LE COL DU ROUSSET à 8 heures de Saint-Etienne (1905)
mercredi 22 mai 2024, par
Le col du Rousset à 8 heures de Saint-Étienne, Le Cycliste, Août 1905, p.142-146, Source Archives départementales de la Loire cote PER1328_8
Avant de mourir au cyclotourisme actif, je m’occupe à poser des jalons qui serviront à mes successeurs pour juger du chemin parcouru, des progrès accomplis. Car j’espère bien avoir des successeurs pour qui la mise en valeur du moteur humain sera la principale affaire, qui, sans faire fi des moteurs mécaniques dont l’avenir est ailleurs, estimeront qu’en fait de moyen de transport personnel il n’en est point de plus honorable que celui dont tous les hommes sont pourvus en venant au monde une paire de jambes.
J’ai entendu soutenir par des évolutionnistes qui paraissaient encore jouir de leur raison mais, dont l’évolution finale pourrait bien être Charenton, que l’homme tendant à devenir de plus en plus un colis transbordable de paquebot en auto, de vagon-lit en aéronef, de voiture d’enfant en pousse-pousse de cul-de-jatte. les siècles futurs verraient nos membres inférieurs s’atrophier de plus en plus, se ratatiner et finalement disparaître, comme disparaissent fatalement les organes qu’on n’exerce pas. Les hommes seraient ainsi réduits à l’état de boules, forme de colis éminemment apte à ces divers transbordements. Des machines ad hoc se les lanceraient à travers
l’espace et l’on compterait, pour amortir les chocs, sur la couche de lard que l’inaction complété jointe à la voracité inlassable des gens quine font rien développeraient autour de ces boni-hommes.
Dans les obèses de nos jours, nous avons déjà un aperçu de ce que seront nos descendants, à en croire ces farceurs d’évolutionnistes leurs petites et frêles jambes ressemblent à deux allumettes plantées dans une courge et si, par mésaventure, ils tombent sur le dos, ils sont incapables de se relever. C’est pour ces pots à tabac qu’ont été inventées les automobiles. Ils nous servent cependant à quelque chose, ces informes paquets de graisse, car la nature ne fait rien sans de bonnes raisons ; ils nous servent de repoussoirs comme les ilotes ivres servaient aux jeunes Spartiates. Ils représentent le type abdominal auquel l’École stéphanoise s’efforce d’opposer le type thoracique si estimé des grecs de la bonne époque et qui, passé la trentaine, tend à devenir chez nous de plus en plus rare.
Où en étais-je ?... Ah, m’y voici : je plante donc de temps en temps des jalons et je mets tels et tels points connus et appréciés des cyclotouristes à tant d’heures de Saint-Étienne.
Arles à 12 heures, Marseille à 15 heures, Grenoble à 6 heures, le Lautaret à 14 heures (peut-être ne sera-t-il bientôt plus qu’à 12 heures), etc. Ce ne sont pas là des heures de coureur professionnel courant tête basse, au service d’une puissante maison, vers quelques billets de mille francs ; ce sont des heures de paisible cyclotouriste livré à ses seules forces, voyageant pour son plaisir et pour sa santé avec armes et bagages et ne laissant pas échapper une occasion d’admirer en passant les manifestations de la nature si grandioses parfois et parfois si mignardes.
C’est avec intention que j’écris pour sa santé et pour son plaisir. D’abord, l’un ne va pas sans l’autre ; où il n’y a pas de santé, il n’y a pas de plaisir. Puis, comme la plupart des hommes sont naturellement paresseux, s’il ne s’agissait que de plaisir et d’agrément, on irait souvent à très faible allure et l’on s’arrêterait plus que de raison à tous les coins de bois, auprès de toutes les sources, à l’ombre des moindres buissons l’on n’irait jamais, ou bien rarement, à la bonne suée anti et postprandiale, apéritive et digestive, hygiénique en un mot.
Or, j’estime que tous les jours un homme bien portant doit, par un exercice un peu vif, s’ouvrir les pores pour assurer le jeu normal des fonctions de la peau et, une fois au moins par semaine, procéder à un complet lavage des tissus par une sudation abondante et une équivalente ingestion de liquide, j’entends par liquide l’eau pure des fontaines ou l’eau vitalisée des fruits et des légumes.
Pour redouter le léger effort qu’il faut faire, la période de léger malaise qu’il faut traverser avant d’en arriver à l’état de moiteur qui précède immédiatement la suée dite hygiénique, il faut n’avoir jamais éprouvé la délicieuse sensation de bien-être, conséquence d’un exercice assez énergique pour volatiliser en sueur les déchets qui encombrent nos tissus.
Le cyclotouriste doit donc pédaler pour sa santé autant que pour son plaisir, et celui-ci n’en sera que plus vif, plus pénétrant, plus complet. Les sensations, les vibrations sont plus profondes dans un organisme excité par l’exercice poussé jusqu’à la saine fatigue que dans un corps inerte et somnolent que les résidus alimentaires inassimilables et inexpulsables étouffent lentement mais sûrement.
N’oublions pas notre devise Mens sana, corpus sanum.
Je plante donc des jalons qui auront le temps de devenir des poteaux, si je ne me hâte de reprendre, pour ne plus le lâcher, le fil de mon discours.
De temps en temps me vient une envie de faire quelque bonne étape, dans les 3oo kilomètres, je choisis un but et je pars. Depuis tantôt six ans, il ne se passe pas de saison que je n’aille au col du Rousset au moins une fois ; or, depuis le mois d’août 1904, je n’avais aperçu le refuge que de loin, en passant dans la vallée de la Drôme, en route pour le col de Cabre, Gap et autres lieux. Allons donc au col du Rousset prendre des nouvelles de la blonde hôtelière et, le cas échéant, des jeunes Américaines dont on nous conta, dans Le Cycliste, les audaces ingénues. Nous y ferons, comme d’habitude, une légère infraction au régime sévère des végétariens et goûterons à la clairette de Die .
— La clairette de Die ! mais vous parlez d’avant le déluge ; il y a beau temps qu’on ne fait plus de clairette à Die, où vous n’en trouveriez pas une bouteille.
— Bah  ! mais l’on en trouve partout, à Lyon, à Valence et au col du Rousset où elle est même excellente, meilleure que partout ailleurs. Est-ce que par hasard...
— Je regrette d’avoir troublé votre digestion (car c’est à mon retour qu’un Diois d’origine m’apprit cette nouvelle inquiétante), mais la clairette de Die est un mythe. Cette délicieuse sensation de raisins muscats écrasés entre les lèvres qui fit la réputation du vin de mon pays a disparu avec nos vignobles d’antan ruinés par le phylloxéra.
— Allez donc au col du Rousset, vous l’y retrouverez dans le joli vin blanc mousseux qu’on ne trouve sans doute plus que là et qui laisse justement dans la gorge ce bouquet dont vous parlez. Je me refuse à croire que la chimie
intervienne là et transforme en clairette un quelconque vin blanc mousseux, et j’incline plutôt à penser que le bon crû d’autrefois n’a pas disparu pour tout le monde.
— Au fait, il n’y a que la foi qui sauve et quand je voudrai boire de la clairette du Die, j’irai, moi aussi, non plus à Die, mais au col du Rousset.
Comme il s’agit d’un raid plutôt que d’une excursion à la papa, je choisis mon n° 1 qui me servit, il y a deux mois, pour le Lautaret. et je pars, seul, à 5 h. 10 ; un peu tard, me ferez vous peut-être observer, mais le temps était incertain, le baromètre inquiétant et je tenais à voir comment l’état du ciel allait se modifier au lever du soleil. On devient observateur en voyageant, et nous savons tous que l’approche du soleil change souvent du tout au tout les présages du temps qu’il fera dans la journée.
Je partis donc, rassuré, et j’arrivai en 55 minutes au coi des grands bois que j’avais cru jusqu’ici n’être qu’à ^1165 mètres et qui se trouve bel et bien à 1.165 mètres ; par contre, la pente moyenne des six premiers kilomètres, que j’estimai à 6,25%, n’est que de 6, 10 % . Je tiens ce renseignement des nouvelles bornes kilométriques sur lesquelles l’administration a eu l’excellente idée d’inscrire l’altitude. Les bornes du Ventoux étaient déjà ainsi cotées quand j’y grimpai pour la première fois, et j’avais alors exprimé le désir de voir se généraliser cette façon de mettre à la raison les emballés et les hâbleurs qui vous affirment avoir enlevé à belle allure du 15 ou du 20 % alors qu’il s’agit d’un modeste 7 ou 8 %. On leur mettra le nez sur les bornes, à l’avenir, à ces Tartarins.
Vingt minutes après, j’étais à Bourg-Argental ; le P.-L.-M., pour ce trajet de 29 kilomètres, ne nous demande pas moins de 3 heures  ! Il est vrai, qu’il nous fait payer 3 fr. 40 et nous véhicule pendant 68 kilomètres  !
Voilà bien des parcours Saint-Etienne-Die, Saint- Etienne- Ambert, Saint-Etienne - Bourg-Argental, sur lesquels nous avons maintes fois constaté que la bicyclette est notablement supérieure au chemin de fer sous tous les rapports. Ce sont là des vérités bonnes à répéter, car elles sont la justification de nos étapes-transport que continuent à blâmer et à trouver excessives les nombreux cyclotouristes qui ne veulent pas se mettre en état de les faire sans fatigue et qui s’obstinent à tout mesurer à leur aune.
Au col, j’avais passé du petit jeu (5m,3o et3m,3o) au grand jeu (7m,40 et 5m,3o) et la pente douce m’entraînant, je filai après Bourg à grande allure, tant et si bien que je passais à Andance (54 kil.) à 7 h. 23 et entrais dans Tournon (70 kilom.) à 8 h. 10 juste 3 heures après mon départ. Là aussi, il m’aurait été impossible d’arriver par le train qui va faire, par Givors, 40 kilomètres de plus. Cependant,la route autour d’Arras avait été coupée en maints endroits par les violents orages des jours précédents et m’obligeait à de fréquents ralentissements ; mais le temps frais me favorisait.
Je ne m’arrêtai qu’à Bourg-de-Péage, à 9 heures, pour acheter des raisins exquis qui suffirent à me sustenter jusqu’à midi.
Après Bourg-de-Péage, le paysage devient intéressant la route côtoie l’Isère qui roule ses eaux grises au pied de balmes verdoyantes diaprées de toits rouges et de murs blancs. Parfois, on descend presque au ras de l’eau et des guinguettes ont dressé là des tables que je verrai le soir, à mon retour, garnies dé consommateurs ; puis je m’élève en m’éloignant de l’Isère qui s’en va contourner à gauche le massif du Vercors où je pénètre à Saint-Nazaire. La Bourne en sort là en un très joli site, dont les cartes postales ne sauraient rendre le pittoresque qui est dans le contraste entre les eaux verdâtres et les roches rouges comme les porphyres de l’Esterel. Pendant les 18 kilomètres de Bourg-de-Péage à Saint-Nazaire et les 10 kilomètres qui suivent, je m’arrête à plusieurs reprises pour manger mes raisins tant et si bien que ma vitesse moyenne s’en ressent et que je ne traverse Pont-en-Royans (122 kil.) qu’à 10 h. 40. Le sol, toujours très mauvais après Saint-Nazaire, me retarde aussi et ma moyenne qui, jusqu’à Tournon avait été de 25 à 1 heure, n’est plus que de 22 à l’heure elle va s’abaisser encore car j’ai à m’élever de 1.100 mètres en 38 kilomètres. Je reprends mon petit jeu (5m,3o et 3m,3o) et je me hâte vers la toujours belle route des Goulets qui, par extraordinaire, n’est aujourd’hui ni boueuse, ni poussiéreuse ; çà et là, quelques croûtes, quelques ornières durcies auxquelles il faut prendre garde ; les tunnels sont glissants et le ciel s’assombrit. Le Vercors, région fertile en pelles et en douches aussi abondantes qu’inatttendues, voudrait-il encore une fois justifier sa réputation à mon détriment ? Je grimpe assez rapidement, ne rencontrant ni cyclistes, ni autos, ni cars ; à peine, çà et là, quelques piétons.
On a beau voir et revoir chaque saison les Grands Goulets, on est forcé de les admirer quand on les revoit encore et d’admirer aussi, à côté de l’œuvre de la nature, l’œuvre de l’homme réussissant à se frayer un passage dans une fissure de rocher où le torrent seul semblait pouvoir passer non sans peine. Sans pitié pour mon horaire, je fais à pied une partie des Goulets, me penchant de temps à autre au-dessus de l’abîme, où gronde la Vernaison, à laquelle soudain la terre manque au moment où elle s’y attend le moins, si l’on en juge par son allure tranquille à son entrée dans les Goulets.
Les hôtels qui constituent le groupement des « Barraques » attendent les dîneurs qui risquent d’être rares aujourd’hui. A force d’être sollicités dans toutes les directions par les nombreux syndicats d’initiative qui se sont créés en France depuis quelques années, les touristes, dont le nombre s’accroît moins vite que les hôtels, pensions, sanatoriums qui se les disputent, semblent aujourd’hui plus rares qu’il y a quelques années parce qu’ils sont plus disséminés.
Il est 11 h. 35, j’ai franchi la barrière de rochers qui entoure le tranquille vallon du Vercors que je vais remonter jusqu’au col du Rousset. Le temps sombre s’harmonise très bien avec ce paysage de prés verdoyants, de forêts épaisses et sombres d’où émergent, abruptes, d’énormes masses rocheuses lavées par les pluies, effritées par la foudre. Il me semble qu’on commence à bien déboiser aussi de ces côtés et le T. C. F. qui, avec beaucoup de raison, s’efforce d’user de son influence en faveur du reboisement de la France, aura sans doute bientôt à veiller sur les forêts du Vercors, à les défendre contre la hache aveugle des bûcherons. Le joli ruban de route qui longe la Vernaison naissante et conduit à Saint-Aignan et au Rousset, monte bien si vous voulez, mais si peu qu’avec 5m,3o on peut y pédaler à 20 à l’heure, surtout quand on a le vent en poupe, et c’est mon cas.
Voici enfin un groupe de cyclotouristes, cinq ou six jeunes gens, suivis d’un mentor à l’air grave ; chacun d’eux emporte un petit paquet et, à la file indienne, ils dévalent bon train. Un coup d’œil sur leurs montures monomultipliées me laisse penser que ces gaillards-là ont fait à là côte les honneurs du pied et cela me sera confirmé au refuge, C’est le courrier, qui a porté les bicyclettes au col où les cyclistes ont grimpé à pied. Après tout, cela vaut mieux que de rester au café à fumer, boire et jouer, et peut-être ne manque-t-il à ces cyclistes qu’un boute-en-train qui les initie aux joies du grand tourisme à la mode stéphanoise. Il y a, dans tout cycliste qui aime l’excursion en montagne, l’étoffe d’un futur adepte de l’E. S. ; tôt ou tard ce cycliste adoptera la polymultiplication et le végétarisme, au moins en cours de route.
Au village du Rousset. humble entre tous, je constate la présence de villégiaturistes ; on en trouve aujourd’hui dans les coins les plus ignorés et l’on m’a dit qu’en certaines régions on prenait des pensionnaires à raison de 2 fr. 5o par jour : voilà bien la montagne mise à la portée de toutes les bourses ; je m’en réjouis pour la santé physique et morale du grand nombre qui visiblement s’étiole et s’affaiblit dans les villes.
La rampe finale de 5 kilomètres à 6 se dessine dès qu’on a laissé le village derrière soi : d’abord en lacets superposés, la route gagne par un grand coude à droite le versant gauche de la vallée, revient au-dessus du Rousset et file en droite ligne jusqu’au tunnel, prenant au passage la roule de Vassieux par le col Saint-Alexis. Le sol est bon, mais, çà et là, des rigoles creusées en travers de la roule pour l’écoulement des eaux vous donnent, quand on va vite, donc en descendant, de ces secousses dont on se souvient ; il convient de s’en méfier.
Le tunnel de 600 mètres était pavé de boue ; il avait plu là-haut pendant plusieurs jours et l’eau suintait de tous les côtés. Je ne mis pas pied à terre à l’aller, mais au retour je préférai marcher ; on gagne peu à traverser ces tunnels en machine parce que la crainte du dérapage vous force à aller très lentement et la tension nerveuse vous fatigue.
Le ciel était très noir dans le Vercors et j’avais même senti quelques gouttes de pluie qui m’avaient fait activer, mais de l’autre côté du tunnel, j’apercevais, à mesure que je m’approchais, une lumière éclatante et je m’arrêtai à quelques mètres de la sortie pour jouir de l’impression qu’éprouvent tous ceux qui font cette route, dans ce sens, pour la première fois l’impression qu’on va se trouver à pic sur un abîme. En face, la paroi rocheuse verticale de la montagne semble plonger dans le vide que l’on sent béant à quelques pas de soi. En approchant, cette sensation s’atténue quand on voit lés lacets de la route s’enchevêtrer sur les deux versants de la gorge au fond de laquelle on aperçoit un coin de la vallée de la Drôme.
J’avais grand faim et le besoin de manger coupa court à mon admiration. il était 13 heures et quart ; il m’avait donc fallu huit heures, tous les arrêts inclus, pour venir de Saint-Étienne au col du Rousset (160 kilom.) en une demi-étape, mi-partie transport, mi-partie excursion. Je n’avais pas eu, il est vrai, le moindre accident de machine. L’air était vif, mais le soleil brillait dans un ciel où le bleu s’élargissait à vue d’œil. C’était le beau temps assuré pour le restant de la journée.
Je fus accueilli avec l’habituelle cordialité, j’étais le seul hôte l’hôtelière me prépara un léger repas végétarien où le beurre, les œufs, les framboises, la confiture et un excellent fromage à la crème se succédèrent après un potage aux légumes, qui fut un velours pour mon estomac et que j’absorbai lentement.
Je déjeunai à la cuisine près du fourneau dont la chaleur n’était pas à dédaigner et nous causâmes.
— Non, les Américaines ne sont pas revenues cette année, l’aimable conteur qui nous entretint d’elle non plus ; il nous délaisse et nous ne comptions plus vous voir vous-même, ajouta l’hôtelière.
— Oh ! moi, vous me verrez, revenir tous les ans. j’aime ce pays.
— Vous ne nous y trouverez peut-être plus l’année prochaine ; je ne me porte pas très bien et le service est très pénible en hiver pour mon mari.
— Bah  ! mais l’hiver vous devez être bloqués par la neige et par le mauvais temps et personne ne passe, sans doute.
— Ah ! que non pas ! les gens de Vassieux et du Rousset et de plus loin descendent tout de même à Die et il faut souvent les aider à passer même dans la nuit quand la tourmente rage
— Bigre, ce ne doit pas être gai, en effet.
— Oh ! vous ne pouvez pas vous en faire une idée. Le vent accumule la neige à l’entrée du tunnel et toutes les heures il faut la déblayer ; elle s’entasse à certains endroits, il faut tailler des passages, on n’en finit jamais.
— Mais ne risquez-vous pas d’être emportés par une avalanche comme le fut, je crois, dans la nuit, la famille entière de votre prédécesseur ?
— Non, le refuge était mal placé autrefois, mais où il est maintenant, nous ne risquons rien.
— Tout de même, ce doit être ennuyeux de se voir si maltraité par le temps, quand on sait et qu’on voit d’ici qu’il fait beau dans la vallée.
— C’est bien pour cela que nous avons l’intention de quitter ce poste ; nous avons à Chamaloc une propriété que nous ferons valoir.
— Mais vous ne verrez plus les touristes de passage qui doivent être pour vous des habitués.
— C’est la seule raison qui nous retient encore. Il passe ici de plus en plus des touristes, en auto, à bicyclette, à pied, et bien souvent les mêmes reviennent ; on finit par se connaître. Tenez, il vient beaucoup de Lyonnais et de Stéphanois ; on me demande si telle ou telle personne est venue, et ce va-et-vient me distrait.
— Et pourquoi n’auriez-vous pas, comme j’en ai vu chez plusieurs de vos collègues des hautes altitudes, un livre où les touristes s’inscriraient à leur passage ? On aurait ainsi des nouvelles indirectes les uns des autres. Pour mon compte, j’ai été parfois agréablement surpris de trouver de cette façon la trace du passage de personnes que je ne croyais pas touristes au point d’aller, par exemple, au col d’Allos ou au col d’Izoard.
— Il en passe trop ici, et le livre serait vite plein.
— Surtout si quelques-uns, au lieu de dater et de signer simplement, ajoutaient une page de considérations sur leur état d’âme.
Je terminai mon repas par une tasse de bon café très sucré, et à 15 heures moins le quart je repris le chemin par lequel j’étais venu.
La descente vers Die ne me plaît pas ; dès qu’on est engagé dans les lacets, la vue devient très bornée et la vallée de la Drôme n’a rien d’ensorcelant, tandis que la descente de la Vernaison jusqu’à Pont-en-Royans est toujours très intéressante. Sur le Vercors, le ciel s’obstinait à rester couvert, mais dès que je fus à Pont-en-Royans, le temps se mit carrément au beau. En quittant Saint-Nazaire à cinq heures, j’eus sous les yeux, grâce à un heureux concours de circonstances, un tableau merveilleux par sa couleur recoin de nature qu’on s’accorde à trouver charmant même sous la pluie (Et à cette heure où le soleil s’inclinait déjà sur l’horizon, splendide, éblouissant. La Bourne verte, les terres empourprées, les toits rouges, les murs blancs et gris, les prés d’un vert cru et les bois lointains sombres et. plus lointaine encore la ligne indécise des montagnes violettes... ce fut une magique apparition. J’en fus saisi au point de mettre pied à terre et de m’absorber quelques minutes dans la contemplation de ce chef-d’œuvre de la nature.
Je connais nombre de cyclistes qui pour rien au monde ne voudraient refaire une route déjà faite deux ou trois fois. C’est en vain qu’on leur dit que la nature sait se parer de séductions infinies et toujours différentes pour ceux qui l’apprécient et qu’il est bien rare de revoir deux fois absolument conforme un paysage quelconque. Ce n’est pas à ces cyclistes que sont destinées les surprises comme celle qui m’attendait ce jour-là à ce point précis où j’avais déjà passé au moins une douzaine de fois sans y voir autre chose qu’un joli site.
Je m’éloignai avec le regret de n’être pas pas peintre pour rendre ce que j’avais sous les yeux ; mais quelle palette serait assez riche pour fixer sur la toile l’extraordinaire coloris que le concours fortuit du soleil et des nuages, de l’ombre et de la lumière, donnait, à cette heure précise, à tout ce que je pouvais embrasser d’un regard.
Inutile de dire que n’ayant plus en perspective que du transport en pays plat ou à peine ondulé, j’avais repris le jeu de 7m, 40 ci-de 5m,3o et que, tantôt sur l’un tantôt sur l’autre de ces développements, je filai bon train.
Mais la nuit s’approchait, les routes étaient encombrées de promeneurs ; ici c’était la vogue, là, on dansait sur la route, et dans ces conditions il est dangereux de vouloir passer quand même à grande allure, quand on est myope comme je le suis. Aussi, après Tournon mon allure tomba-t-elle tout à coup à 15 à l’heure et je n’arrivai à Andance (266 kilom.) qu’à 17 heures et demie. J’y passai la nuit et rentrai le lendemain matin en trois heures (54 kilom.), ayant en somme atteint mon but en démontrant que l’excursion du Vercors jusqu’au col du Rousset inclusivement, pouvait être rangée parmi les simples excursions dominicales de l’E. S. qui s’entendent avec départ à 2 ou 3 heures et rentrée à 17 ou 20 heures.
Et c’est une des plus attrayantes, soit que l’on choisisse comme point terminus le Villard-de-Lans, la forêt de Lente ou le col du Rousset.
Vjéeocio.