Vallée du Rhône. — Les Baux (1921)
jeudi 31 octobre 2024, par
Paulde Vivie alias Vélocio, Le Cycliste, Mars-avril 1921, Source Archives départementales de la Loire, cote IJ871/3
Mens sana in corpore sano
Voilà le but. Pour l’atteindre, deux moyens parmi sans doute beaucoup d’autres le cyclotourisme qui élève l’âme, tient l’esprit en éveil, exerce l’intelligence et fortifie le corps ; puis, une formule « Ni vin, ni viande, ni tabac », qui soustrait l’organisme à l’empoisonnement à jet continu auquel nous condamnent nos préjugés ou nos mauvaises habitudes. Grâce à cette formule, j’ai pu fêter cette année mon soixante-neuvième printemps en effectuant une randonnée pascale qui ne le cède en rien à celles d’avant guerre si l’on tient compte des contingences nouvelles.
Nous partons à 2 heures, sous les rayons de la lune qui nous permet d’économiser notre carbure. Dès que nous sommes sur le plateau de la République, nous nous trouvons aux prises avec ces contingences nouvelles ; la route est dans un état inénarrable, ornières, trous et cailloux épars, puis, dès l’entrée dans le grand bois, boue épaisse, à demi gelée, labourée par les camions et formant de véritables sillons. Pendant trois kilomètres, il faut aller à pied péniblement et lentement. Même à la descente, bien que le sol soit meilleur, il faut être prudent ; des parties de route sont en cours de rechargement, d’autres sont fraîchement réparées et l’on n’ose pas laisser courir comme autrefois. Bref, nous ne sommes à Andance qu’à 5 h. 45, en retard d’une lionne heure sur notre temps habituel. Le jour commence à poindre, le ciel est brouillé, pas un souffle, il est bien difficile de pronostiquer le temps qu’il fera dans la journée. La route, d’abord mauvaise, s’améliore ensuite, devient ici pire, là meilleure qu’elle ne le fut jamais, et il en sera ainsi constamment, à tel point que je ne saurais dire si le bon l’emporte sur le mauvais ou si c’est le contraire. En tout cas, ces alternatives coupent l’élan et l’on ne peut plus atteindre qu’à de rares intervalles ces allures de 35 à 40 km. à l’heure qui, avec vent favorable, mettaient Avignon à 10 heures de Saint-Étienne. Et ne voilà-t-il pas que, pour aviver nos regrets, le vent s’élève derrière nous et va crescendo, si bien que lorsque nous nous arrêtons, à 8 heures, à Beauchastel, pour le petit déjeuner, il soulève déjà des tourbillons de poussière  !
Nous resterons jusqu’au Pouzin sur la rive droite où la route est, nous a-t-on affirmé, meilleure que sur la rive gauche que nous empruntions autrefois à Tain ou à Valence. La rive droite est en outre, moins monotone, et les quelques kilomètres de plus que nous ferons ainsi sont bien compensés par l’attrait d’un paysage plus varié. Tout est fleurs et feuillage de véritables forêts de pêchers nains alignés au cordeau et taillés de même étalent leurs étoiles roses à côté des étoiles blanches des gros cerisiers, moins soigneusement peignés. L’eau manque malheureusement, les torrents sont à sec et le Rhône est très bas.
Nous le franchissons au Pouzin et, par un petit chemin mal entretenu qui nous oblige à des prodiges d’équilibre pour éviter les galets roulants dont il est chargé, nous allons trouver à Saulce la grande voie romaine de Lyon à Arles dont nous avons fait une de nos routes nationales les plus fréquentées. Ce premier contact n’a rien de plaisant et. nous regrettons de n’avoir pas continué à suivre la route Lyon-Beaucaire. La Violence du vent augmente et nous annonce pour la soirée un véritable mistral, fléau du Midi, nous n’en pouvons guère profiter, forcés que nous sommes de louvoyer entre les trous et de rechercher, tantôt à droite, tantôt à gauche, les meilleurs passages. Mais, soudain, quelques kilomètres de route toute neuve se déroulent devant nos roues et me permettent de donner à mon compagnon qui en doutait un échantillon des vitesses qu’en pareil cas nous pouvions soutenir autrefois sans la moindre fatigue, pendant des centaines de kilomètres. Nous voilà donc filant à 40 à l’heure, pas longtemps, hélas  ! Nous contournons Montélimar et nous nous hâtons vers Donzère où nous ferons, auprès d’une fontaine que je connais de vieille date, un second petit repas tiré du sac. Par chance, la route est assez bonne à la descente pour nous y laisser pousser par le vent sans avoir à freiner constamment, et nous y atteignons dans les lignes droites la vitesse limite qui, dans ces conditions, doit osciller entre 50 et 60 à l’heure. Sensation très agréable que de se sentir ainsi emporté dans un tourbillon de poussière.
A 11 heures, nous sommes à Donzère, n’ayant couvert, en 9 heures, que 160 kilomètres. Ce même temps, autrefois, nous mettait bien au delà d’Orange, dont 38 kilomètres nous séparent encore ; vingt minutes après, nous repartons et, avant Piolenc, un premier accident de pneu nous immobilise une demi-heure, tant et si bien que nous ne traversons Orange qu’à 14 heures. Je n’étais pas, depuis dix ans, descendu aussi bas dans la vallée du Rhône, et mon compagnon y venait pour la première fois. Ces sites, qui m’étaient jadis si familiers, avaient donc cette fois pour moi quelque chose de nouveau qui me les faisait presque goûter davantage, et nous ne nous lassions pas, quand l’état de la route nous laissait quelque répit, de nous communiquer nos impressions devant un horizon si différent de celui auquel nos yeux sont habitués. Les arbres blancs de poussière, les haies de cyprès et de roseaux abritant les primeurs qui sont une des grandes richesses du Midi, les oliviers au tronc tourmenté, les collines pelées, brûlées, arides, où poussent çà et là quelques maigres broussailles, quelques pins que fouaille impitoyablement le mistral. Il faut être à pied ou à bicyclette pour se pénétrer de la poésie d’une région, pour entrer en communion intime avec la nature ; il faut être soi-même brutalisé par le mistral, pour comprendre la terreur, l’effarement de tous ces arbustes, grands et petits, qui gardent, même quand le vent s’est apaisé, l’attitude de la fuite vers le Midi, vers quelque terre promise où ils pourraient croître et vivre en paix.
Au Pontet, une erreur de direction nous amène presque aux portes d’Avignon d’où nous nous hâtons vers le Pont de Bonpas. Nous y mettons pied à terre à 15 h. 20 minutes, en retard d’une heure et demie sur nos prévisions. Un repas simple, mais substantiel, olives noires, omelette et fromage, nous réconforte et nous reprenons la route à 16 heures. Nous venons de couvrir 236 kilomètres et nous ne sommes qu’à 20 ou 25 kilomètres des Baux, but de notre excursion. En quelques coups de pédale, nous voici à Noves, curieuse petite ville autrefois fortifiée, qui laisse voir encore des portes et des murailles à créneaux et à mâchicoulis ; nous traversons Saint-Rémy à 17 heures et nous attaquons tranquillement la rampe de 5 à 6 kilomètres par laquelle on franchit les Alpilles ou Alpines, massif de rochers abrupts étrangement jetés là par je ne sais quelle bizarrerie de la nature. Quand la mer couvrait toute la Provence, les Alpines furent un de ces îlots rocailleux comme on en trouve encore au large des côtes méditerranéennes ; l’altitude maximal n’est que de 386 mètres, mais comme on part de 40 mètres, il ne faut pas moins s’élever autant que de Saint-Etienne à Planfoy.
Première halte à 1.500 mètres, auprès de quelques débris d’ailleurs bien conservés de la civilisation romaine ; un mausolée et un minuscule arc de triomphe, et, perdu dans un champ d’oliviers, une sorte de petit temple ; les archéologues ont là de quoi s’occuper et nous en voyons deux qui semblent discuter sur la signification d’un bas-relief sculpté il y a deux mille ans et passablement effrité. Nous grimpons sans nous presser dans une gorge aride, où, cependant, on est parvenu à faire pousser quelques pinèdes ; pas une habitation, de temps en temps des troupeaux de moutons encombrant la route nous obligent à mettre pied à terre.
En tout autre pays, cette traversée des Alpines serait farouche et impressionnante, ici, elle n’est que pittoresque et je ne crois pas que jamais des Mandrin ou des Gaspard de Besse y aient rançonné les voyageurs. Le sol, à la descente sur le versant sud, est moins bon et nous devons aller lentement, ce qui ne m’empêche pas de pincer sur un caillou un de mes pneus, d’où seconde halte de 15 à 20 minutes.
Voyager à deux est incontestablement beaucoup plus agréable, mais la vitesse commerciale se trouve par ce fait réduite de tous les arrêts, d’autant plus fréquents qu’on est plus nombreux. Il faut donc en tenir compte quand on prépare un tableau de marche et, toutes autres choses égales, augmenter le temps de 5 % si l’on doit être deux. C’est pourquoi les randonneurs préfèrent partir seuls quand ils veulent planter un de ces bons jalons tels que Lyon-Lautaret et retour ou Saint-Etienne-Col du Rousset et retour, dans la journée, que l’on ne dépassera pas de sitôt et qui sont déjà vieux de quelque quinze ans.
Nous allions donc arriver aux Baux et nous étions déjà sous les murailles du vieux château qui se confondraient avec les rochers si elles n’étaient ça et là percées à jour, quand mon compagnon met pied à terre ; sa chaîne s’est dérivée ; accident plus grave qu’une crevaison et troisième halte d’au moins 20 minutes, sans résultat. Nous terminons à pied et je prends les devants pour aller surprendre un de mes collaborateurs et amis qui habite cette étrange ville morte, dont la population, après avoir compté 3.000 âmes, est réduite aujourd’hui à cent habitants, dont quelques-uns vivent dans des grottes. Mon ami est absent, Mme B. nous accueille très aimablement et met à notre disposition pour réparer la chaîne tout l’outillage de son mari, cycliste émérite. Nous causons, nous espérons que M. V. B. rentrera assez tôt pour que nous puissions lui serrer la main. Mais le soleil a déjà disparu, et comme l’unique hôtel des Baux ne peut nous recevoir, toutes ses chambres ayant été retenues, nous devons cher cher ailleurs un gîte pour la nuit qui s’annonce trop froide pour qu’il soit possible de coucher à la belle étoile.
A Maussanne, un hôtel a fermé ses portes, l’autre est trop plein de consommateurs qui s’alcoolisent pour qu’on ait le temps de s’occuper de deux voyageurs. La nuit est presque là. Filons à Tarascon à 17 kilomètres ; 30 minutes plus tard nous sommes à Fontvieille où nous a conduits le dieu de l’erreur ; nous essayons de nous y loger à l’hôtel du Commerce, mais le propriétaire est trop occupé à faire sa manille pour nous recevoir. Tarascon n’est plus maintenant qu’à 13 kilomètres ; la nuit est tout à fait noire, il est 8 heures et demie ; nous allumons les lanternes et, après avoir bien repéré notre direction nord-nord-ouest sur la carte et sur les étoiles, nous terminons un peu mélancoliquement, le ventre creux et contre le mistral, une étape de 280 kilomètres qui nous a conduits successivement en des sites très intéressants, tant par les souvenirs qu’ils réveillent que par leur diversité.
L’emploi judicieux de nos changements de vitesse nous ayant, tout le long du jour, évité tout effort anormal, nous n’avions à aucun moment dépassé la limite de la saine et hygiénique fatigue qui est à la fois la cause et le résultat d’une bonne santé. En effet, la fatigue ne peut rester saine et devient immédiatement pathologique chez l’homme qu’une mauvaise alimentation a depuis longtemps prédisposé à toutes sortes de tares. Et, d’autre part, tout moteur humeur, en si bon état soit-il, a besoin de fonctionner, d’être exercé fréquemment pour que son rendement s’élève.
Ce sont là des vérités élémentaires qu’il est bon de répéter souvent aujourd’hui ; car trop nombreux, hélas  ! sont les hommes qui croient que le but de l’existence consiste à se croiser béatement les mains sur le ventre et s’abandonner, somnolents, aux douceurs d’un farniente assaisonné de gros cigares, de vins capiteux, de mets indigestes et des trépidations meurtrières de l’auto.
Vélocio.