De Saint-Etienne au Lautaret. (1921)
jeudi 31 octobre 2024, par
« De Saint-Étienne au Lautaret », Vélocio, Le Cycliste, Juillet Août 1921, p. 56-60, Source archives départementales de la Loire cote IJ871/3
La route Grenoble-Lautaret est en quelque sorte le pont aux ânes du grand tourisme. Il n’est pas permis de l’ignorer, quand on se flatte d’être cycloutouriste et, bien qu’elle soit aujourd’hui un peu trop peignée et ratissée, elle n’en a pas moins gardé les grandes et impressionnantes beautés dont la nature la dota, et telles sans doute que les Romains qui fréquentèrent beaucoup par là, purent les admirer il y a deux mille ans. Torrents, glaciers, cascades, monts abrupts, flore merveilleuse, on voit au cours de ces 88 kilomètres, pendant lesquels on s’élève de 1.800 mètres, tout ce que la haute montagne recèle de plus gracieux et de plus farouche. Seule, la route, parfaitement tracée et entretenue avec soin, défendue contre les avalanches et les éboulements, a perdu le caractère des routes alpestres, comme celles de la Croix-de-Fer et du Glandon, mieux encore celle du Parpaillon, où les forces aveugles de la Nature n’étant pas bridées par la main du cantonnier, se permettent les plus bouleversantes fantaisies.
Je me proposais donc de cycler pour la treizième fois de Grenoble au Lautaret, en compagnie d’un de mes compagnons, L..., qui n’avait pas encore franchi ce pont aux ânes, et notre premier projet avait été de continuer ensuite par Briançon, Gap et Valence, et de faire ainsi en deux jours le grand tour du Dauphiné. Puis ce retour, chargé en kilomètres, nous avait paru bien léger en intérêt, et nous partîmes le 19 juin, à deux heures, comptant virer au Lautaret assez tôt pour venir coucher entre Bourg-d’Oisans et Grenoble, et le lendemain, rentrer par la jolie route de Parizet et les gorges de la Bourne.
Le temps semblait devoir nous être favorable, et la lune nous éclairant, nous filons assez rapidement pour être à 4 heures au col de Pavezin. Passer par là pour aller à Grenoble n’est pas l’itinéraire le plus court, encore moins l’itinéraire le plus vite, car on s’élève bien inutilement de 600 mètres, et l’on compte dix bons kilomètres de plus que par Givors et Vienne, jusqu’à la Côte-Saint-André. Mais la route Givors-Vienne est en ce moment impraticable, et le désir de l’éviter nous engagea à passer par Chavanay et Cour, petite route peu fréquentée par les autos et qui, somme toute, est encore acceptable. J’y attrapai un clou qui nous obligea à réparer à La Frette, où nous déjeunâmes, jusqu’à huit heures et demie. Il nous avait donc fallu six heures et demie pour en être là, tandis qu’en 1910, le même jour, 19 juin, nous passions à La Frette 4 h. 50 après avoir quitté Saint-Étienne, et nous arrivions à Grenoble 1 h. 35 plus tard. En ce temps-là, les routes étaient excellentes et nous abattions régulièrement les 140 kilomètres qui nous séparent de Grenoble en moins de six heures et. demie, quelquefois même en six heures, et l’on ne faisait la première halte qu’à Grenoble. Il nous faudra désormais, toutes autres choses que l’état des routes restant égales, compter une heure de plus. Or, pour moi sûrement toutes les autres choses ne sont pas restées égales depuis 1910, et je m’étais donné huit heures qui auraient bien juste suffi si nous n’avions eu aucun mécompte. Mais l’imprévu devait pendant toute la journée nous jouer de mauvais tours.
La petite route de Chavanay à La Côté-Saint André, sans avoir rien de pittoresque, est plus agréable que celle qui passe à Saint-Jean-de-Bournay ; elle remonte un vallon tapissé de prairies verdoyantes et de quelques bosquets, traverse un plateau marécageux, source de plusieurs ruisselets, et redescend bon train dans la vallée de l’Isère. Le sol est un peu rugueux, de temps en temps des ornières et des cailloux épars coupent l’élan, mais on n’y voit pas de ces trous et de ces bosses qui caractérisent nos grandes route. Les cyclistes stéphanois devront, à mon avis, la préférer aux autres routes qui conduisent à la Côte-Saint-André par Serrières-Beaurepaire ou Andance-Moras ; mais la meilleure combinaison serait de faire en chemin de fer le trajet Saint-Rambert-d’Albon à Rives quand l’horaire de cette petite ligne s’y prêtera. Il faut nous faire à cette idée que pour certains trajets il sera préférable d’avoir recours au grand frère, tant que les routes resteront ce qu’elles sont ; car se faire trépider pendant des heures, être obligé de ne pas quitter la route des yeux et de louvoyer constamment pour éviter trous, cailloux ou ornières, tout cela enlève beaucoup de charme aux étapes de transport qui, autrefois, nous conduisaient plus agréablement et souvent plus rapidement vers les terrains d’excursion. Le difficile, quand on part pour plusieurs jours, est de savoir d’avance quels sont les tronçons à faire en chemin de fer ou par quels détours on peut les éviter. Il y aura là de la besogne pour l’Association uniquement consacrée au cyclotourisme que, de divers côtés, on songe à fonder, et qui serait pour nous ce qu’est pour les alpinistes le Club alpin, c’est-à-dire un groupement où il n’y aurait que des cyclotouristes.
Mais j’entends qu’on me dit de ne pas m’en faire, que bientôt les routes seront redevenues ce qu’elles furent, grâce à de nouvelles méthodes de rechargement en cailloutis goudronné qui rendront la surface inattaquable, même par les autos-camions de dix tonnes... Allons tant mieux, mais, en attendant, la route de mi-plaine qui, après La Frette, avait bien commencée et le vent- aidant, nous avait permis, de prendre la grande allure, finit mal tout à coup, et mon pauvre pneu rend l’âme derechef sur un silex. La blessure est assez grave pour qu’il ne soit pas nécessaire de la chercher longtemps, mais il faut réparer aussi l’enveloppe, nouveau retard de vingt minutes.
Quand nous revenons de Grenoble nous faisons, de Moirans à Rives, le grand tour par Fures et Renage, mais à l’aller on gagne nettement à ne pas faire cet écart, plus long de cinq kilomètres, et à franchir les raidillons qui la première fois qu’on passe, par là, ne laissent pas d’être impressionnants. Ce passage donne une idée de la façon dont on traçait les routes autrefois  ! Sous ce rapport, notre siècle a fait tout de même des progrès.
La plongée après Charnècles oscille, suivant les profils de Dolin, entre 9 .et 12 %, mais elle donne au premier virage l’impression d’une pente beaucoup plus forte, elle est en outre tellement encombrée de cailloux de toutes dimensions qu’il vaut mieux mettre pied à terre pour soulager à la fois les freins, les pneus et le cycliste. Ainsi fais-je, et du même coup je m’aperçois que, derrière nous, le ciel s’est assombri terriblement et qu’un orage est imminent, la violence du vent s’accroît de minute en minute et déjà les grondements lointains du tonnerre se font entendre. Fuyons et cherchons un abri, la pluie n’est pas loin. Quelle déveine  ! Et dire que la journée nous avait paru si bien commencer. Nous voilà immobilisés une bonne demi-heure sous un hangar, et nous repartons aux dernières gouttes, sur un sol inondé. Mes pauvres pneus qui craignent l’eau, vont la trouver mauvaise. Car j’ai choisi, pour ne pas trop retarder mon compagnon, ma randonneuse de 13 kilos qui, un mois auparavant, avait été copieusement, arrosée dans la vallée de l’Eyrieux. Cette machine rend bien et me permet de tenir encore d’assez vives allures quand il faut, comme dit L..., en mettre un coup. Elle me secoue pourtant plus que de raison et j’aimerais bien qu’elle ait des pneus de 50 millimètres au lieu de ses 35. Rendement et confortable en seraient du coup augmentés ; les trépidations diminuent plus qu’on ne le croit la vitesse de marche. Je le constate tous les jours, sur nos rues mal pavées, où ma vieille Gauloise de 1892, avec ses pneus de 700 x 45 fait la pige, en roue libre, aux plus fines bécanes du dernier bateau, tant elle sait boire les obstacles sur lesquels bondissent et rebondissent les.. boyaux gonflés à bloc.
J’avais mis cette fois encore ma machine au point moi-même, et j’eus la satisfaction de constater que j’y avais bien réussi, car je n’eus pas à serrer un écrou. Ma fâcheuse expérience du 22 mai m’avait servi de leçon. Ce n’est pas que nous craignions à l’E. S. de mettre en cours de route la main au cambouis, mais cela retarde, et puis supposez que nous tenions un jour à paraître à table d’hôte dans la tenue d’un técéfiste (Revue du T. C. F. de juillet dernier) croit capable à elle seule de redonner de la vitalité au cyclotourisme, que nous désirions nous présenter à fin d’étape, « vêtu d’un costume impeccable, plastron et col cellulo éblouissants de blancheur, bottines reluisantes et cravate à la dernière mode ». Oui, supposez cette absurdité qu’un touriste, hippo, cyclo, ou tout ce que vous voudrez, répudiant le costume sportif, qui se manque pourtant pas de cachet, ne veuille se montrer qu’en tenue d’ambassadeur ou de rasta de haut vol, comment conciliera-t-on cette obligation avec les soins à donner à sa monture ? Pour toutes sortes de raisons il est donc recommandé plus que jamais aux cyclotouristes de ne se mettre en route que sur un outil minutieusement revu et ajusté par eux-mêmes avant le départ.
Le ciel se rassérène un instant, l’orage a bifurqué vers le Vercors, et nous pensions en être débarrassés quand, après Voreppe, commence à tomber une pluie tranquille et drue, qui paraît vouloir durer ; nous nous réfugions sous un abri du tramway pour délibérer ; constatons tout d’abord que la route entre Voreppe et Grenoble, si épouvantable l’an dernier, est tout à fait bonne cette année ; on a réparé et l’on répare encore dru tout autour de Grenoble, le besoin s’en faisait sentir  ! Les tramways passent et repassent, laissant et prenant des voyageurs, qui tous ont été surpris par le mauvais temps et maugréent à qui mieux mieux. Et voilà que l’arrosage céleste se calme assez pour que nous repartions ; nous ne quittons pourtant pas les manteaux, car dès la Porte-de-France, c’est le déluge. Il est d’ailleurs midi et nous nous arrêtons pour, déjeuner à la Croix-de-Lorraine, où se pressent de nombreux dîneurs, champions boulistes venus de toutes parts à un grand concours qui se dispute ce jour-là.
Pendant tout le repas, la pluie fait rage, mais à treize heures changement à vue ; le soleil reparaît, le ciel est bleu, les nuages sont disloqués, leurs lambeaux restent pourtant suspendus aux flancs des montagnes, mauvais présage. Nous partons tout de même, gais et contents, à treize heures et quart, pas très vite, à cause des nombreuses flaques d’eau qui émaillent la chaussée du cours Saint-André, toujours en très mauvais état. Dès que nous tenons les allées cyclables, l’allure s’accentue, le vente est favorable, la route après Pont-de-Claix si mauvaise avant guerre, est devenue très roulante et le restera jusqu’au Lautaret ; tout s’accorde donc pour qu’à 16 heures nous arrivions très dispos à Bourg-d’Oisans en même temps que le tramway, que nous suivons depuis Vizille et qui, à la vérité, n’a rien d’un rapide. Ces 50 kilomètres nous ont été très agréables et nous les avons enlevés aussi vite, à un quart d’heure près, que les bons randonneurs de l’E. S. d’avant guerre.
Malheureusement le ciel se couvre de nouveau et recommence à larmoyer. Halte donc au Terminus et trempons un peu de pain dans du café chaud. Bien que le repas de midi ait été très copieux, nous éprouvons déjà le besoin de prendre quelque chose, et je trouve assez bizarre que je puisse le matin, après le petit déjeuner, pédaler pendant six ou huit heures, quelquefois même davantage, sans avoir faim, et que l’après-midi je sois forcé de manger toutes les trois heures et plus souvent même, sous peine de défaillance. Peut-être le matin travaille-t-on plutôt avec les réserves de la veille qu’avec le simple petit déjeuner et que, une fois ces réserves consommées, le comburant que l’on absorbe est si vite transformé en travail qu’il faut le renouveler souvent. A ce point de vue, j’ai même remarqué qu’après cinq ou six jours de voyage à fortes étapes, l’estomac ne peut plus digérer et assimiler assez
vite pour suffire à la consommation et qu’il est urgent de se reposer une journée pour laisser à l’organisme le temps de se refaire quelques réserves. Cette observation tendrait à démontrer que les défaillances ne sont jamais dues à une carence du système, musculaire, mais à une impuissance du système digestif qui ne peut plus absorber et transformer assez d’aliments pour subvenir aux besoins des muscles. Ce qu’un cyclotouriste doit soigner le plus, c’est donc son estomac, partant son régime, non seulement en cours de route, mais en tout temps ; et de nombreuses expériences comparatives m’ont convaincu, sous ce rapport, que la formule ni vin, ni viande, ni tabac, mettait beaucoup plus longtemps à l’abri de la défaillance ceux qui s’y conforment du 1er janvier à la saint Sylvestre. Il y a des vérités qu’on ne saurait répéter trop souvent. Le général de Maud’huy vient de mourir ; sa pipe, dit-on, l’a tué. Mais quel fâcheux exemple il a donné, sa vie durant, à tant de jeunes soldats  ! Et combien, lorsqu’on est un chef, on doit s’observer et comprendre qu’il ne faut donner, sous tous les rapports, que de bons conseils et de bons exemples.
A 17 heures, nous sommes encore au Terminus, causant avec, les propriétaires, qui nous paraissent très accueillants et très avertis de tout ce qui intéresse les touristes ; excursions à faire, prix de séjour, moyens de transport, etc.. Nous assistons à des retours précipités de cyclistes et de cyclettistes, que nous avions croisés sur la route et que le mauvais temps ramène ; j’ai le plaisir de constater une assez grande circulation cyclotouristique dans les gorges de la Romanche, nous y rencontrons deux jeunes Stéphanois, qui redescendent du Lautaret au moment même, où, la pluie ayant enfin cessé, nous nous éloignions de. Bourg-d’Oisans, à 17 heures et quart..
Grenoble-Lautaret (88 kilom.), en six heures et demie, fut longtemps notre temps habituel, et peut-être l’aurions-nous atteint encore si nous n’avions pas subi tant de retards, car la route est toujours aussi belle qu’on peut le désirer et le vent toujours aussi favorable quand on remonte la vallée. La montée des Commères ne parut pas bien dure à mon petit 2 m,70, et je la fis du reste lentement, heureux de revoir ces merveilleuses gorges, ces sites pittoresques que les affiches et les cartes postales ont vulgarisés, mais que seuls connaissaient, il y a vingt-cinq ans, ceux qui se hasardaient dans ces parages alors peu fréquentés. Je retrouvai bien dos souvenirs de nos précédentes excursions, épars çà et là, la douche avant le Freynet, le clair ruisseau où je fis rafraîchir mes raisins ; la vasque où je pris un bain, le pré où je fis la sieste, lors de ma première ascension, en 1898. Les grandes beautés naturelles paraissent moins imposantes quand on les a déjà vues et revues tant de fois, mais on savoure mieux le paysage, on l’analyse, on en pénètre les beautés plus délicates qui, tout d’abord, avaient été comme noyées dans le spectacle sublime de l’ensemble.
Le Freynet n’a pas encore, semble-t-il, réussi à retenir les estivante qui surabondent au Bourg-d’Oisans, à La Grave et au Lautaret. Sa situation cependant paraît très heureuse et son jour viendra certainement. On nous avant signalé son unique hôtel comme très recommandable, si le mauvais temps nous avait empêchés d’aller plus loin.
Quand nous y passons, le soleil s’est bien caché et les nuages redeviennent menaçants, cependant la pluie ne nous paraît pas imminente et nous continuons sans inquiétude ; les sites de plus en plus grandioses qui nous entourent accaparent d’ailleurs notre attention, et mon camarade manifeste à chaque instant son étonnement en présence de telles convulsions de la nature. Les glaciers dont nous, apercevons çà et là quelques lambeaux, paraissent moins étendus qu’autrefois, et on nous l’expliquera à la Grave, en nous disant combien l’hiver a été bénin dans la montagne, où il n’y a pas eu de ces grosses chutes de neige qui alimentent les champs de glace. La traversée des glaciers n’en sera, nous dit-on, que plus difficile, et un alpiniste de Bordeaux qui, la veille, avait voulu faire la Meije, avait été obligé d’y renoncer.
A mesure que nous nous élevons, les sommets disparaissent de plus en plus dans un brouillard épais, la force du vent s’accroît et nous pouvons ainsi nous servir souvent d’un grandi développement ; la rampe est, il est vrai, assez irrégulière. Voici quelques masures, groupées entre la route et le torrent ; y pourrait-on, en cas de besoin, trouver un logement j’en doute, mais La Grave est plus bien loin. Nous nous nous arrêtons d’abord auprès d’un ruisseau, pour manger un morceau de chausson aux fruits, plus loin pour endosser la pèlerine, car il repleut de plus belle, et nous entrons enfin à La Grave, à 19 heures et demie, sous une pluie qui paraît cette fois déclenchée pour longtemps. Aussi n’est-il pas un instant question de poursuivre jusqu’au Lautaret ; nous descendons à l’hôtel Juge, que j’ai connu familial et à prix modérés, qui s’est mis aujourd’hui à la hauteur des hôtels d’altitude ; on y reçoit des pensionnaires à raison de 35, francs par jour, à Bourg-d’Oisans le prix est moindre de moitié. Dans nos montagnes, les prix sont aussi très variables, selon le plus ou moins de snobisme des pensionnaires ; pour 10 ou 12 fr. on est très bien ici, tandis qu’à 20 kilomètres plus loin on paie 20 francs et l’on est moins bien, mais l’on y fait beaucoup de toilette.
Bien qu’il soit souvent une gêne pour les voyageurs qui ne trouvent pas à se loger, cet exode estival des citadins vers la montagne doit être encouragé ; il n’en peut résulter qu’un sensible accroissement du coefficient de santé, surtout chez les enfants. Mais, pour Dieu, ne les ligotez pas comme des saucissons, n’en faites pas des mannequins de modes, laissez les aller pieds et jambes nus, torse nu, tête nue, se rouler dans l’herbe, grimper aux arbres, barboter dans les ruisseaux. Qu’ils se fassent des muscles et des poumons puissants. Que parfois vous leur rappeliez en les habillant et en les dressant comme des singes savants, qu’ils sont destinés à vivre esclaves parmi d’autres esclaves, il le faut bien ; mais laissez-les vivre naturellement aussi longtemps que possible ; ils supporteront ensuite plus aisément le joug de la civilisation.
De même qu’à Bedoin on ne parle que du Ventoux et à Zermatt du Cervin, on ne parle à La Grave que de la Meije, qui est la raison d’être de ce village humble et inconnu il y a cent ans, sa parure, son gagne-pain. Ferez-vous l’ascension ? Vous faut-il un guide ? Combien de porteurs ? La Meije est mauvaise cette année, on craint des avalanches, un alpiniste s’est tué en essayant d’aller seul à la Bérarde, etc., etc. L’alpinisme est trop au-dessus de mes moyens physiques pour que je me sois jamais risqué à une promenade sur un glacier, mais mon compagnon ne semble pas réfractaire à ce sport et l’idée de s’attacher au bout d’une corde, et de tailler des marches dans la glace pour aller voir la terre d’un peu plus haut, lui sourit. Tous les sports sont favorables à la santé, que chacun en prenne ce qu’il en peut prendre sans danger pour sa santé et sans fatigue anormale. N’est donc pas blâmable le cyclotouriste qui s’offre de temps en temps des étapes de 40 heures, du moment où il en revient mieux portant que jamais, pas plus que l’alpiniste qui trouve joie et santé à faire dans sa semaine le Cervin, le mont Rose, le mont Blanc et la Jungfrau.
Avant de gagner mon lit, je me promenai un instant ; la pluie avait cessé, une vague lueur éclairait les sommets, le glacier si étincelant au soleil, était pâle et blafard sous la lune ; la Romanche invisible grondait sur son lit de roches, et tout incitait à la rêverie, mais le vent du nord très froid abrégea ma promenade.
Nous avions eu vaguement l’idée de nous lever de grand matin et de faire un rapide Lautaret ; et retour avant le petit déjeuner. C’était chose très possible car, à 4 heures, le 20 juin à cette altitude, il tait tout à fait jour et nous aurions pu être facilement de retour à 7 heures. Mais quand le lit vous tient, après une étape assez forte, bien que la nôtre n’eût comporté que 230 kilomètres, on dort du sommeil du juste, et 6 heures avaient sonné quand je m’éveillai, le soleil était déjà haut. Nous déjeunâmes et nous prîmes à 7 heures et demie le chemin du retour, par un froid et un vent terribles. On irait au Lautaret une autre fois  ! J’avais dit de même quand, en 1903, le mauvais temps m’arrêta, à la 4e Cantonniera, à trois kilomètres du Stelvio, et je n’y suis pas allé encore. On se promet ainsi beaucoup de choses, dont la non réalisation ne laisse pourtant pas d’amertume. Ne serait-ce point que l’esprit humain préfère attendre et désirer que tenir et réaliser. La satisfaction d’un désir est inévitablement suivie plus ou moins vite d’une sorte de dépression, de regret, de désenchantement, tandis que le plaisir de l’attente reste toujours vif, et le but que l’on n’atteint pas ne cesse d’être auréolé de promesses séduisantes. Au fait, il est peut-être préférable de s’arrêter au seuil du paradis.
Rien ne prouve d’ailleurs que je n’irai pas au Stelvio avec ma future routière à roues de 500 x 50, dont la silhouette se précise et se rapproche de plus en plus. J’aurai bien fait, somme toute, de ne pas me hâter, car ma routière de 1903 pesait toute équipée 29 kilos et, d’avoir attendu vingt ans me vaudra une belle économie de kilogrammètres.
Autant l’arrivée à La Grave avait été morne, autant le départ fut splendide. Les monts se profilaient sur le bleu profond du ciel et des glaciers dont nous n’avions pas même soupçonné l’existence, rougissaient et étincelaient au loin sous les premiers baisers de Phébus-Apollon, source de lumière et de vie. Le vent nous contraignit souvent à pédaler, et bien que nous n’ayons marqué aucun arrêt, nous n’arrivâmes à Grenoble qu’à 11 heures, après avoir lutté désespérément, de Vizille à Pont-de-Claix, contre un véritable ouragan. Rentrer dans ces conditions et refaire contre un tel vent la route trop connue de Grenoble à Saint-Étienne nous sembla bientôt au-dessus de nos forces, si bien qu’après déjeuner nous n’allâmes pas au delà de la gare. Autrefois, un adepte de l’E. S. se serait cru déshonoré de capituler ainsi devant un adversaire. Les temps sont changés ; et puis il ne nous est plus nécessaire de démontrer les avantages de la poly puisque les géants du Tour de France ont pris sa cause en mains. Pourvu que les officiels du cyclotourisme n’en tirent cette conclusion facétieuse que la poly n’est vraiment utile que pour les coureurs et que les cyclotouristes n’auront jamais meilleure monture qu’une légère mono ?
Vélocio.