-je entrevu de hautes murailles flanquées de tours carrées et ai-je songé au Capitole ?...
Il est six heures. Le dîner n’est que pour huit. Je monte jusqu’au Poët. Sur le chemin, je croise le curé rencontré à la Bessée. Nous échangeons quelques paroles. L’eau de la Gyronde me tente... de la glace pure ! À huit heures je rentre à l’hôtel. Nous sommes quatre à table : le curé, deux jeunes Marseillaises et moi. Le dîner est excellent. Des pommes de terre en sont le seul plat maigre. La faim aiguisée par le bain et l’air vif du soir, je donne le plus magistral coup de canif, que dis-je, de poignard, dans mon contrat végétarien.
Je raconte au curé ma visite à la cathédrale d’Embrun. Il me paraît un peu embarrassé de ma sortie sur les saints peinturés de couleurs criardes. Il doit avoir au moins douze saints Antoine et six saintes Gertrude sur la conscience.
— Vous parlez en artiste, me répond-il, et la dévotion malheureusement n’est pas leur fort. Je vous avouerai pourtant que dans certaines églises il y a abus. Mais que de gens, disons-mieux, toute la masse, trouveraient une église dépouillée de ses ornements affreusement laide. Nous sommes des Latins, ne l’oubliez pas, et l’austérité du nord nous paraîtrait trop froide. Il faut que nos yeux, nos sens, vibrent dans une église et cette émotion nous prépare au recueillement de la prière. Ainsi parle le curé, peut-être à ce point de vue a-t-il raison.
Après le dîner la conversation se poursuit sur la terrasse. Les Marseillaises sont charmantes. Elles viennent d’Abriès. Le curé raconte qu’il a loué un mulet pour le conduire à Ailefroide, il compte aller jusqu’au pré de Mme Carle. À 9 heures poignée de main au curé et je me retire. Ma chambre est sûrement celle d’un abbé. Un prie-Dieu, de nombreux livres de piété, des saintes aux cœurs sanguinolents en sont de suffisants indices. Je feuillette quelques livres. Je tombe sur les œuvres complètes de Massillon, de Fléchier. Ce sont les éditions originales reliées en peau fauve du temps. J’ai perdu en route les journaux achetés, à Embrun. Rien donc à lire.
Assis près de la fenêtre, j’écoute le bruit du torrent, un magnifique clair de lune illumine la vallée. Ma pensée revient en arrière et s’arrête à ces malheureux Vaudois si atrocement persécutés. J’évoque ces luttes sans merci pour la liberté de pensée, luttes fratricides qui, sous différentes formes, se continueront toujours ici-bas ; j’admire ces héros qui mouraient pour la liberté de conscience, la première de nos libertés.
Les intelligences variant, naturellement les opinions, les croyances varient aussi, et vouloir courber tous les esprits sous un même joug me paraît folie et utopie.
Et c’est plutôt avec une indulgence faite de pitié que je pense aux bourreaux de ces pauvres Vaudois. Nous ne pouvons les juger. Torquémada lui-même a pu être sincère [1] et son œuvre de feu et de sang, aux yeux de Dieu peut être méritoire. La sincérité, voilà la pierre de touche de nos actions. C’est par elle que nous serons jugés.
Nobles et malheureux Vaudois ! Et je revois le temps où, aux lueurs rouges de l’incendie qui dévorait leurs pauvres chaumières, ils s’enfuyaient, traqués dans les bois sombres ; je les vois, atteints, terrassés, frappés par une rage aveugle ; mourants, je les entends s’écrier, levant leurs mains sanglantes vers le ciel : « Père ! Père ! Pardonne-leur... »
Serres, 22 juillet.
Je suis parti de Vallouise à 3 h. 30. L’hôtelière s’était levée pour me préparer du café noir. Avant mon départ j’ai dû signer sur un grand-livre. Je l’ai feuilleté et y ai relevé des noms connus. À 5 heures je déjeune à la Bessée dans une petite auberge sur la route, que je connais depuis longtemps. À 6 h. 30 j’arrive près de la Roche. Je tourne à droite, passe le pont de bois de la Durance et me voici devant la rampe de Pallon. Je n’ai jamais vu, hormis sur une certaine route d’Auvergne une pente pareille. Je mets 45 minutes pour gravir ces deux kilomètres. Halte au haut de la côte. Vue de toute beauté. J’aperçois au loin Vars dans ses prairies. La route est bordée de rochers énormes. Leur coloration rouge vif est étonnante. Ce sont les roches de l’Esterel.
À 8 heures je suis à Pallon. Je me fais faire du café par le gérant d’un véritable bazar. C’est d’ailleurs le seul magasin du village.
À 8 heures et quart je frappe à la porte de la maison de M. L... le père d’un de mes amis, qui, je l’espère, me documentera sur la vallée de Freyssinières. Il est malheureusement à Gap et ne rentrera que ce soir. Mlle L... que j’avais déjà l’honneur de connaître me reçoit et me présente à Mme L... Je refuse une invitation à déjeuner, étant ce soir attendu à Serres.
— C’est plutôt une apparition qu’une visite, dis-je à Mme L., mais je n’ai pas voulu passer à la Roche sans venir vous présenter mes hommages.
— Vous ne partirez pas, me répond aimablement Mlle L.., avant d’avoir vu le Couffourenc. C’est une curiosité unique. Une heure nous suffira. Je vais mettre des souliers ferrés. Voulez-vous, en m’attendant, voir notre jardin ?
Des souliers ferrés ! et je jetai des regards inquiets sur mes minces souliers de cycliste. Un sort cruel sûrement les attend.
J’allai dans le jardin. Un grand cerisier chargé d’énormes cerises, mûres à point, fut la première chose que je découvris. Une échelle était appuyée contre le tronc. Un végétarien, a écrit un touriste avec qui j’ai eu parfois de violents démêlés, a toujours vingt ans. À ce moment je me rappelai cet aphorisme... Ces cerises étaient délicieuses.
J’admirais une magnifique corbeille de fleurs quand Mlle L.. apparaît.
— Voici, me dit-elle, une canne de chêne, et maintenant suivez-moi !
Traversant des champs, des landes, nous arrivons bientôt sur le bord d’un effroyable abîme au fond duquel mugissait et grondait un torrent.
— Voilà le Couffourenc, me dit Mlle L.., mais pour le bien voir, il nous faut y descendre.
Je regarde les parois presque perpendiculaires :
— Descendre là, Mademoiselle, une chèvre reculerait !
— Effet d’optique, suivez-moi toujours, Monsieur », et Mlle L.., agile et légère, s’élance sur les éboulis. Son pied sûr et aguerri les effleure à peine, elle ne descend pas, elle glisse vers le gouffre béant. Je m’élance à mon tour sur ces pentes vertigineuses, je me cramponne aux rochers, aux rares buissons, aux moindres touffes d’herbe, et de bond en bond, de glissade en glissade, j’arrive au fond du gouffre, tout étonné d’y être avec mes quatre membres intacts.
Nous suivons la Biaisse sur un sentier glissant, souvent interrompu. Escaladant une roche, je passe sur un petit pont de bois jeté sur le torrent. Là le tableau est féerique.
J’étais au fond d’une gorge déchirée, d’un pittoresque, d’une sauvagerie fantastiques. D’une hauteur de plus de cent mètres, ses abruptes parois très rapprochées surplombaient dans le haut, ne laissant entre elles qu’une étroite fente par où s’apercevait le ciel. On aurait dit le vaisseau d’une immense cathédrale.
Ces gigantesques parois étaient revêtues de couleurs prodigieuses. Il y avait des rouges ardents, des carmins, des violets, des lilas, toute la gamme des jaunes, du bistre, du noir ; et sur ces teintes violentes, éclatantes, se détachaient des guirlandes, des bouquets de verdure. Des arbustes s’accrochaient aux moindres anfractuosités, croissant même au sommet de la voûte.
Le torrent, d’un vert glauque, se ruait dans sa course furieuse sur les énormes blocs qui obstruaient son lit, les couvrant d’écume resplendissante. Il s’échappait en bondissant d’une grotte obscure, mystérieuse, d’où l’on ne pouvait approcher.
De très haut, du faîte de ces farouches escarpements, se précipitait une mince chute d’eau. Le soleil l’éclairait, l’irisait, et elle faisait l’effet d’une merveilleuse cascade lumineuse se brisant en poussière multicolore.
C’était une débauche, une orgie de couleurs heurtées, puissantes, mais s’enharmonisant dans un ensemble d’une indescriptible beauté. Sur le pont de bois lngresse se serait suicidé, mais Delacroix aurait été en extase.
— C’est admirable, dis-je à Mademoiselle L..., et je ne sais comment vous remercier d’avoir bien voulu me faire connaître le Couffourenc. Je n’ai jamais rien vu de pareil. Voyez, Mademoiselle, comme ces hautes roches d’un rouge si vif sont illuminées par le soleil ; elles flamboient sous ses rayons. Remarquez combien, à côté de ces éclats rutilants, ces noirs paraissent sinistres dans l’ombre, et ces rouges sataniques. En vérité, si j’étais peintre, je ne représenterais pas autrement un défilé de l’enfer.
— Et vous auriez tort. Monsieur, me répondit en souriant Mademoiselle L..., puisque un coin du ciel se voit encore !
La montée ou plutôt la grimpée fut pénible. À chaque instant une glissade, un éboulement me faisaient perdre la hauteur conquise. Enfin je me hisse au haut du gouffre et remonte à Pallon. Je prends congé de Mme et de Mlle L... et je me remets en route24 .
Bientôt me voici devant la descente de la Roche et pour la première fois, dans ma vie de touriste, j’hésite, disons le mot, j’ai peur.
Ne pas avoir peur, c’est la plupart du temps ne pas croire au danger et dans ces conditions on peut sans aucun mérite faire preuve d’un courage, d’une témérité surprenants.
Daudet, dans Tartarin sur les Alpes a très bien observé et analysé ce sentiment. Qui ne se rappelle le mémorable entretien sur l’Axenstrasse de Tartarin et de Bompard, où ce dernier révèle que la Suisse est entièrement truquée ? De danger il n’en existait nulle part. Tous les cas étaient prévus. Aussi Tartarin ne croyant pas au danger fait-il preuve dans son ascension à la Jungfrau d’un courage héroïque, stupéfiant d’admiration ses trois guides.
L’observation est très exacte. J’ai eu l’occasion de l’étudier sur moi-même. Il y a une dizaine d’années, j’abandonnai le tourisme à pied pour les joies du cyclisme. Un habile cycliste d’Alais M. C., devenu aujourd’hui le plus intrépide des chauffeurs, guida mes premiers pas. Je montrais disait-il des dispositions étonnantes. En réalité je fus un élève pitoyable et, comme les chevaliers malheureux dans les tournois, je mordis souvent la poussière.
Cet aimable touriste voulut bien m’aider dans le choix d’une bicyclette. Bien plus ! il la choisit lui-même. C’était une machine anglaise Eadie, développant 4m,65.
— Je l’ai choisie sans frein, me dit-il. Un frein gâterait ses lignes impeccables. Regardez ! quelle pureté de dessin ! d’ailleurs un cycliste qui se respecte ne s’en sert jamais. Rien n’est plus vulgaire. Il a recours uniquement au bout de son pied qu’il appuie légèrement sur le bandage de la roue avant. Cette pratique apprise, le danger n’existe plus et vous pourrez vous risquer partout. Je vous en réponds absolument.
— Ne gâtons pas ces lignes, répondis-je, ce serait vraiment dommage, et respectons leur pureté. De plus j’ai aussi le respect de moi-même. Vous avez donc sagement agi en supprimant ce ridicule accessoire.
Et sûr de moi, après une quinzaine d’essais, ne croyant pas au danger, je partis pour les Hautes-Alpes. J’allai à Lettret près de Tallard et je revins par le col Bayard et la Mure. La descente de Laye malgré sa pente se fit admirablement et je rendis hommage à la sagesse et à la science de mon Mentor.
Quelle superfluité que le frein me disais-je et quelle heureuse idée de le supprimer ! et je jetais des regards de pitié sur les touristes dont les machines en étaient munies.
La descente des Égats fut moins admirable et le tournant à angle aigu faillit m’être fatal. J’accusai un instant de distraction. Le lendemain, j’abordai la descente de Laffrey d’un cœur léger et j’arrivai à Vizille le dessous du brodequin complètement usé. Comme compensation, le bottier chez qui j’achetai des chaussures me parut enthousiasmé par la puissance et la simplicité héroïque de ce frein.
Maintenant, je connais le danger et, grâce à mes deux freins, je passe à peu près partout. Eh bien, malgré ces deux freins, aujourd’hui j’hésite. Cette descente de deux kilomètres presque en ligne droite a une pente invraisemblable et aboutit à la Durance faisant un angle droit avec le pont. À droite, des pentes de 50 % d’une hauteur de 300 mètres. Je n’hésite plus. Je mets pied à terre et la pente est si forte, que pour ne pas être entraîné par ma machine, je dois serrer continuellement le frein.
Arrivé sur la grande route, je marche très rapidement. Le vent m’est favorable. À midi je descends à une petite auberge située à deux pas de la gare de Montdauphin. Quelles études de mœurs on pourrait y faire ! Impossible de rêver un caractère plus exécrable, plus infernal, que celui de la jeune hôtelière.
Je prends le café sous la tonnelle et je cause avec un employé de la gare. Il fait très chaud et le vent soulève des tourbillons de poussière sur la route.
— À votre place, me dit-il, je prendrais le train jusqu’à Gap et, la grosse chaleur passée, je remonterais à bicyclette.
— Vous parlez d’or, répondis-je, et vous avez lu dans ma pensée et à 2 heures le même employé me donne un billet pour Gap. De mon vagon je suis la route ensoleillée dont cette heureuse idée m’a préservé.
J’arrive à Gap à 3h. 40. Je repars à 6 heures. Je monte lentement la côte de la Freyssinouse. Ensuite rapide allure jusqu’à Veynes où je m’arrête quelques minutes.
La chaleur a enfin disparu. La fraîcheur du soir est fort agréable. Le soleil vient de se coucher et les hautes montagnes ont encore leurs cimes, éclairées. Tout le couchant est embrasé.
Et je pense à ces admirables vers du plus grand des poètes cyclistes :
..... beaux soirs aux horizons sauvages
Où sur les monts vermeils on voit mourir de l’or !
d’Espinassous
Rectificatif paru dans Le Cycliste de Novembre 1903 :
Dans mon récit sur le Couffourenc (Cycliste du 31 octobre 1903) j’ai commis une erreur.
Sur la foi d’un habitant de la Roche j’ai indiqué le chemin des ruines de Rame comme conduisant au Couffourenc, alors qu’il n’existe que celui de Pallon.
Le touriste devra donc se résigner à monter la dure côte. J’ai grand peur que les rétro elles-mêmes — surtout les rétro devrais-je dire — ne s’y brisent les dents.
Je recommande la visite du Couffourenc (de 8 à 10 heures du matin) aux touristes peintres et aquarellistes. Comme couleur, pittoresque, sauvagerie, le Couffourenc est unique.
d’Espinassous
[1] N.D.W. : Question que la littérature du 19e se posait à propos de la figure de l’inquisiteur, voir Torquemada de Victor Hugo (1882), et Le Grand Inquisiteur de Dostoïevski, récit présent dans Les frères karamazov (1880).