Excurions du Cycliste (juillet-aout 1928)

jeudi 31 octobre 2024, par velovi

Excursions du “Cycliste”
(22 Mai 1928)
Mai et juin furent toujours, pour les randonneurs de l’E. S., les mois des grandes excursions  ; les jours y sont longs et les chaleurs encore modérées. Malheureusement, ces deux mois sont devenus, ce me semble, pluvieux plus qu’autrefois et le mauvais temps vient trop souvent contrarier nos projets. J’avais formé celui d’aller, jeudi dernier, à Glozel, mais il me fallait partir à 4 heures pour avoir quelque chance de négocier, en plein jour, les 260 km. que comporte cette excursion. Or, il plut toute la nuit et il pleuvait encore à 4 h. Glozel fut donc renvoyé à la suite, car j’ai d’autres randonnées au tableau, entre autres une deuxième visite à la Trappe d’Aiguebelle (ci : 310 km.), avec départ à 2 heures, déjeuner à la Trappe à 10 heures et demie et retour avant la nuit.
Et voilà que le jour de l’Ascension, qui s’annonçait si mauvais, fut très beau et à 7 h. 30 je partis, sans but précis, simplement pour pédaler jusqu’à midi. Je bouclai ainsi un très joli circuit de quelque 50 ou 60 km. que je recommande aux cyclistes qui aiment la petite montagne, les jolis sites et les bonnes routes peu fréquentées par les autos.
A La Fouillouse, je pris à droite la route de Saint-Héand qui s’insinue d’abord au fond d’une gorge étroite, puis domine de loin la plaine du Forez et me met en présence des hauts sommets de Pierre-sur-Haute couverts de neige. Après Saint-Héand, montée douce jusqu’au col du Pilon qui me laisse voir, pardessus le moutonnement des collines, le massif du Pilât. Je frôle Fontanès, vire brusquement à droite vers Saint-Christo et me voici, après un grand détour, à la croix de la Gachet. J’ai pédalé jusqu’ici au milieu dès champs de verdure, dans un paysage pastoral et bénin, mais de la Gachet et en descendant à Valfleury, on a la sensation de côtoyer un abîme sans fond, tant les pentes paraissent escarpées dans les vagues mouvantes du brouillard qui me cache même l’église et les quelques maisons de Valfleury.
Hippo et automobiles ont amené de nombreux pèlerins, encombrant la route qu’on ferait bien d’élargir à ce point  ; j’ai quelque peine à me frayer un passage pour arriver à l’amorce de la route de Saint-Chamond qui va m’élever jusqu’à une croix monumentale, dont la silhouette se détache sur le ciel bleu, tout en haut de la montagne. C’est au cours de cette montée de quelques kilomètres qu’on voit le mieux l’excavation qu’a produite un formidable éboulement, à une époque qu’il est difficile de préciser (mettons l’époque Glozélienne  !) et le village de Valfleury semble, de là-haut, bien exposé à glisser quelque jour jusqu’en bas  ; le brouillard vient de disparaître et la vue est très nette. Des milliers d’arbres fruitiers qui tapissent les flancs et le fond de l’immense cuvette étaient, il y a deux ou trois semaines, couverts de fleurs blanches ou roses, et offraient aux visiteurs un coup d’œil féerique. Au sommet, près de la croix, flottait le drapeau français  ; je me demandais en quel honneur, quand j’aperçus, blottie dans un pli du terrain, à l’abri du vent, une toute petite tente. Un bravo pour ces campeurs que la pluie nocturne n’avait pas fait décamper et qui ont trouvé ce bon moyen de voyager à peu de frais. Longue est la descente jusqu’à Saint-Chamond, mais impossible de s’y ennuyer tellement le spectacle qu’on a sous les yeux et attrayant et varié. La ligne de faîte qu’on vient de franchir semble, vue d’en bas, plus élevée qu’elle ne l’est on réalité puisque la plus haute altitude de ce circuit ne dépasse pas 850 mètres, 300 mètres de moins que le col du Grand-Bois où l’après-midi je grimpai pour n’en pas perdre l’habitude : avec moins de précipitation, cependant, que le dimanche précédent, à l’occasion de la journée Chemineau qui fut un grand succès pour les organisateurs de cette fête de famille dont le compte rendu a déjà paru. J’y fus personnellement félicité d’avoir fait l’ascension du col en 61 minutes et quelques secondes, grâce au pignon ovale, aux Ballons Dunlop, au dérailleur Izoard, à la roue libre Cyclo, à la chaîne Brampton, au guidon Chose et aux sandales Machin  ! Avec tant d’atouts en main et aux pieds j’aurais dû, ce me semble, hisser là-haut mes quinze lustres en moins d’une heure. Vélocio.

(17 JUIN 1928)
Le petit dieu malin qui souvent mit déjà des bâtons dans mes roues, sans doute pour mon bien, car je suis persuadé qu’en tout il me protège, m’a, une fois encore, empêché, dimanche dernier, d’aller ramasser à Glozel quelques cailloux préhistoriques. Un pneu crevé au départ sans cause apparente, puis un ciel gros de menaces, le soleil pâle à son lever, les montagnes vers lesquelles j’allais, noires de brume, tout contribua à me ramener de La Terrasse, que je venais de dépasser, à la République, où je mis pied à terre à 7 h. devant un bol de café à la crème chaud et réconfortant. J’en avais grand besoin, ayant été obligé de faire toute la montée avec le développement moyen (5 mètres) de ma
Ballon n° 2, le petit développement (3 m. 30), m’ayant lâché dès le début. Le hasard, pour cette fois, me favorisait, car je n’aurais jamais pu obtenir avec 3 m. 30 la suée homérique que déclancha mon 5 mètres et qui fut très utile à la santé que je m’efforce d’acquérir, après l’avoir, comme la plupart des hommes, trop longtemps négligée.
Avec l’ami B..., à l’obligeance de qui je devais mon excellent déjeuner, nous errâmes toute la journée sur la montagne à la recherche de champignons, d’ailleurs introuvables. Mais la montagne est belle en ce moment  ; les genêts la décorent richement de leurs panaches d’or, le vert tendre des jeunes pousses ondule sur le vert sombre de la forêt, le vent du Nord caresse les seigles déjà hauts, l’eau, ce sang de la terre, qui pénètre tout, et s’unit au soleil pour féconder et vivifier notre planète, l’eau coule dans tous les ruisseaux, brille dans l’herbe touffue des prairies émaillées de fleurs, murmure, parle, chante de tous côtés.
Oui, la montagne est belle en ce moment et l’on peut y pédaler sur tous les chemins sans cesser d’être ébloui, d’être confondu par la prodigieuse diversité de la nature.
Ainsi s’écoula donc toute la matinée, sous un ciel panaché de blanc, de gris et d’azur, dans un air admirablement pur qu’alternativement le soleil réchauffait et la bise refroidissait.
A midi, B... redescendit à Saint-Etienne et je me souvins que j’avais très bien déjeuné, quinze jours auparavant, à Bourg-Argental. Je m’infligeai donc, par gourmandise, les 12 kilomètres de route inqualifiable qui, de la borne 85 à la borne 97, sont le déshonneur de la nationale numéro 82. On ne pourra bientôt plus y circuler qu’en chaise à porteurs. Même avec mes gros pneus ballons, j’y suis très secoué, que doivent y prendre les partisans des pneus Brise-os  ?
A propos de ces pneus ballons, dont la vogue croît chaque jour, j’en ai entendu une bien bonne ces jours-ci. Un cycliste m’a déclaré tout net que ces gros pneus, c’est une fumisterie, qu’on se moque du public en lui faisant croire qu’on va plus vite là-dessus et que, pour son compte, il ne les adoptera que lorsque les coureurs du Tour de France s’en serviront  ! Ce cycliste n’a pas compris que les ballons sont justement inventés, ainsi que les changements de vitesse, pour permettre à des cyclistes très moyens de faire, grâce à de meilleurs outils, à peu près ce que font, avec des outils quelconques, les cyclistes exceptionnels que sont les as du Tour de France, lesquels, entre parenthèse, ne sont même pas libres de choisir leurs montures et courent sur ce que leur imposent les employeurs. Or, chacun sait, qu’il n’y a rien de réfractaire aux perfectionnements de nos bicyclettes comme la grande industrie qui fabrique à la grosse la bicyclette Tour de France et qui, à grands frais de réclame, tient, sous le joug de la Mono à pneus Brise-os, sept millions de cyclistes français, y compris mon interlocuteur.
Puisque j’en suis aux anecdotes, en voici une autre qui date de la semaine dernière, et qui ne manque pas de saveur. Un agent cycliste entre chez moi en coup de vent et m’invite à le suivre au bureau de police. J’obtempère et me voici devant le commissaire qui m’apprend qu’un chef d’industrie a accusé de vol et de recel un de ses anciens ouvriers que je connais depuis dix ans et qui, ayant travaillé beaucoup, économisé autant qu’il a pu, est parvenu, il y a six mois, à s’établir pour son compte. Au risque de le discréditer dans son quartier, une perquisition a été faite chez lui, avec l’appareil habituel : deux gendarmes, un commissaire ceint de l’écharpe tricolore, insigne de ses fonctions, un greffier et le plaignant en personne. Celui-ci a tout fouillé, de la cave au grenier, sans découvrir le moindre objet suspect si ce n’est mon nom sur un bout de papier. De là, ma comparution en justice et mon interrogatoire en présence d’un agent-dactylo dont j’admire l’habileté à traduire, en bon français je suppose, car j’ai contresigné son papier sans le lire, les impressions de son chef. Après quoi, l’on me permet de retourner à mes occupations. Tout cela m’avait mis la puce à l’oreille et, pour en avoir le cœur net, j’allai, quelques jours après, rendre visite à l’ouvrier accusé que j’avais toujours tenu pour un très honnête homme. Mais, sait-on jamais  ! Il me donna des détails qui éclairaient d’un jour singulier sa désagréable aventure et qui augmentèrent mon estime pour lui. Si j’avais quelque intérêt à tirer cette affaire au clair, il me faudrait maintenant interviewer le patron accusateur, car, sait-on jamais  !
La morale de l’affaire est que le premier quidam venu peut accuser Pierre, Paul, vous ou moi, et faire perdre leur temps à deux gendarmes, un greffier et un commissaire, sans risquer autre chose qu’une poursuite en réparation du préjudice causé qui n’est jamais estimé à sa valeur. Cela ne me semble pas suffisamment payé, même quand le juge en vous congédiant vous dit aimablement : « Vous êtes innocent, c’est entendu, mais ne vous plaignez pas et estimez-vous heureux de n’avoir pas été reconnu coupable. »
Mais, trêve de digressions  ; me voici à l’Hôtel de France  ; faisons honneur à l’excellent menu qui m’est servi et dont est presque indigne le végétarien que je suis.
Le retour par Saint-Sauveur et les Trois-Croix, en compagnie de M. M..., dont la conversation, effleurant des sujets les plus variés, ne cessa pas de m’intéresser, fut délicieux. Si je m’entends encore à randonner, je sais également apprécier à sa valeur une promenade à bicyclette, ce qu’ignorent beaucoup de cyclistes. J’en ai connu, j’en connais encore qui, dès qu’ils sont en selle, veulent dévorer l’espace. L’allure nonchalante qui rend les montées agréables et reposantes même quand elles sont longues de 18 km., comme celle qui, de Bourg, nous conduit au col des Grands-Bois, la contemplation du paysage, qui varie incessamment, la causerie légère qui voltige et se pose,
comme le papillon sur les fleurs, sur les sujets les plus divers, tout cela n’a pas de charme pour ces cyclistes pourfendeurs des bornes kilométriques. Ils ne connaissent pas tous les bonheurs que procure la bicyclette à ses fervents adorateurs. VÉLOCIO.
(Mémorial de la Loire).

Une expérience
Le vent avait soufflé en tempête toute la nuit et il était loin de s’être calmé quand nous partîmes, dimanche dernier, à 6 heures. Et la belle excursion projetée se transforma en une course folle à l’aller et un turbin de tous les diables au retour. Quand nous arrivâmes au delà de Balbigny, à l’entrée du chemin de halage, les nuages qui, peu à peu, avaient envahi toute la voûte céleste, crevèrent sur nous. Il fallait rentrer et nous mîmes quatre heures pour remonter les 50 kilomètres que nous avions descendus en deux petites heures.
Ce ne fut donc pas une excursion, mais ce fut une expérience dont j’avais besoin pour être fixé, une bonne fois, sur les avantages et les inconvénients du pignon ovale.
A l’aller, je le trouvai franchement détestable, il m’empêchait de seconder la poussée du vent et de tourner à mon maximum parce que, dès que je passais du grand diamètre, grâce auquel je donnais un puissant élan à ma machine, sur le petit où mon effort devenait insignifiant, je partais en roue libre et ne reprenais le contact qu’en revenant au grand diamètre. Ces tacs-tacs continuels étaient exaspérants, d’autant plus que je voyais mon jeune compagnon filer à des allures vertigineuses et je pouvais difficilement atteindre le 40 à l’heure, alors qu’il se chronométrait des kilomètres en 64 secondes  ! Il avait, il est vrai, un développement de plus de 7 mètres tandis que le mien était de 6 mètres seulement, néanmoins, avec mon ordinaire pignon rond, j’aurais pu garder assez longtemps ma cadence maxima de 120 tours-minute tant le vent y mettait du sien. Le constructeur du pignon ovale m’affirme qu’on se fait, à la longue, à cette façon de pédaler et qu’on arrive à tourner aussi vite avec le pignon long qu’avec le pignon rond  ; je n’y suis pas encore arrivé.
Au retour, j’eus la sensation très nette que le pignon ovale m’aidait sérieusement contre notre allié du matin devenu un rude adversaire. Mon compagnon m’avoua même que, s’il avait été seul, il n’aurait pas marché à l’allure à laquelle je l’entraînais par moments. Enveloppé dans une vaste pèlerine, j’offrais pourtant au vent un excès de surface très nuisible à l’avancement  ; nous avancions quand même et, malgré deux arrêts assez longs, à Montrond où nous rencontrâmes le sympathique président des cyclotouristes lyonnais, à Cuzieu pour causer avec le non moins sympathique président des cyclotouristes stéphanois, nous réintégrions Saint-Étienne avant midi.
Le pignon ovale auquel je reviens, puisque c’est à lui qu’a été consacrée, par la force des circonstances, cette expérience de 100 kilomètres, a donc, comme tant de choses ici-bas, un bon et un mauvais côté et, pour éviter l’un sans renoncer à l’autre, je vais lui juxtaposer, sur ma bicyclette, un pignon rond  ; suivant le cas, je placerai ma chaîne sur l’un ou sur l’autre. Ce me sera même là un excellent moyen de me démontrer si, pour grimper au col des Grands-Bois, l’ovale permet de pousser, sans plus de gêne, un plus grand développement, comme ses auteurs le prétendent, comme j’en ai l’intuition sans en avoir la certitude. S’il en est ainsi, c’est avec un pignon ovale que je prendrai part à la septième journée Vélocio que le Forez Sportif, à qui nous devons cette intéressante manifestation où fraternisent tous les cyclistes des deux sexes et de tout âge, a fixée au 5 août prochain. .
VELOCIO
(Mémorial de la Loire).

(29 JUILLET)
Parfois, il me monte au cerveau des bouffées de jeunesse, entendez de ma jeunesse cyclotouristique qui s’est déroulée de 1893 à 1913, entre quarante et soixante ans, et il me vient des envies de refaire des étapes ou des demi-étapes que j’ai faites et refaites en mon plein épanouissement.
Une de ces demi-étapes dont j’avais dressé les itinéraires à l’époque où je commençai ma campagne en faveur de la polyxion et où j’offrais à tous mes adversaires de venir, sur le terrain, se rendre compte des avantages que donnait à un cyclotouriste le moyen pratique d’avoir à sa disposition plusieurs développements, une de ces étapes de la demi-journée s’appelait les cent kilomètres de Vélocio. Elle était convenablement accidentée ainsi qu’on va pouvoir en juger en me suivant un instant sur une bonne carte, par exemple celle de l’intérieur au l/100.000. De la place de l’Hôtel-de-Ville on descendait à Saint-Chamond par 12 kilomètres de bonne route en pente douce où les 8 mètres de ma Quadrimono faisaient merveille. Je n’avais, alors (je parle de 1896 à 1900), que des couples de pignons juxtaposés, deux à droite, deux à gauche, sur lesquels je plaçais successivement mon unique chaîne  ; il me fallait donc mettre pied à terre pour changer de vitesse. C’était l’affaire de trente secondes, montre en main, parce que j’étais, et je le suis plus que jamais, myope et maladroit. La plupart de mes amis ne comptaient que vingt secondes entre le moment où ils mettaient pied à terre et celui où ils reprenaient leurs pédales  ; le record était de dix-sept secondes  ! C’était en somme le dispositif que M. Rivet, à Lyon, le Dr Ruffier, à Paris, et les coureurs du Tour de France emploient encore aujourd’hui  ; il n’est pas à dédaigner. L’opération était facilitée, de notre temps, par
le fait que les dentures des pignons étaient établie pour que, sur chaque couple, la chaîne fût également tendue et qu’on pût, au moyen d’un crochet spécial que j’avais imaginé, la déboucler et la reboucler en un clin d’œil. Nous ne connaissions pas, en 1898, ou du moins nous n’utilisions pas encore la roue libre qui était loin de la perfection qu’elle a atteinte ensuite. J’avais, d’ailleurs, une dent contre elle, parce que la première fois que je l’essayai, maladroitement et imprudemment sur une machine sans freins, comme on en voyait beaucoup à cette époque, j’avais fait une mauvaise chute. C’est pourquoi ma Quadrimono avait encore, en 1898 et même en 1900, roue serve à toutes les vitesses.
De Saint-Chamond (300 m.) on s’élevait jusqu’à la Croix-de-Chaubouret (1.200 m.) par 17 km. de rampe dont les dix derniers, du pont du barrage au col, sont à moyenne de 7 %. Ma chaîne restait sur 4 mètres jusqu’au pont où je la plaçais sur 2 m. 80. Du col, 15 kilomètres de descente continue, où mon 8 m. m’était à la fois utile et agréable, nous amenaient à Bourg-Argental (500 m.) que nous ne faisions que traverser pour nous élever dare dare à 500 mètres plus haut, au-dessus de Burdigne, rampe très dure pendant les premiers kilomètres, faible après Burdisme, jus-qu’à un point culminant d’où, par 8 km. de descente moyenne, coupée par une faible remontée de 1.500 mètres, on arrivait à Saint-Sauveur-en-Rue. Avec mon grand développement, ces 8 kilomètres se négociaient en un quart d’heure  ; c’était délicieux. De Saint-Sauveur on montait au Tracol, ci, de nouveau. 500 mètres d’élévation : j’y utilisais 4 m. et 2 m. 80 et redescendais dans la vallée de la Dunières, après un crochet assez accidenté par Marlhes  ; ensuite mon 6 métres convenait parfaitement à la route de Riotord à Dunières. Après Dunières, si l’on ne se sentait pas trop amoché par les trois grimpettes précédentes, on gagnait au plus vite Saint-Genest-Malifaux, où nous attendait le déjeuner, en se servant alternativement de 4 m. et de 6 m. et, si l’on était fatigué, en ayant, de temps en temps, recours au petit 2 m. 80. On avait ainsi parcouru, entre les deux déjeuners, cent kilomètres bien tassés en s’élevant, au bas mot, de 2.800 mètres en 7 heures donc à la vitesse commerciale horaire de 14 à 15 km.

En général, les monoïstes s’arrêtaient au Tracol et souvent même à Saint-Sauveur devant la troisième rampe. Je les engageais alors à essayer de continuer avec un de mes petits développements, 4 m. ou 2 m. 80, et ils étaient tout surpris du soulagement que leur apportaient ces démultiplications qu’ils jugeaient auparavant ridicules, surpris aussi de l’aisance avec laquelle je pouvais, à ce moment critique pour eux, me servir de leur mono et grimper avec 5 m. 60 là où il leur fallait 2 m. 80, parce qu’ils s’étaient surfatigués, tantôt à tourner trop vite, tantôt à appuyer trop fort, tandis que je m’étais appliqué, depuis le départ, à ne jamais exagérer l’effort, je pouvais donc maintenant me dépasser un peu plus.
Aujourd’hui, avec les polys que nous avons, les cent kilomètres de Vélocio ne demanderaient pas plus de six heures à un cyclotouriste moyen qui, n’ayant qu’à manœuvrer son levier de commande pour passer d’une vitesse à l’autre, pourrait beaucoup mieux proportionner le levier de la puissance à celui de la résistance  ; mais ma vieille Quadrimono de 1896 m’a toujours suffi pour gagner à la cause de la poly les monoïstes sincères et de bonne foi qui venaient pour se rendre compte de visu de la réalité des faits que j’exposais dans Le Cycliste.
Bien entendu, je ne réussissais pas toujours et le col de la Croix-de-Chaubouret ne fut pas pour tous le chemin de Damas des monoïstes comme l’avait qualifié notre regretté collaborateur, M. d’Espinassous, dont nous rééditerons, à la demande de plusieurs abonnés, quelques-uns des attachants récits qui suivirent sa conversion à la poly.
Me vint un jour un Tourangeau, aimable cyclotouriste, affligé, le malheureux, du développement unique de 6 m. 32. Il fit bonne contenance jusqu’au pont dru barrage, ayant enlevé en vitesse les quelques raidillons du début de la montée. Mais, après avoir lutté jusqu’au village de La Valla (contre les premiers kilomètres à moyenne de 7 %, apprenant qu’il y en avait encore huit ou neuf comme cela... « Laissez-moi, me dit-il, regagner ma Touraine, la bicyclette n’est pas faite pour franchir de telles montagnes  ! » Et il redescendit sans vouloir rien entendre.
Un fait assez curieux et auquel je ne m’étais pas attendu, c’est que le développement de 8 mètres me servait pendant au moins la moitié de ce parcours accidenté. La roue serve nous obligeait à pédaler continuellement, car les imprudents seuls se hasardaient aux descentes à abandonner les pédales au risque de voir la chaîne sauter brusquement hors des pignons et de se sentir projeter dans l’espace par l’arrêt soudain de la machine. Quand on filait à 30 à l’heure, à la descente des Grands-Bois, par exemple, il n’était pas désagréable de tourner à 60 tours et même un peu plus sans appuyer, en laissant aux freins le soin de notre sécurité. Les articulations se trouvaient même bien, il me semble, de ces mouvements passifs et leur suppression fut longtemps un grief contre la roue libre. Aujourd’hui encore, l’immobilisation des jambes pendant une longue descente me fait regretter la roue serve, surtout quand il fait froid. Par exemple, il ne fallait pas compter, avec 8 mètres, pouvoir s’arrêter rapidement en contrepédalant, tout au plus pouvait-on modérer peu à peu l’influence de la pesanteur et, quand je n’avais pas de frein, ce qui m’arrivait quelquefois et qui fut même la mode à une certaine époque, je faisais sagement la descente avec 4 mètres tout comme je venais de faire la montée. J’en étais quitte, alors, pour tournoyer à 100 ou 120 tours en suivant les pédales (et les cale-pieds m’étaient alors précieux), mais en quelques mètres je pouvais m’arrêter. D’ailleurs, on ne négociait jamais les descentes aussi vite qu’on le peut en roue libre et je me souviens que, lorsque le Tour de France passa la première fois par Saint-Étienne et le col des Grands-Bois, les cyclotouristes de l’École stéphanoise, même les repères, grâce à la roue libre, clamèrent aisément le pion aux professionnels au cours de la descente sur Bourg-Argental.
Nous voilà loin des cent kilomètres de Vélocio avec lesquels le désir me vint, à 6 h. 12, le 22 juillet dernier, de mesurer mes forces déclinantes  ; il aurait dû me venir plus tôt, et partir à 4 heures eût été tout indiqué en ces temps de chaleur excessive. Mais, sait-on jamais pourquoi telles idées nous viennent à tel moment plutôt qu’à tel autre  ? Je venais de déjeuner et sortais de mon logis, me disposant à aller passer cette journée, qui s’annonçait aussi chaude que les précédentes, sous les sapins, près des sources chantantes..., et, trente minutes après, que je l’aie voulu ou non. j’arrivais à Saint-Chamond, au pied des 17 kilomètres de la Croix-de-Chaubouret. J’avais un bon outil, ma Ballon n° 1, et de bons pneus, des Dunlop façon main, à toile apparente, qui m’ont été confiés aux fins d’essais impitoyables sur les terrains les plus scabreux, même sur la route nationale 82, véritable lit de torrent entre Saint-Etienne et les bords du Rhône, jusqu’à ce que mort s’ensuive par usure, rupture ou éclatement. Un pignon ovale au pédalier et un dérailleur à deux vitesses seulement, 3 m. 50 et 6 m. 12, devaient m’aider à vaincre les difficultés du parcours contre lesquelles j’aurais été mieux armé avec ma Quadrimono de 1896.
On discute beaucoup sur la valeur de ce pignon ovale qui, comme les comètes, revient par intervalles dans le ciel des cyclistes où je le vois apparaître pour la quatrième fois. Il me paraît, cette fois, être venu pour rester et, cela, grâce au dérailleur dont le tendeur obligatoire supprime la résistance passive du pignon compensateur de la tension de la chaîne qui varie avec la position du pignon ovale, plus grande quand le grand diamètre est vertical, plus petite quand il est horizontal. Ce satellite obligé de tous les pignons ovales qui se sont succédé, annihilait entièrement l’avantage (qui, d’ailleurs, n’est pas très considérable) que donnait une savante ellipse calculée pour utiliser au mieux l’effort sur la pédale lequel, nul ne l’ignore, est très irrégulier. Les expériences de Scott et de Bouny, avec pédales dynamométriques, nous ont démontré qu’au moment où le pied commence sa pression positive, au passage de l’angle mort supérieur, il a beaucoup moins de puissance que lorsque la manivelle s’approche de l’horizontale et que la jambe se détend, puis, que cette puissance décroît jusqu’au passage de l’angle mort inférieur. Entre ces deux extrêmes qui, sur le cadran d’une montre, comprennent, pour un pédaleur médiocre, le chemin parcouru par l’aiguille de 12 à 6 et pour un bon pédaleur celui de 11 à 7, la valeur de notre effort varie constamment, elle devient maxima entre 3 et 5, mais, même de 11 à 1 et de 5 à 7, elle est très appréciable, puisque les diagrammes de Scott, que Le Cycliste publia il y a trente ans, nous apprennent qu’un cycliste capable de développer sur la pédale une force de 160 livres entre 3 et 4, développe encore 30 livres à 12 et à 6, c’est-à-dire en franchissant les points morts. Si la pression positive du pied varie ainsi de 30 à 160 livres, il semble donc tout indiqué que la résistance de la pédale, fonction immédiate du développement, doive varier dans la même proportion, car opposer à une petite force un grand développement c’est réduire cette force à l’impuissance. L’idéal serait d’avoir, à chaque instant, sous le pied, juste le développement qui conviendrait à la force disponible  ; or, c’est de cet idéal que s’efforce de s’approcher le pignon ovale dont on peut critiquer le tracé et l’orientation par rapport à la manivelle, mais dont le principe est inattaquable.
C’est ainsi que j’ai fini par m’expliquer les résultats favorables que j’obtenais du pignon ovale à la montée, contre le vent, bref toutes les fois que j’avais à tirer de mes muscles tout ce qu’ils pouvaient donner, tandis que, lorsque je pédalais négligemment, en palier, avec vent favorable, ou à la descente, j’étais plutôt gêné par l’irrégularité d’un développement passant, à chaque tour de pédale, d”un minimum à un maximum. Il m’a fallu apprendre à pédaler d’une certaine façon, en appuyant moins de 11 à 4 et davantage de 4 à 7, faute de quoi l’élan que je donnais à ma machine, quand la pression montait de 30 à 160 livres, était tel que la pédale m’échappait quand j’entrais dans la zone de décroissance de 160 à 30 livres. Mais, toute médaille n’a-t-elle pas son revers  ? En tout cas, le pignon ovale n’est pas, comme le Ballon, un de ces perfectionnements qui obligent à changer de machine et il suffit, quand on est polyxé par dérailleur de n’importe quel système, de remplacer la roue dentée du pédalier ou d’y faire juxtaposer un pignon ovale du même nombre de dents, ce qui permet de se rendre compte, par un simple déplacement de la chaîne, des avantages et des inconvénients, en toutes circonstances, de cette vieille nouveauté.
Me voici donc, après Saint-Chamond. grimpant à la Croix-de-Chaubouret et bientôt un premier raidillon m’oblige à descendre à 3 m. 50, mais je reviens bientôt à 6 mètres que je conserverai jusqu’au pont du barrage où je me mets en tenue de travail. Le soleil est déjà haut et la première suée de la journée ne tardera pas à se déclancher, entraînant avec elle les substances mortifères qui stagnent dans les tissus et qui ne peuvent s’éliminer que par la peau. Dès que ce nettoyage des tissus est effectué, on se sent plus léger, plus vigoureux, plus gai, plus heureux de vivre et la pédale semble plus légère  ; on est, comme j’ai l’habitude de le dire, sous pression : le cœur bat à son rythme accéléré, les poumons s’aèrent à fond, les échanges deviennent plus actifs, les sensations s’avivent, bref la vie s’intensifie et l’on éprouve des jouissances mentales inconnues à ceux qui somnolent dans leurs voilures ou qui, rivés à des engins filant à 60, 80 à l’heure, ne voient que la route et ne pensent qu’à éviter les dangers qui les menacent continuellement.
Depuis Saint-Chamond, la vallée du Gier est restée dans l’ombre et la route ensoleillée la côtoie d’assez haut pour qu’on puisse se représenter combien cette gorge étroite et sombre dut être agréable avant l’envahissement des usines. Par endroits, cependant, elle a conservé son caractère primitif et au point où le barrage, issu d’une autre vallée, jette son trop-plein dans le Gier, il semble qu’on domine un gouffre de verdure et de fraîcheur. A ce moment, la vue s’élève à droite jusqu’à la ligne de faîte où s’ouvre le col de la Bar-hanche vers lequel se dirige une route encore inachevée, dont le pourcentage de pente sera, m’a-t-on dit, moins accentué que celui qui va, pendant dix kilomètres, me faire regretter le 2 m. 80 de ma Quadrimono. Le 9 % qui précède le lieu dit « Trois-Heures » m’est dur avec 3 m. 50  ; le sol a été, heureusement, jusque-là, bien meilleur que je ne m’y attendais et mon allure assez vive pour que je polisse la réduire un peu sans compromettre mon horaire. Les deux virages en épingle à cheveux au-dessus de La Valla, si mauvais autrefois, sont goudronnés et l’on peut les prendre à la corde malgré leur raideur. C’est l’automobile qui nous vaut cela, remercions-l’en. Il doit se faire un assez important trafic de voyageurs entre Saint-Chamond et Le Bessat à en juger par les nombreux autocars que je croise vers Trois-Heures et qui descendent à vide pour remonter dare dare au complet. A part cela, la route est tranquille et assez déserte pour nue mon épiderme, que le soleil rôtit, n’y offusque personne. Ouelle bonne chose qu’un tel bain de soleil  ! Et combien de germes morbides doivent être tués dans l’œuf par ses rayons bienfaisants  ! Le costume féminin est. à ce point de vue, beaucoup mieux compris que le nôtre et la mode, depuis quelques années, condescend à se rapprocher de la Nature pour le grand ! bien de nos compagnes qui exposent continuellement au grand air beaucoup plus d’épiderme que nous n’osons en découvrir. Souhaitons donc nue cette mode hygiénique persiste et que, s’étendant jusqu’à nous, elle nous débarrasse du pantalon hideux, du faux col carcan et qu’au-dessus de la ceinture, elle nous permette de sortir, au moins pendant la canicule, aussi peu vêtus que les femmes. N’oublions pas que si nous respirons surtout par les poumons, nous respirons aussi par la peau et que, plongés dans le fluide vital qu’est l’air ensoleillé et tonifié par les effluves innombrables de la nature, nos pores s’ouvrent et absorbent et laissent pénétrer, jusqu’à nos plus intimes cellules, la santé, l’énergie, la vie. Plus le vêtement les couvre et les isole de l’extérieur, plus nous les condamnons à la maladie, à la faiblesse, à la mort.
A s’élever ainsi au flanc des montagnes, on éprouve grande satisfaction en voyant peu à peu s’abaisser les sommets et descendre, derrière soi, un long ruban de route à replis tortueux. Ce plaisir, que je goûterai aujourd’hui à plusieurs reprises et presque jusqu’à a satiété, finit à la Croix-de-Chaubouret, à 8 heures et demie, et, après une halte sous quelques arbres, à l’abri des regards, pour m’éponger, car je suis ruisselant, et me couvrir en vue de la longue descente de 15 kilomètres qui m’amènera à Bourg-Argental, je me laisse aller, sans vitesse, car la route, quoique très bonne dans son ensemble, tend parfois des embûches devant mes roues et ma chute d’Andance est encore trop récente pour que je l’aie oubliée. Jusqu’à Graix, la vue s’étend sur un paysage large et très agréable quoique moins imposant que celui qu’on a eu sous les yeux pendant la montée et que dominaient les crêtes boisées et les contreforts du Pilât  ; mais, après ce petit village, qui n’a pas encore su devenir une station estivale, quoiqu’il soit admirablement situé, à proximité de bois profonds et d’eaux claires et abondantes, après Graix, on pénètre dans une gorge étroite et l’on roule sur une petite route sinueuse qu’on a vue, de là-haut, se glisser comme un serpent entre deux montagnes, route dangereuse sans qu’il y paraisse, car l’on n’y voit jamais à plus de 50 mètres et il faut y tenir rigoureusement sa droite si l’on ne veut pas avoir la désagréable surprise de tomber, à quelque tournant, sur une automobile.
A 9 heures et demie, je m’éloigne de Bourg-Argental  ; sitôt la gare passée, je me remets sur 3 m. 50 et en tenue légère. Il ne s’agit, pourtant, que de s’élever d’environ 500 mètres jusqu’à Burdigne, mais en 6 kilomètres seulement et la rampe est carabinée. On a, çà et là, pendant ce court trajet, à droite et à gauche, de jolis coins de nature qui distraient et qui retiennent mon attention, d’autant plus qu’il y a bien longtemps, vingt ans peut-être, que je n’ai passé là. Revoir et refaire des routes parcourues autrefois a peut-être plus d’attrait, pour qui a vieilli, que la vue de régions nouvelles auxquelles aucun souvenir ne se rattache. Après un passage particulièrement dur, j’aperçois soudain le clocher de Burdigne et la rampe s’adoucit légèrement jusqu’au village qui n’a rien pour plaire aux estivants, si ce n’est l’air pur qu’on y respire  ; les bois sont loins, l’eau est rare et la vue n’est pas très étendue. Burdigne est à mi-chemin des cent kilomètres de Vélocio, et je revois soudain, comme si c’était d’hier, la silhouette effondrée d’un jeune monoïste qui avait pu arriver jusqu’ici où je l’avais précédé de trente minutes avec mon 2 m. 80, tandis qu’il s’était exténué à pousser son unique 6 mètres, pour, en fin de compte, finir pedibus cum jambis, lamentablement, car il n’avait pas l’envergure des professionnels, Fischer, Muller, Aucouturier, etc.. , que nous vîmes, en 1902, grimper au Tourmalet au pas gymnastique en poussant leur bécane. Il avait eu beaucoup de peine à arriver, sans mettre pied à terre, au col de Chaubouret, puis la descente
l’avait reposé, à tel point qu’il s’était cru, à Bourg-Argental, aussi frais qu’au départ et qu’il avait attaqué en vitesse, me laissant loin derrière, le premier kilomètre de la montée de Burdigne. Mais il avait été victime d’une illusion commune à beaucoup de cyclistes insuffisamment entraînés ou trop multipliés qui ne se sentent jamais si bien disposés que cinq minutes avant de s’effondrer, comme la lampe, au moment de s’éteindre, jette une flamme plus vive. Cela m’arriva un certain jour où, monté sur un de mes carrosses de gala, je m’étais efforcé de suivre des compagnons armés de légères randonneuses. Nous avions négocié, à bonne allure, environ 70 kilomètres et nous rentrions de Saint-Germain-Laval à Boën. Il y a là quelques montagnes russes et je venais de répondre à mes amis qui réclamaient le déjeuner, que rien ne pressait, que nous nous arrêterions seulement à Boën et que nous pouvions aller un peu plus vite, quand, à là première petite rampe qui se présenta, au premier effort que je fis, tout se mit à tourner autour de moi et je tombai plutôt que je ne mis pied à terre. Je m’étais trop dépensé et, sans doute aussi, insuffisamment alimenté, mais cinq minutes avant de m’effondrer je m’étais senti plein de vigueur.
Ce phénomène est fréquent, aussi ne fus-je pas surpris de retrouver, à un kilomètre de Bourg-Argental, mon pétulant monoïste, assis sur le talus, la mine déconfite. Il me dit que ça n’allait pas, qu’il avait besoin de manger et qu’il pourrait repartir dans un moment  ; je lui proposai l’échange des machines, mais il n’en voulut rien savoir, sa mono lui suffisait. Je le quittai au moment où il se remettait en selle et il lui fallut une heure pour faire, à pied plus souvent qu’en machine, les cinq derniers kilomètres. Je le trouvai vraiment très énergique, mais il était, à Burdigne, au bout de son rouleau et convaincu de la nécessité du changement de vitesse dans les pays accidentés où il n’avait jamais fréquenté jusqu’alors.

Après Burdigne, la route, par un large coude à droite, grimpe encore, mais faiblement et passe sur un éperon qui masque la vue du Tracol et de la vallée haute de la Déome. Puis commence la jolie descente en pente douce qui aboutit à Saint-Sauveur et au cours de laquelle on a constamment sous les yeux le beau panorama qui s’étend de la forêt de Tallard jusqu’à nos Grands-Bois et même jusqu’au Pilat  ; à plusieurs reprises, j’aperçois, au fond de la vallée que je surplombe presque par moments, la route dont toutes les bornes me sont familières, qui, de Bourg-Argental, monte au Tracol et celle, plus connue encore, qui va de Saint-Sauveur au col des Grands-Bois. Il faut croire que j’aime les routes pour elles-mêmes  ; ces menues lignes blanches qui grimpent hardiment au flanc des montagnes ou serpentent paresseusement dans le creux des vallons, soit qu’elles me rappellent des excursions précédentes, soit qu’elles éveillent en moi le désir de les cycler, sont une des premières choses que je repère dans un paysage.
J’en prends maintenant tout à fait à mon aise, car n’étant pas soutenu, comme le dirait le Docteur Ruffier, par l’amour-propre de réduire à quia des monoïstes récalcitrants, je trouve fastidieuse la fin des cent kilomètres de Vélocio, surtout avec la température sénégalienne qui va crescendo. Le Tracol, Dunières, Marlhes, Saint-Genest, tout cela me paraît, sous l’ardent soleil qui monte au zénith, peu attrayant. De Saint-Sauveur, je remonterai donc tout simplement au col des Grands-Bois, plus élevé même que le Tracol, et j’irai déjeuner, à midi et demi, sur le plateau de la République où je serai beaucoup mieux qu’à Saint-Genest. Cela n’en fera pas moins de 76 à 80 kilomètres et plus de 2.000 mètres d’élévation pour une matinée de 6 heures.
Je lâche donc ici l’itinéraire Vélocio et pour l’instant, je barbote dans un ruisseau, sous de frais ombrages, en croquant mon quignon de secours préalablement trempé dans l’eau, une façon de boire et de manger en même temps. Je suis à mi-chemin de Burdigne à Saint-Sauveur et je vois se tortiller, sur le versant opposé, les 12 kilomètres de montée qui me restent à faire et qui me vaudront une troisième suée hyperhygiénique. Il convient donc de se lester de carburant en vue de ce dernier effort.
Grâce à Dieu, j’ai des ballons, sans quoi j’aurais été sûrement débarqué en arrivant à grande allure et sans que rien ne m’en ait averti, dans un rechargement qui couvre toute la route pendant 50 mètres. Heureusement, à ce moment, je tenais ferme mon guidon et j’en suis quitte pour valser sur le lit de cailloux. Mais ne trouvez-vous pas que les Ponts et Chaussées en prennent bien à leur aise avec les usagers de la route  ? Ici, des lits de torrent, des fondrières, des pistes de sable  ; là, des tas de pierres grosses comme des briques cassées et épandues à la pelle, au petit bonheur. Je ne sais trop comment l’aventure se serait terminée si je n’avais pas eu des ballons qui ont atténué la brutalité de cette rencontre imprévue.
Après Saint-Sauveur, je revins au costume sommaire qui convient à ce temps de canicule, et dont la légèreté m’a valu, parfois, d’être interpellé par des douairières :
— Comment osez-vous vous montrer ainsi  ?
— Eh  ! Madame, la faute en est à vous-. même.
— Comment cela  ?
— Nous avez-vous, par hasard, mis au monde avec faux col et manchettes et pouvons-nous avoir un plus beau vêtement que celui que vous nous avez donné  ?
Mais les préjugés les plus absurdes ont une force contre laquelle on ne s’insurge pas impunément. Afin de ménager la chèvre et le chou (mettons que je sois le chou), il faut que je combine quelque chose qui nous découvre et nous recouvre instantanément des pieds à la tète, là devant la nature, ici devant l’humanité num pecus.
J’admets pourtant l’ample et traditionnelle feuille de vigne, voire le flottant des coureurs afin de ne pas faire entrer en pâmoison la plus belle moitié du genre humain.
Pour peu, d’ailleurs, que les femmes continuent, en se dévêtant chaque jour davantage, d’offrir à nos regards charmés tout ce qu’elles peuvent de ce qu’on est convenu d’appeler des appas, l’heure de l’hygiène absolue et libératrice ne tardera pas à sonner aussi pour nous, malheureux sacrifiés, et nous chanterons tous en chœur, avec Boileau :
« Rien n’est beau que le nu, le nu seul est aimable  ! »
Vélocio.

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