Saint-Jean-la-Vêtre (Novembre 1922)
jeudi 31 octobre 2024, par
Paul de Vivie alias Vélocio, Le Cycliste, Novembre 1922, p.107-109. Source archives départementales de la Loire cote IJ871/3
Encore un petit coin charmant qui manquait à ma collection ; on m’en avait dit beaucoup de bien ; il en mérite davantage.
Quelques kilomètres après Boën, quittez la route nationale 89, à la hauteur de l’Hôpital-sous-Rochefort, et demandez la route de Saint-Jean-la-Vêtre. Vous entrerez immédiatement dans une gorge solitaire, riante plutôt que farouche, et dont je n’avais jamais soupçonné l’existence, bien que j’aie fait le trajet de Boën à Noirétable plus de cinquante fois. Tel était le but de notre excursion dominicale du 15 octobre ; nous ne pouvions l’atteindre que par une étape transport de 53 km., de Saint-Etienne à Boën, sur routes archi-connues, monotones et plus souvent mauvaises que passables. Ainsi devrons-nous, dit-on, passer par le Purgatoire pour arriver au Paradis.
Nous nous trouvâmes quatre au départ à 6 h. et, malgré le brouillard glacé, on fila bon train, de sorte que nous touchions Montrond à 7 h. 20 et Boën à 8 h. 40 par la traverse Magneux et Montverdun, au cours de laquelle mes trois compagnons m’avaient d’ailleurs quitté, les uns filant à Peurs et l’autre à Montbrison.
J’allais donc me trouver seul pendant la partie intéressante de l’excursion, ce qui ne me déplaît pas quand j’explore un nouvel itinéraire. L’attention reste ainsi concentrée sur le paysage, dont peu de détails vous échappent. En ce moment, je m’éloigne de Saint-Laurent-sous-Rochefort en remontant un gros ruisseau dont les courts méandres se heurtent à des rives gazonnées, ombragées çà et là de quelques bouquets d’arbres. La vallée est très étroite ; à droite s’élèvent bientôt des roches abruptes, veuves de toute végétation, et la plus haute est couronnée des débris de ce qui fut sans doute, autrefois, un manoir inexpugnable ; à côté, suivant la crête de la colline, se détachent en pleine lumière les quelques maisons du village de Rochefort. Je suis le plus souvent à l’ombre, abrité par les puissants contreforts du massif de Pierre-sur-Haute, réservoir d’eaux fraîches, limpides et abondantes qui se déversent dans ce vallon. La pente est modérée, du 5 % au plus, et le sol est très bon ; je n’ai donc pas besoin de recourir à mon petit développement et je me sers du moyen, 4 m. 80 ; il ne faut pas, d’ailleurs, si l’on veut rester bien entraîné, refuser aux muscles l’occasion d’appuyer un peu, sinon l’on finirait par les rendre paresseux d’abord, débiles ensuite ; la polymultiplication deviendrait ainsi un danger.
Mais voici que le ruisseau qui s’était jusqu’ici tenu discrètement au fond de la gorge où je ne l’entendais plus, se rapproche de mon altitude par une série de bruyantes cascades ; la gorge se rétrécit, je traverse quelques petits bois et, dans un site délicieux de fraîcheur et de verdure, j’aperçois les bâtiments d’une scierie importante qui utilise la force hydraulique au bon endroit et dans les meilleures conditions possibles. Il n’a pas fallu creuser à grands frais un canal de dérivation, dont tient lieu le lit même du ruisseau.
Ma route passe, là, sur la rive gauche et la rampe s’accentue, pas assez cependant pour m’obliger à changer de vitesse ; elle oscille maintenant entre 5 et 6 %. Le vallon s’élargit, les coteaux sont moins boisés, mais la vue s’étend à gauche jusqu’à des sommets couverts dé forêts qui révèlent le voisinage de la haute montagne. Le soleil est chaud, la montée est longue, je me félicite d’avoir, après Boën, croqué cent grammes de pain qui me fournissent, en brûlant, les calories nécessaires à ce travail d’élévation qui, après douze bons kilomètres de rampe ininterrompue, prend fin à un col que j’estime situé à 900 mètres et d’où j’ai soudain une vue très élargie. Deux ou trois kilomètres auparavant, à la croisée de la Vierge, j’avais failli descendre à Saint-Didier que, sur la foi des bornes kilométriques, je prenais pour Saint-Jean ; je m’étais heureusement renseigné auprès d’un passant avant d’aller plus loin et j’en avais été quitte pour un kilomètre de rabiot ; mais toutes les bornes m’annonçaient Saint-Jean avant Saint-Didier, était bien permis de prendre celui-ci pour celui, là ; Qui-de-droit ferait bien de rectifier ces fausses indications.
Saint-Didier est un gros village niché dans le creux d’une combe qui fuit rapidement vers la route nationale 89 et Saint-Jean occupe le centre d’une vaste cuvette dans laquelle je vais plonger par quelques lacets bien sentis. Du sommet où je m’attarde un instant, je pourrais apercevoir, si j’avais de bons yeux, par dessus la croupe de Noirétable, la ligne de partage des eaux entre l’Allier et la Loire, la trouée vers Thiers, vers la plaine de la Limagne ; rien n’arrête la vue de ce côté, tandis qu’à droite et à gauche les molles ondulations de montagnes plus élevées bornent l’horizon.
Après Saint-Jean-la-Vêtre, le paysage devient quelconque jusqu’au moment où l’on approche de Noirétable qui se présente bien dans un décor verdoyant. Le raidillon par lequel on y accède m’oblige à prendre mon petit développement et je puis ainsi me faufiler aisément entre les groupes de bavards qui s’installent au beau milieu de la chaussée pour parler de leurs petites affaires. Je prends à droite la route de Champoly avec l’intention de rentrer à Boën par Saint-Marcel-d’Urfé et Saint-Martin-la-Sauveté, mais il fallut en rabattre, car, à deux kilomètres environ de Champoly, en un brusque sursaut, je casse ma chaîne. Le temps d’aller à pied à Champoly, de chercher une réparateur, de faire la réparation et voilà trois quarts d’heure perdus qui vont m’obliger à rentrer par le plus court. Il est midi et demi, la descente m’entraîne à bonne allure jusqu’à Saint-Thurin quand, soudain, je suis débarqué sur un épais matelas de pierres et de mottes gazonnées couvrant toute la largeur de la chaussée ; nouvelle et bizarre façon de recharger les routes  ! il y en a comme cela une dizaine, échelonnés de 50 en 50 mètres, puis le sol redevient propre et roulant. Ces rechargements partiels, dont rien ne nous avertit, sont de vrais traquenards pour les cyclistes.
A Saint-Thurin, où je ne passe qu’à 13 heures, je commence à sentir la pédale un peu dure ; cela tient à deux causes le vent contraire contre lequel j’aurai à lutter jusqu’au soir et le besoin de regarnir le foyer. Je m’étais bien promis de m’arrêter une heure à l’hôtel où je suis descendu maintes fois et d’y prendre un léger repas, mais , les incidents de la matinée m’ont trop retardé et je me contente d’acheter une demi-livre de pain dont je mange illico la moitié en me promenant au soleil sur le bord du ruisseau. Puis je me hâte vers Boën en utilisant tantôt 6 mètres, tantôt 4m. 80 ; il n’y a pas lieu, pendant ce trajet très faiblement ondulé, de se servir du 3 m. 20 que j’utiliserai pas d’ailleurs de la journée, de peur de recasser ma chaîne.
j’ai choisi pour cette promenade ma bicyclette à frein dans le moyeu, qui vit le jour en 1902, et que je polyxai de maintes façons jusqu’en 1912 où elle devint ma première flottante à 3 vitesses, à la condition qu’on l’habille de bons pneus souples, cette machine rend bien et peut tenir lieu de randonneuse, j’ai fait sur elle, avant la guerre, maintes belles étapes ; mais elle n’a maintenant que des pneus très ordinaires et je ne la prends que lorsque je m’en vais, seul, reconnaître, comme aujourd’hui, quelques bouts de routes nouvelles et que rien ne me presse. Quand on monte des machines qui diffèrent les unes des autres, il est important de savoir ce qu’on peut demander à chacune d’elles, au point de vue de la vitesse de marche et de ne pas lui demander davantage dès le début de l’étape. Lorsqu’on part, on a tellement de force disponible qu’on risque d’en dépenser trop en forçant une pédale poussive à soutenir une allure qui n’est pas faite pour elle, on se claque ainsi en peu de temps et je me ressouviens aujourd’hui en approchant de Boën d’une sortie que je fis, il y a quelque quinze ans, avec deux de mes élèves montés supérieurement, l’un, Thorsonnax, sur une bi-chaine, l’autre, Dupuy, sur une 4 vitesses Pernot à pignon extensible, justement ce dispositif que M. Marcel Violette, le président du Jury d’examen du concours d’Auvergne, a traité si injustement. J’avais, ce jour-là ma Touricyclette 21kg., pneus moyens, pignons de moulin à café. Je suivis le train pendant 80 km., sans me douter que je me vidais jusqu’à la dernière goutte et, tout à coup, je vis tout tourner autour de moi, au point que je dus mettre pied à terre précipitamment pour m’étendre sur le bord de la route et laisser se dissiper ce vertige ; nous étions, à ce moment, entre St-Germain-Laval et Boën ; mes compagnons m’encadrèrent et me remorquèrent jusqu’à Boën où je pris le train. Cette dure leçon me fut très utile et je ne me mets jamais en route sans me la rappeler. Ainsi, quand je vais à Lyon sur ma Touri, je m’octroie quatre heures pour l’aller et cinq heures pour le retour dans la même journée (moyenne 13 km. à l’heure), alors qu’avec ma randonneuse je puis encore aller en trois heures et revenir en trois heures et demie (moyenne 19 km. à l’heure). L’allure ou vitesse de marche dépend surtout de la machine, de ses pneus, de ses roulements, de son poids, de son dispositif de polyxion. L’homme est plus ou moins fort, plus ou moins entraîné, mais son allure croîtra ou diminuera en proportion du rendement de son outil. On m’a fait beaucoup la guerre autrefois quand je soutenais que telles randonneuses me donnaient des ailes et me forçaient presque à marcher à 25 à l’heure, tandis que d’autres bicyclettes me collaient tellement au sol que je ne pouvais aller qu’à 12 à l’heure ; rien n’est pourtant plus vrai. Puisqu’il y a fagots et fagots, il peut bien y avoir aussi bicyclettes et bicyclettes, pneus et pneus, etc. Connaissons seulement bien nos outils et nos forces , et nous ne connaîtrons jamais cette fatigue anormale qui me fit ce jour-là tomber sur la route.
En sortant de Boën, qui m’a rappelé ce fâcheux souvenir, je me heurte à un violent vent du sud, qui augmente joliment mon travail d’élévation jusqu’à Marcilly-le-Pavé et me fait regretter ma petite vitesse. Je dispose heureusement d’une selle oscillante et je puis ainsi peser commodément de tout mon poids sur les pédales ; j ’ai souvent constaté que l’utilisation de la selle oscillante à la montée équivaut pour moi à une réduction de 15 à 20 % dans le développement.
Avec 4 m. 80 et selle oscillante, j’obtiens un aussi bon résultat qu’avec 4 mètres sans selle oscillante. Seul le raidillon par lequel on s’éloigne de Marcilly m’oblige à quelques efforts excessifs, mais la descente allait me permettre de me reposer et je ne me fis pas prier, d’autant plus qu’il y avait beaucoup de promeneurs et qu’on n’a pas l’habitude à l’E. S. de capituler devant l’ennemi. Ah  ! ce coquin d’amour-propre, il montre toujours le bout de l’oreille  !
Quelques kilomètres avant Montbrison, je rencontre un de mes jeunes compagnons du matin, qui a eu l’aimable attention de venir m’attendre pour rentrer avec moi à Saint-Etienne. Les trente et quelques kilomètres de Saint-Thurin à Montbrison ont fait baisser fortement le niveau de mon réservoir d’énergie et, bien que l’heure nous presse, je m’arrête un quart d’heure pour tremper cent grammes de pain dans une tasse de café chaud. Cela suffit pour me faire faire en deux heures les derniers trente-cinq kilomètres, qui comprennent les cinq bons kilomètres de montée moyenne de Saint-Just, et j’achève, à 18 heures, ma jolie ballade de 160 kilomètres.
Voilà donc encore une expérience d’alimentation en cours de route qui vient s’ajouter à toutes celles que j’ai déjà relatées. Le cyclotouriste peut fournir un travail considérable sans faire de gros repas, disons même, à la condition de ne pas faire de ces gros repas qui fatiguent l’estomac et l’obligent à une grande dépense énergétique au détriment du travail musculaire. Quand on fait, au contraire, des repas légers qui peuvent consister, comme on vient de le voir, en quelques centaines de grammes de pain soigneusement mastiqués et absorbés juste au moment voulu, le travail n’est jamais interrompu, des calories neuves succèdent aux calories consommées, comme, sur un champ de bataille, des troupes fraîches remplacent les troupes fatiguées, et l’étape se déroule, s’allonge et se termine sans fatigue anormale. Qu’un solide déjeuner le matin avant de partir et qu’un solide dîner le soir en arrivant encadrent les trois ou quatre casse-croûte de la journée et vous pourrez mener à bien les randonnées et les étapes de transport que l’Ecole stéphanoise préconise depuis vingt-cinq ans, dont doutèrent alors tant de cyclistes qui, depuis, se sont découverts capables de les faire en procédant comme nous procédâmes. Vélocio.