Un raid de 600 km à bicyclette (1900)

mardi 27 septembre 2022, par velovi

Par Paul de Vivie alias Vélocio, Le Cycliste, 1900, p.105 à 114, Source Archives Départementales de la Loire, Per1328_7

Est-ce du tourisme, est-ce du sport, ou bien est-ce simplement un peu fou, que d’aller de Saint-Étienne à Marseille et en revenir en deux jours et demi  ?
Ce sera ce que l’on voudra, mais, ce faisant, je me suis fourni une preuve dont j’avais besoin, en faveur des bicyclettes polymultipliées et de l’alimentation strictement végétarienne.
Je ne veux exposer ici que les grandes lignes de ce voyage à toute vitesse, en les entourant, en guise de sauce, de considérations variées sur ces deux perfectionnements, l’un mécanique et l’autre physiologique.
La veille, mes affaires m’ayant appelé à Roanne, je fis, pour m’affûter les muscles, le trajet entier aller et retour (170 kilomètres) à bicyclette, et nous partîmes, samedi 17 mars, à midi et quart, de Saint-Étienne pour Marseille, avec l’intention d’être de retour le lundi suivant.
K..., mon compagnon, est un homme vigoureux  ; dans la force de l’âge (37 ans)  ; il n’avait pour tout entraînement depuis octobre, que deux balades dominicales  ; sa machine est munie de deux développements  : 6 mètres et 4m,20.
J’étais mieux entraîné et je partais sur ma vieille monture du Galibier, de la Furca, de la Sainte-Baume, armée de la selle oscillante et de quatre développements  : 7m,25, 6 mètres, 4m40 et 3m,30  ; par contre, j’ai dix ans de plus et j’emporte un bagage assez lourd, sans lequel je ne puis me décider à partir, bien que souvent il ne me serve de rien. Toute harnachée, ma bicyclette pèse 22 kilos et, avec son propriétaire sur les reins, elle arrive actuellement à 92 kilos.
En sortant de Saint-Étienne, la route s’élève de 650 mètres et atteint au col des Grands-Bois l’altitude de 1.145 mètres pour redescendre dare dare à celle de 140 mètres à Andance  ; à cela près on peut la considérer jusqu’à Marseille comme horizontale, malgré quelques côtes à Loriol, à Donzère, entre Salon et Rognac, entre Marignane et l’Estaque.
Un éclatement de pneumatique nous fit perdre une heure le premier jour  ; un accident de valve nous obligea le lendemain à remplacer une chambre à air, mais le troisième jour tout alla bien.
Il ne faut donc pas trop médire des pneumatiques.
Il ne faut pas non plus trop craindre les menaces du baromètre. Quand nous partîmes, il marquait grande pluie  ; cependant jusqu’à la nuit nous jouîmes d’un très beau temps  ; le soleil couché, le mistral commença à souffler et nous n’eûmes, en fait de mauvais temps, que du vent le plus souvent favorable, mais fort désagréable, nonobstant, à cause de la poussière et des remous qui nous enlevaient comme plumes et nous faisaient tituber comme ilotes ivres.
J’avais utilisé pour la montée mes développements de 3m,30 et 4m,40  ; puis, au col, je m’étais mis sur 7m,25 et je marchais aisément à n’importe quelle allure, jusqu’à 45 kilomètres à l’heure inclusivement (100 tours de pédale à la minute), quand sur un terrain propice l’envie nous prenait de faire enlever quelque conducteur d’auto ou d’hippomobile  ; avec 6 mètres, mon compagnon éprouvait plus de difficultés et les trop rapides mouvements des jambes auxquels de telles allures le contraignaient finirent par lui froisser sérieusement les tendons d’Achille.
J’avais déjà constaté, lors de mon récent voyage à Savary et à la Sainte-Baume, quel agrément l’on retire d’un grand développement sur les routes du bord du Rhône qui se prêtent admirablement aux grandes vitesses.
Le cyclotouriste ne peut évidemment pas s’offrir soir et matin des cols de 1.000 à 1.200 mètres et, parfois, il peut être forcé de couvrir quelques centaines de kilomètres plats et qui seraient insipides au plus haut degré, s’il n’avait le moyen de les digérer en quelques heures sans fatigue, grâce à un grand développement.
L’Homme de la Montagne préfère, en de telles circonstances, prendre le train. Cela n’est pas très amusant et le prix de revient du voyage en est notablement augmenté. Or, cette dernière considération a pour beaucoup de cyclistes une certaine importance, et lorsque nous aurons démontré que, grâce à la bicyclette à plusieurs vitesses et au régime végétarien, on peut tourister aujourd’hui à raison de 150 kilomètres et au grand maximum de deux francs par jour en moyenne, nous aurons peut-être rendu service à une foule de gens qui croient encore que le cyclotourisme n’est accessible qu’aux favoris de Plutus.
Les cyclistes végétariens — nous sommes déjà un certain nombre — s’alimentent en cours de route d’une façon très simple, très naturelle et surtout très favorable à la santé physique et morale. «  Nous ne fumons pas, nous buvons de l’eau, nous mangeons des fruits et du pain pendant la journée et, le soir à l’étape, du riz, des lentilles et des légumes frais préparés le plus simplement possible, sans aucun assaisonnement  ; nous dormons volontiers en plein air, dans une anfractuosité de rocher, dans un lieu sec et bien aéré afin d’absorber, pendant le repos, un air aussi pur, aussi oxygéné que possible. Nous nous efforçons, en un mot, de nous rapprocher de la nature avec autant d’ardeur que la plupart des hommes mettent à s’en éloigner.
K..., mon compagnon, n’étant pas encore absolument converti à cette méthode de vivre, et le temps n’étant pas précisément fait pour nous engager à dormir à la belle étoile, je n’appliquai pas rigoureusement mes principes pendant ce voyage.
Le pneumatique de mon compagnon éclata à quelques kilomètres d’Andance et nous causa, tout compte fait, un retard d’une heure  ; un autre arrêt à Valence et une légère collation à Saulce firent que nous n’arrivâmes à Orange qu’à onze heures, alors que d’après mes prévisions nous aurions dû y passer à 9 h. 1/2 et aller coucher à Sorgues ou au Pontet, peut-être même au pont de Bonpas.
Le ciel s’était peu à peu débarrassé des nuages, les étoiles brillaient et la lune nous éclairait splendidement  ; si j’avais été seul j’aurais, probablement pédalé toute la nuit et le soleil levant m’aurait trouvé bien près de Marseille.
On éprouve à voyager la nuit une sensation toute particulière  ; on se sent plus près encore de la nature, plus loin de la civilisation énervante et déprimante qui nous étreint et dont l’ultime stade est l’asile d’aliénés.
Avant Donzère nous avions franchi une colline qui m’avait obligé à diminuer ma multiplication  ; ensuite, après des kilomètres et des kilomètres à travers la plaine monotone, nous avions longé une montagne assez abrupte au pied de laquelle s’échelonnent plusieurs gros villages où les cafés, malgré l’heure avancée, étaient encore éclairés  ; partout ailleurs du plat, rien que du plat.
Afin d’arriver à l’hôtel de la Poste avant que tout le monde ne fût couché, je pris les devants et bien m’en trouvai, car un quart d’heure plus tard, tout eût été bouclé et nous aurions dû nous mettre au lit sans souper, extrémité déplorable même pour un végétarien.
K... décidément fatigué, arriva quelques instants après, persuadé qu’il ne pourrait pas continuer le voyage le lendemain faute d’entraînement. Je le rassurai et lui expliquai que cette première étape, quoiqu’un peu forte, était pour lui le meilleur entraînement et que s’il pouvait seulement manger et dormir, il se lèverait le lendemain plus dispos que jamais.
Et il en fut ainsi  ; le dimanche à 5 heures du matin, nous quittions Orange au clair de la lune, avec le mistral dans le dos et nous mettions le cap sur Avignon.
Je retrouvai avant Sorgues les deux poteaux, témoignage de la sollicitude maternelle du T. C. F. pour les touristes, dont je n’avais pu m’expliquer la présence lors de mon passage en novembre dernier  ; je mis cette fois pied à terre et je lus  : Attention au caniveau  ! Si désormais les touristes éprouvent des accidents de route, ce ne sera certainement pas la faute du T. C. F. Ce caniveau est assurément fort désagréable, mais je ne pense pas qu’il puisse devenir dangereux  : nous en avions traversé de plus accentués entre Andance et Saint-Péray.
Quelques minutes d’arrêt autour d’Avignon pour jeter sur ses murs à créneaux un coup d’œil curieux et nous filons vers le pont de Bonpas, où nous déjeunons très bien dans le principal café qui tient à la disposition des cyclistes tout ce qu’il faut pour réparer les pneumatiques. Nous en avions justement besoin, une de mes chambres perdait depuis le matin et m’obligeait à de fréquents arrêts pour regonfler.
Après plusieurs tentatives vaines pour arrêter les fuites d’air, je me décide à tirer de mon sac une chambre de rechange sans laquelle je ne pars jamais.
Le vent soufflait avec une fureur croissante et nous emballions ces lignes droites des routes du midi que c’était merveille de se sentir emporté.
Que n’avions-nous des roues libres  ! Quelques pédalées vigoureuses nous eussent permis de franchir des centaines de mètres sans remuer les jambes. Nous avions bien des repose-pieds et nous nous en servions assez souvent, mais ce n’est pas la même chose. Avec la roue libre que je pratique très régulièrement depuis un an, il est inutile de chercher à se rendre compte — ce qui n’est pas toujours facile — du moment précis où il devient avantageux de cesser de pédaler car tout naturellement à ce moment-là, la roue fuit sous vous et vous immobilise les jambes.
Avec la roue ordinaire, on tourne souvent les jambes sans savoir si l’on exerce sur la pédale une pression utile ou une contrepression nuisible, en d’autres termes, si l’on travaille positivement ou négativement, surtout lorsqu’on tourne à grande vitesse, 80 à 100 tours à la minute.
Il m’arrive parfois de constater que, sitôt les pieds relevés, ma vitesse s’accélère, preuve évidente que j’exerçais des contrepressions involontaires. La position du cycliste ayant les pieds sur les repose-pieds n’est pas toujours agréable  ; sur une route rugueuse on est ainsi très mal et l’on risque fort, en retombant sur la selle après un choc, d’en casser les ressorts, ou en s’appuyant fortement sur les repose-pieds de les faire glisser le long des fourreaux, accidents qui me sont arrivés plusieurs fois.
Si donc j’apprécie le repos sur les repose-pieds pendant les descentes douces sur terrain uni, je préfère néanmoins le repos sur les pédales immobiles dans les descentes fortes sur mauvais terrain, sans compter qu’on est alors prêt à agir sur le frein spécial de la roue libre, son satellite indispensable.
J’avais pris pour ce raid ma vieille bicyclette à quatre multiplications faute d’avoir encore pu obtenir ma monture 1900 qui fera le voyage de Paris et de Schaffhouse et qui aura, elle, deux ou trois multiplications à droite sur la roue libre et autant à gauche sur la roue ordinaire, si bien qu’elle réunira de quoi contenter tout le monde.
Je suis du reste très étonné de l’opposition que l’on fait à la roue libre, alors qu’il est si facile de la fixer et de la transformer en roue ordinaire, si, après en avoir tâté, on se refuse à en admettre l’utilité et les avantages. Cela me rappelle l’obstination avec laquelle je refusai longtemps de me servir de pneumatiques, parce que, dès ma première sortie, j’eus la malchance d’attraper un clou.
J’étais encore un obstiné de même calibre lorsque, en 1896, on me fit essayer un des premiers freins Juhel et que je me plaquai dès le premier virage  ; je déclarai tout net que c’était un casse-cou et que je ne monterais jamais de roue libre.
Depuis cette époque je suis devenu moins... obstiné. Ce doit être un effet du régime végétarien que je suis fidèlement, voilà bientôt quatre ans.
Croyez-moi, il y a du bon dans ce régime et l’esprit trouve beaucoup plus de lucidité au fond d’un verre d’eau qu’au fond d’une coupe de champagne.
La chaîne de la Sainte-Baume se dresse bientôt à notre gauche et mon compagnon a d’assez bons yeux pour distinguer la chapelle du Saint-Pilon pendant que ma myopie me permet à peine d’admirer les dentelures des Alpines et les champs d’amandiers en fleurs que nous traversons.
Orgon, Salon, Lançon, villes et villages se succèdent sans que notre allure se ralentisse  ; cependant à Salon, en prévision des rampes que nous annonce le guide Baroncelli, j’ai remplacé le développement de 7m,25 par celui de 6 mètres.
Après Lançon une montée assez longue au cours de laquelle nous croisons deux cyclistes que le mistral paraît gêner rudement, nous amène au sommet d’une colline nue comme la Vérité sortant de son puits et nous voilà dévalant à une vitesse vertigineuse, pieds au repos, car il est impossible de suivre les pédales. O ma roue libre et mon bon frein sur jante à contre-pédale, que n’êtes-vous là  !
Je tressaute, je rebondis sur ma selle, je file comme un zèbre devant K..., qui s’effraie et veut mettre pied à terre.
Voici un tournant un peu brusque  ; je me décide à serrer mon frein, un long et large patin de bois sur la roue directrice, et mon allure s’assagit, heureusement, car l’instant d’après le mistral m’attaquant de flanc puis, de face, me fait craindre une chute dans le ravin. Sur la route déserte et ensoleillée passent d’épais nuages de poussière que nous traversons de part en part, aveuglés, mitraillés par les graviers qui voltigent.
Ah  ! c’est gentil d’avoir un tel vent derrière soi et, en fait d’imprudence nous en remontrerions à messieurs les chauffeurs.
À propos de chauffeurs, notons en passant que depuis Orange nous n’en avons rencontré qu’un.
Nous avions l’intention d’arriver à Marseille par la voie qu’utilisent, dit-on, les cyclistes marseillais pour en sortir, par le chemin de fer de L’Estaque  ; mais nous arrivâmes à la gare de Rognac 15 ou 20 minutes trop tard, cela nous valut d’aller à L’Estaque par un chemin que je ne connaissais pas, que le guide Baroncelli n’indique pas et qui est cent fois préférable à la route nationale.
Montée douce, gorges pittoresques, vue splendide sur la baie, sol bien convenable  : tout recommande ce détour à peine plus long de quelques kilomètres et qu’on appelle dans le pays le chemin de ceinture, aux cyclotouristes qui vont à Marseille.
C’est à Saint-Victoret, dans un café où nous nous lestions d’un lait chaud, qu’on nous indiqua cette route par Marignane et Le Rove.
En entrant dans la montagne, je crus utile de prendre 4m,40 tandis que mon compagnon gardait 6 mètres  ; ce fut plutôt une erreur de ma part  : la montée n’en vaut pas la peine, surtout avec le mistral.
Quand, au commencement de la descente, je voulus mettre pied à terre pour reprendre un grand développement, je faillis être emporté par de furieux coups de vent qui se succédaient à de courts intervalles. Je m’étais cru parfaitement à l’abri dans une sorte de cul de sac qui semblait fermé de tous les côtés et le mistral m’assaillait avec fureur, arrachant à la crête des rochers, des graviers, des pierres même dont il me lapidait littéralement. C’était inconcevable  !
Après une bourrasque qui m’avait arraché des mains ma bicyclette et jeté moi-même contre le rocher  : «  Mais d’où viens-tu, coquin, m’écriai-je en me retournant contre cet invisible adversaire  !  »
Il venait du ciel et tombait à pic dans cette gorge aride, sur ces rochers effrités.
À pied il était impossible de lutter  ; à bicyclette, en se laissant entraîner on atténuait la violence de la poussée et cela devenait supportable.
Soudain, un dernier tournant nous amène en présence de la mer. Quel magnifique spectacle et quelle belle récompense de nos efforts  !
En face de nous les ports de Marseille, forêt de mâts et de vergues entrecroisés, vaguement aperçus à travers la brume qui montait de la mer  ; à gauche, au fond de la baie, L’Estaque riant au soleil  ; à nos pieds les flots verdâtres, écumants, extraordinairement agiles  ; quelques bateaux à l’ancre à faible distance, mais aucune voile en vue  ; les pêcheurs, devant un temps pareil, s’étaient prudemment abstenus de sortir.
Nous descendions au tout petit pas pour jouir plus longtemps du merveilleux tableau que nous avions sous les yeux.
Une vaste usine couronne la falaise, épandant ses eaux sales le long des rochers  ; les restaurants nombreux, décorés d’enseignes plus ou moins alléchantes, attendent leur clientèle accoutumée du dimanche  ; les vagues passent par-dessus le parapet de la route qu’elles inondent, et l’on peut s’offrir une douche à bon marché. K... voulait justement goûter l’eau de la mer  : il n’a qu’à ouvrir la bouche.
Nous suivons lentement, très lentement les quais, toujours bousculés par le vent et n’obtenons enfin un peu de répit qu’en arrivant sur le vieux port juste à midi.
Je cédai à une vieille habitude et malgré les protestations de mon estomac et les objurgations de ma raison, je demandai chez Pascal une bouillabaisse au lieu d’un plat de lentilles qui figurait justement au menu du jour. Mon compagnon, un homme du Nord, qui voyait la bouillabaisse pour la première fois, n’en sut pas apprécier la saveur toute méridionale. Pour aimer les bonnes choses, il faut être du Midi.
K... voulut visiter la ville, grimper à N.-D. de la Garde  ; nous nous séparâmes momentanément et j’allai prendre le train de 2 h. 9 qui me déposa à 4 heures à la station d’Entressens, en pleine Crau, en face du mistral contre lequel je luttai avec mes petits développements et une grande constance pendant deux heures avant d’arriver par Mouriès et Maussanne, au sommet des Alpines devant les ruines de la ville des Baux.
Ah  ! ce n’était plus l’allure triomphale du matin, il fallait appuyer sur les pédales et la roue libre, j’en conviens, ne m’aurait pas servi beaucoup ni desservi, du reste  ; car elle a cela de bon, cette persécutée, que s’il lui arrive de ne pouvoir faire du bien elle ne peut jamais faire de mal (lorsqu’on sait s’en servir, bien entendu).
Par une étourderie dont je devrais pourtant être guéri, tant elle m’a joué de mauvais tours, je n’avais pas de carte de la région, si bien qu’à l’entrée de Maussanne je tournai à droite et me dirigeai sur Saint-Rémy (montée moyenne, multiplication 3m,30 à cause du vent)  ; heureusement qu’à deux kilomètres de là un poteau indicateur me remit dans le bon chemin. J’obliquai à gauche et j’arrivai aux Baux par le revers du mamelon escarpé sur lequel sont perchées les ruines branlantes de ce qui fut une florissante cité. Un pan de muraille resté debout à l’extrême sommet domine la coupure étroite par où je devais passer et que le mistral me rendit presque inabordable.
Quand j’eus franchi ce passage difficile et visité pédestrement le village, je me laissai descendre de l’autre côté sans plus m’inquiéter de ma route que si j’avais été en vue d’Avignon où je devais coucher le soir et j’arrivai... au Paradou, c’est-à-dire à un kilomètre du point dont j’étais parti pour faire l’ascension des Alpines.
Il était nuit, je n’avais aucune idée de la topographie des alentours, je dus me laisser guider par les indications souvent contradictoires recueillies au hasard des rencontres. Après maints crochets à droite et à gauche, j’atteignis Saint-Étienne-du-Grès, filai droit sur Maillane, six ou sept kilomètres de route absolument déserte, passai à Graveson et vins échouer enfin à la gare de Graveson à la minute même où y entrait le train de Marseille qui m’amenait mon compagnon.
Morale  : ne jamais se mettre en route sans se munir d’une bonne carte.
Il était 9 heures moins le quart, la lune allait se lever, le vent avait perdu sa violence, et soufflait en brise légère mais froide. À 9 h. 1/2 nous entrions en Avignon à l’hôtel Grillon.
Mon compteur indiquait 70 kilomètres parcourus depuis Entressens. Un repas végétarien, un bon sommeil effacèrent toute trace de fatigue et le lundi matin, dès 5 heures, nous reprenions la route avec le développement de 6 mètres à cause d’un léger vent contraire qui, au milieu du jour, fit place à un vent du Sud-Ouest assez violent mais favorable.
Visite d’Orange, déjeuner à Piolenc où nous arrivons gelés. Nous retraversons en plein jour les villages que nous avions traversés, l’avant-veille, au clair de lune. Que de ruines de châteaux moyenâgeux  ! d’insignifiants monticules avaient leur forteresse.
La montée de Donzère est sensiblement plus dure de ce côté et justifie le développement de 4m,40.
Après Montélimar où nous nous arrêtons un instant, nous rencontrons plusieurs chauffeurs filant grand train. Au vol, car nous allons vite aussi, nous reconnaissons notre ami Corompt de Saint-Julien sur un quadricycle tout battant neuf.
La route est si large, si droite, si bonne et en même temps si peu fréquentée qu’on peut marcher à la quatrième et même à la sixième vitesse sans crainte d’accidents.
À Saulce nous décidons d’aller voir ce qui se passe sur la rive droite et par un interminable chemin de traverse nous descendons vers le Rhône que nous traversons au Pouzin, une fantaisie qui allonge notre étape d’une dizaine de kilomètres.
À midi et quart, à Beauchastel, nous déjeunons, toujours à la mode végétarienne ou peu s’en faut. Nous reprenons la route avec un bon vent dans le dos et, naturellement, le développement de 7m,25. La route de la rive droite est, tout compte fait, plus agréable que celle de la rive gauche  ; elle court au pied des Cévennes qui présentent à chaque instant des points de vue pittoresques, monte et descend et n’a pas de ces désespérantes lignes droites de 10 kilomètres  !
Les caniveaux pavés y sont fréquents, mais on s’y habitue, à l’horizon se dressent par dessus les premières chaînes de montagnes, les géants des Alpes couverts de neige éclatante  ; on les distingue admirablement.
Aucun incident ne trouble notre marche qui est plus rapide que jamais et nous mettons pied à terre à Andance à l’heure même où nous en étions partis l’avant-veille. Un arrêt était de rigueur avant d’attaquer les 1.000 mètres d’altitude qui nous séparent de nos pénates.
À 4 heures précises nous nous attelons à la besogne avec nos plus faibles développements et sans faiblesse, mais aussi sans précipitation, nous grimpons et après un nouvel arrêt à Bourg-Argental nous atteignons le sommet à 7 h. 1/2. Nuit noire, dans les bois ténèbres épaisses pendant trois kilomètres, et pas de lanterne. Sol boueux où nous valsons d’ornières en ornières et de temps en temps glissades latérales qui nous obligent à mettre pied à terre.
À la sortie des bois nous sommes accueillis par un vent glacial qui, bien que favorable, va nous fatiguer pendant la descente parce qu’il nous poussera trop fort.
Deux heures après notre passage sur le haut plateau la neige commençait à tomber avec une telle abondance que la montagne a été impraticable pendant deux jours. Quel contraste  !
À 9 heures enfin nous rentrons au logis enchantés de ce premier voyage, émerveillés de la puissance de la bicyclette considérée comme outil de locomotion et de tourisme.
Car, tout bien considéré, décidément, un voyage de ce genre, c’est encore du tourisme  ; le tourisme ne consistant pas uniquement à pédaler le long des routes avec la lenteur et le flegme d’un dyspeptique à qui la Faculté a conseillé une ou deux heures d’exercice à bicyclette par jour.
Voir pour s’impressionner, pour s’imprégner de la poésie des pays traversés, s’arrêter devant les détails quand ils en valent la peine, admirer l’ensemble, le panorama, l’étendue qui sont toujours admirables, voilà les joies du cyclotouriste qui ne les goûte dans leur plénitude que lorsque ses facultés sont pour ainsi dire doublées par la circulation du sang plus active, par l’intensité de vie amenée au paroxysme, grâce à la saine fatigue et à l’expulsion par les pores largement ouverts des déchets qui nous alourdissent autant moralement que physiquement.
Un peu de fatigue est donc nécessaire  ; mais il ne faut jamais aller jusqu’au surmenage du cerveau et des organes essentiels  ; quant aux muscles, il est inutile d’en faire grand cas  ; pourvu qu’ils reçoivent de l’estomac convenablement alimenté l’afflux de force vitale indispensable à leur travail, ils peuvent durer indéfiniment. Reste le système nerveux dont la fatigue ne se répare que par le sommeil qu’un cyclotouriste ne devra jamais se refuser. Tout le monde est d’accord sur ce point.
La question sur laquelle il est le plus difficile de s’entendre, est celle de l’alimentation.
Il paraît cependant bien facile de concevoir que si vous obligez votre estomac à travailler péniblement pour digérer les aliments que vous lui imposez, il absorbera pendant la digestion la plus grande partie de vos kilogrammètres disponibles au détriment de vos muscles locomoteurs. Il ne faut pas oublier, en effet, que le corps est un accumulateur dont la force disponible peut être à tout moment estimée en kilogrammètres. Si un travail intérieur latent, tel que la digestion, consomme les trois quarts de cette force, il ne nous en reste qu’un quart pour le travail extérieur, seul visible, et vice versa.
C’est pour cela que depuis que je me suis voué à l’eau, aux céréales, aux légumes et aux fruits, j’ai pu, sans me fatiguer autant qu’autrefois, augmenter sensiblement en longueur mes étapes en même temps que je les augmentais en hauteur, grâce à mes multiples développements qui me permettent, quelle que soit la résistance à vaincre, de faire sur ma pédale juste l’effort dont mes muscles sont capables au moment considéré.

Vélocio

TABLEAU DE MARCHE

Samedi 17 mars.

Localités Kilomètres Horaire

Saint-Étienne......  » 12h15
Andance.............. 48 3   » 3 30
Saint-Péray...........  »  »  »
Valence............... 86 5 41 - 6  »
Saulce............... 114 7 15 - 7 35
Donzère.............. 144 9  »
Orange ............... 182 11h soir.
Coucher à Orange, hôtel de la Poste,

Dimanche 18 mars.

Orange...............  » 5h matin
Avignon ............  »  »
Pont de Bonpas.... 40 6 50 - 7 30
Salon.......................  »  »  »
Rognac (gare)........ 96 9 45
Saint-Victoret.......  »  »  »
Marignane.............  »  »  »
Le Rove..................  »  »  »
Marseille............... 135 11h50 matin.

De Marseille à Entressens par chemin de fer.

Entressens (gare).  » 4h soir.
Les Baux.................  » 6  »
Le Paradou............  »  »  »
Saint-Étienne-
du-Grés..................  »  »  »
Avignon................. 205 9h 30 soir.

Coucher à Avignon, hôtel Grillon

Lundi 19 mars.

Avignon..........................  » 5h matin.
Piolenc............................ 33 6 40- 7 30
Saulce.............................. 97 11 20
Le Pouzin.......................  »  »  »
Beauchastel.................... 120 12 25 - 1 30
Saint-Péray....................  »  »  »
Andance..........................  » 3 35 – 4  »
Bourg-Argentai.............  » 5 50 - 6 10
Col-des-Grands-Bois.. 4 7 45
Saint-Étienne................. 220 9h soir.

Vélocio

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