Mon premier Janvier 1921

jeudi 31 octobre 2024, par velovi

Paul de Vivie alias Vélocio, Le Cycliste, 1921, Source Archives départementales de la Loire, cote IJ871/3

L’année 1921 a débuté par deux journées si belles que je n’ai pu résister au plaisir d’aller vagabonder au gré de ma fantaisie, de 7 h. à 15 heures, dans ces monts du Lyonnais, où toujours je trouve des routes nouvelles. Et pourtant, Dieu sait combien, depuis trente ans que je les explore en allant de Saint-Étienne à Lyon et vice-versa, je les ai fouillées dans tous les coins. Or, ces routes peuvent parmi les plus roulantes, les plus pittoresques, les plus agréables de France et les moins fréquentées par les autos, être classées au premier rang, au point de vue du cyclotourisme. Géographiquement, elles appartiennent aux Stéphanois autant qu’aux Lyonnais et j’ai regretté de n’avoir rencontré, au cours de ces 16 heures de pédalage ininterrompu, ni randonneur, ni touriste, ni même simple promeneur à bicyclette. Est-ce à dire, ainsi que me le soutenait récemment un industriel partisan de la standardisation à outrance, que, dans un avenir prochain il n’y aura plus, en fait de cyclistes, que des coureurs et des utilitaires  ? Vous voulez, me disait-il, des pneus gros, souples et légers pour le cyclotourisme, mais combien êtes-vous donc, en France, de cyclotouristes  ? Un millier tout au plus sur cinq millions de cyclistes et vous voudriez que nous nous dérangions pour un si petit nombre !  ? — Et si nous étions cent mille, ai-je répondu, et non pas de ceux qui suivent mais de ceux qui marchent à la tête de la colonne de ceux qui dirigent les mouvements, les courants, les opinions et par conséquent les demandes, que diriez-vous  ?
Comptez-vous d’abord et nous verrons ensuite.
Nous compter, hélas  ! ce n’est pas chose facile. Il y a trente ans, pouvaient être dits cyclotouristes, tous ceux qui s’inscrivaient, au T.C.F.  ; mais aujourd’hui, qui représente, dans cette association où se coudoient tous les genres de tourisme, le cyclotourisme proprement dit  ? Un tout petit groupement, confondu d’ailleurs avec le pédotourisme et dont les faits et gestes, les plaintes et les espoirs sont noyés dans un flot montant des auto-hippo-aéro-hydro-alpino et bistro-tourismes, et j’en oublie certainement.
Pour nous compter, il faudrait que cette fédération fût uniquement consacrée au Cycliste touring-club, comme elle le fut en 1889, quand nous la fondâmes.
En attendant, je pédale assez vivement sur la petite route G. C. n° 10 avec, dans le carburateur, un abondant café au lait et, dans le sac, 300 grammes de pain, qui doivent assurément jusqu’au soir ma complète indépendance. Foin des cabaretiers, hôteliers et autres empoisonneurs patentés  ; je ne troublerai pas, à midi, leur conscience en les obligeant à se demander s’ils peuvent honnêtement me faire payer dix francs deux œufs à la coque et un bout de fromage  ; et, d’autre part, je ne contribuerai pas à la hausse du change en consommant des réserves alimentaires qui, exportées, diminueraient notre dette extérieure ou qui, importées, aggraveraient cette dette. Voilà pourtant vérité claire comme 2 et 2 font 4 et que ne comprennent pas nos dirigeants : que du change ne nous deviendra favorable, autrement dit, que notre papier, nos promesses de paiement n’auront de valeur au dehors et la condition que, produisant beaucoup nous consommions peu, et qu’en conséquence nos exportations dépassent nos importations.
Et je venais de dépasser le petit hameau Lapra, m’approchant de Saint-Galmier à grandes pédalées, quand un soudain dérapage à la boue m’envoie embrasser notre mère commune. Je ne pouvais vraiment pas mieux commencer l’année, d’autant plus que le choc, quoique rude, se répartit sur tout le corps et que seul le genou droit ayant porté sur un caillou, fut sérieusement contusionné et endolori. Je redressai mon guidon, remis à sa place la roue directrice qui s’était jetée sur un côté et je continuai plus prudemment après ce rappel à l’ordre. En hiver, les routes sont souvent traîtresses  ; sèches ou à peine humides pendant des kilomètres, elles deviennent tout à coup boueuses et glissantes dans les coins trop protégés par des murs ou des haies contre les rayons du soleil et le souffle des vents, ou bien encore risque-t-on de se trouver, au moment où l’on s’y attend le moins, en présence d’un lit de cailloux fraîchement répandus sur toute la largeur et laissant à peine un passage à l’extrême bord du fossé  ; telle fut la cause de ma chute. Il vaut mieux en pareil cas, si l’on n’a pas le temps de ralentir, ne pas biaiser et passer en plein sur les cailloux en se soulevant sur les pédales pour épargner au pneu arrière une trop cuisante morsure.
Le raidillon du pont romain par lequel on accède de ce côté à Saint-Galmier et qui atteint bien 20 % au sommet, me parut plus dur que d’habitude, un peu sans doute à cause de mon genou froissé, mais beaucoup à cause de mon trop grand développement, 3 m. 30. J’avais choisi pour ce début de saison ma vieille flottante de 1912, qui n’a que trois vitesses : 6 m., 4 m. 75 et 3 m. 30 et je n’enlève généralement le susdit raidillon à la pointe de la pédale qu’avec moins de 3 mètres  ; mais, juste quand j’arrivai ce jour-là au pied de la côte, des passants s’arrêtèrent pour me voir grimper ou capituler  ; naturellement je grimpai, mais sans le sourire  ; ne pédalez jamais par amour propre  !
Bellegarde, Saint-Cyr-les-Vignes, Salt-en-Donzy défilent rondement sans m’obliger a lâcher mon 6 mètres malgré quelques remontées dont l’une assez sensible à Saint-Cyr fait entrer en jeu la selle oscillante.
Quoique j’apprécie à sa juste valeur une échelle complète de développements bien choisis  ; je ne crois pas avantageux d’user (tant que vos muscles vous permettent de faire autrement) pour un oui, pour un non, de votre changement de vitesse, sinon l’on finit par devenir réfractaire à l’effort et les muscles s’atrophient dans une certaine mesure. C’est pourquoi je m’impose parfois de faire la route entière de Saint-Etienne à Lyon par les montagnes russes, tantôt avec 6 mètres, tantôt avec 4 m. 75 et tantôt avec 3 m. 30  ; quelquefois aussi en changeant fréquemment de vitesse selon le profil. Ce parcours de 60 kilomètres n’est pas assez long pour que je puisse me faire une juste idée de la fatigue éprouvée dans un cas ou dans l’autre, mais en mono, je ne perds jamais plus de dix pour cent sur mon temps habituel qui est de 3 heures en poly. Avec le grand développement on peut du reste user de certains trucs qui facilitent le travail d’élévation : la selle oscillante par exemple qui vous reporte très en avant et vous permet de mieux distribuer votre poids sur les pédales  ; ou encore la ceinture de force que nous connûmes dès 1887 sous le nom de « Power Distributor », sorte de gilet ouvert, muni de deux forts œillets dans lesquels s’accrochait par ses extrémités une tringle d’acier légèrement cintrée, du milieu de laquelle partait une chaîne qu’on fixait au tube supérieur du cadre ou au raccord de la douille de direction  ; par ce moyen, en s’arcboutant sur les reins, on pouvait exercer sur les pédales une poussée bien plus énergique qu’en s’aidant de la simple traction des bras sur les poignées. Je me souviens d’avoir, grâce à ce subterfuge, avec 8 mètres, enlevé en vitesse certaines montées qui sans cela m’auraient forcé de mettre pied à terre. Ce « Power Distributor » a été et sera sans doute encore remis sur le marché sous une forme ou sous une autre  ; mais j’attire l’attention sur ce fait qu’il faut éviter de comprimer la cage thoracique ou la ceinture, ce qui aurait lieu certainement si l’on accrochait la chaîne à une simple ceinture.
À Salt-en-Donzy, je prends 4 m. 75 et le profil de mon itinéraire devient si varié que mes trois développements vont me servir tour à tour. Je pénètre là dans les monts du Lyonnais que je longe depuis Saint-Étienne. Jusqu’à Chambost, rampe douce le long d’un ruisseau, ensuite montée sensible de plusieurs kilomètres avant Longessaigne  ; puis la route en corniche et peu accidentée m’emmène autour d’un vaste cirque au centre duquel Montrotier s’élève, couronnant un pain de sucre. Il est onze heures, je m’arrête un instant à la bifur de la route qui vient de Villechenève, où nos meetings ont eu lieu si souvent et là, me rappelant sans regrets ni envie les menus pantagruéliques de la bonne Mme Gouget, je m’applique à mastiquer à fond 200 grammes de pain sec et chaque bouchée, que je n’avale que bien ensalivée, me donne la sensation d’une délicieuse pâtisserie, avec pourtant cette différence que toute pâtisserie n’est faite que pour flatter le palais dès son entrée dans la bouche et perd sa saveur graduellement jusqu’au moment où on l’avale. Tandis que le morceau de pain sec entré sans prétention devient, sous la magique action des sucs salivaires, un véritable morceau de roi dont la saveur exquise va crescendo jusqu’à l’absorption et on la goûte encore avec sensualité alors qu’elle est déjà dans l’estomac presque digérée, prête à s’infiltrer dans nos veines, à distribuer dans tout notre corps de précieuses calories.
Je l’avoue, je suis un véritable disciple d’Epicure  ; non pas un épicurien, puisqu’on qualifie tels les noceurs crapuleux, ceux qui, disait Sénèque, mangent pour vomir et vomissent pour manger, ceux dont la devise fut de tout temps, au dire d’Aristote, celle des pourceaux  ; « Edamus et bibamus , tangamusque nihil aliud in vita ».
Que la doctrine d’Epicure est loin de cette fange et combien elle s’élève pure, délicate et divine, jusque dans l’azur, jusque dans les cieux..., mais la descente m’entraîne vers Ancy et j’ai besoin de toute mon attention pour éviter les épandages de cailloux, jetés un peu à tort et à travers  ; ne faisons donc pas comme l’astrologue de la fable.
Comme les inscriptions qu’on lit sur les poteaux aux croisements des routes sont donc bizarres  ; avant Chambost, en entrant dans le département du Rhône, j’avais vu sur le premier poteau : Ancy à 22 kilomètres. Ensuite, sur tous les poteaux rencontrés, aucune mention n’est faite de ce village, très modeste d’ailleurs, et que j’avais cru important en le voyant annoncé de si loin, si bien qu’à maintes bifurcations je fus obligé de m’informer et que je faillis m’égarer une fois  ; alors que dans la Loire, on sait hectomètre par hectomètre, où l’on en est, on ne trouve dans le Rhône aucune borne, même kilométrique, qui vous renseigne sur le chemin parcouru ou à parcourir. Voilà où l’on devrait faire de la standardisation et de l’unification, plutôt que sur les jantes et les pneus  ! D’Ancy à Saint-Bel, longue descente dans un frais vallon, qui se termine à la vallée de la Brévenne, que j’ai maintes fois, depuis 1886, descendue ou remontée. Il est midi  ; deux routes s’ouvrent devant moi : l’une par Le Poirier, très connue, plus roulante, moins accidentée et néanmoins très pittoresque  ; l’autre, par Saint-Pierre-la-Palud, est presque ignorée, tant sont peu précis les renseignements que je recueille sur sa viabilité, je la choisis néanmoins et, bien que j’en aie trouvé le sol en pitoyable état et que le pourcentage de la rampe m’ait paru carabiné, je m’en suis applaudi, car elle m’a valu une de ces suées bienfaisantes que j’ai coutume d’offrir, en guise de libations, à mes deux exigeantes déesses, Hygiène et Santé.
Au sommet, je me dépouille de mes vêtements et me laisse sécher par le soleil et la brise légère cependant que je liquide ce qui me reste de pain. Il y a vraiment de bons moments dans la vie d’un cyclotouriste et j’en tiens un, aussi je ne me hâte point, très peu pressé de descendre vers le brouillard qui me cache la vallée de l’Izeron. Des bûcherons travaillent, coupent de maigres taillis et font des fagots  ; on ne saurait mieux fêter le premier jour de l’année, voilà des hommes qui ont une toute autre valeur sociale que ces mercantis enrichis qui font à cette même heure le gueuleton soigné où le pâté de foie tuberculeux coudoie les sanies de bécasses sur canapé  ; et vive le gastrotourisme  !
Toutes les heures nous blessent et la dernière nous tue, inscrivaient nos pères sur leurs cadrans solaires, ce qui n’est vrai d’ailleurs que pour un vil épicurien. Mais sans nous blesser, il est certain que toutes les heures nous poursuivent et la treizième heure de 1921 me pousse bientôt vers le brouillard où il faut bon gré mal gré que je descende si je veux finir en famille le premier de l’an. Je revêts un maillot sec, me plastronne de papier, je rabats sur les oreilles mon passe-montagne, car l’on ne saurait jamais prendre trop de précautions, et je me laisse aller jusqu’à Pollionnay, petite agglomération qui doit tenir son nom de la riche famille romaine, patricienne et consulaire des Pollions. On entre là dans le domaine de la blanchisserie  ; jusqu’à Grézieux-la-Varenne, les prairies, les buissons, les murs, sont couverts de serviettes, mouchoirs et menu linge de corps : sur des cordes sont étendus les draps et les pièces d’importance  ; la campagne disparaît sous tant de blancheur et de robustes lavandières circulent ça et là, images saines et vivantes du travail qui honore et qui vivifie. Sur ce versant, la pente est moins rapide et le sol est surtout moins mauvais, si bien qu’on peut aller assez vite  ; mais quelle boue sur la route de Vaugneray à Lyon, où les autos dont je n’avais pas vu encore un seul spécimen commencent à me croiser. Par ces douze derniers kilomètres, je paye un peu le plaisir que j’ai goûté depuis mon départ, et ce n’est vraiment pas trop cher.
Le lendemain, à 7 heures, je suis de nouveau sur la route, quittant Lyon par la montée de Choulans, dans une boue plus épaisse encore que celle de la veille, due à l’épais brouillard qui enveloppa la ville toute la nuit. Je grimpe ensuite à Francheville et me voici bientôt à Thurins au pied d’une demi-douzaine de routes qui escaladent les sommets que j’ai à franchir pour regagner le Forez si cher à Guy d’Ondacier. La première m’y conduirait par Mornant. la seconde par Rentavon, la troisième suit le tortillard départemental jusqu’à Saint-Martin-en-Haut, je les connais déjà  ; une autre que je connais aussi grimpe directement en cinq ou dix kilomètres de pente très raide de Thurins à Yzeron  ; mais il en est une dernière que je n’ai pas encore faite et qui ne paraît guère pratiquée par les indigènes, car lorsque je leur demande la route directe de Duerne, ils veulent absolument me faire passer par Yzeron ou par St-Martin, alors que Duerne est entre ces deux clochers. Je la découvre enfin  ; elle se détache à gauche de la route d’Yzeron, tout à fait à la sortie de Thurins et elle commence par m’emmener au fond du ravin, cette malencontreuse contrepente ne fera, me disais-je, qu’aggraver la rampe finale qui débuta bientôt par un raidillon que mon 3 m. 30 mit à la raison et je continuai pendant 5 ou 6 kilomètres à m’élever sans précipitation, les yeux errant du haut en bas de ce vallon fermé par les sommets qui s’échelonnent entre Duerne et Yzeron. Ce sont là petits paysages restreints qui conviennent à mes faibles yeux, incapables d’embrasser les vastes horizons que mes compagnons, mieux doués, veulent absolument me faire admirer quand nous randonnons sur les hauts plateaux. Pour être heureux, il faut savoir nous tenir dans les limites que nous assignent nos aptitudes naturelles.
Cette petite route, de création relativement récente, n’est en somme ni trop mal tracée ni trop mal entretenue, mais elle reste inférieure à la plupart des autres routes des monts du Lyonnais  ; en tout cas, il vaut mieux la prendre en montant qu’en descendant, tandis que la belle route de Saint-Martin à Thurins est tout aussi agréable dans un sens que dans l’autre et que celle d’Yzeron à Vaugneray a pour moi beaucoup plus d’attraits à la descente qu’à la montée. De Saint-Martin-en-Haut, je vais à Saint-André-la-Côte, petit village situé tout au sommet de la montagne qui me sépare de la vallée du Gier d’où l’on découvre, par temps clair, un panorama très étendu  ; aujourd’hui la brume cache les lointains et l’on n’aperçoit rien au delà des contreforts du Pilat qui vont s’abaissant jusqu’à Givors. Mais je ne viens pas là, en ce moment, pour admirer la chaîne des Alpes  ; je viens à la recherche d’un site agrémenté d’une petite source ombragée d’un merisier et à proximité d’une cabane de berger, qui, m’a écrit mon estimé collaborateur, le Docteur Eifème, en me le décrivant ainsi, conviendrait bien à un meeting de printemps. A un kilomètre à peine de Saint-Martin, à l’endroit même où commence à se creuser la combe, face à l’est, à cent mètres à gauche de la route, je découvre bientôt l’objet de ma recherche et laissant là ma bicyclette, je me hâte vers la source dont j’entends le gazouillis. Dans l’abri, ouvert au midi et bien protégé contre le nord, il fait très bon, un fagot de bois sec et des cendres dans un coin m’inviteraient a faire une flambée si j’en éprouvais le besoin. Que je vais donc être bien pour savourer les 300 grammes de pain que je tire de mon sac, car l’heure prandiale va sonner.
Et je passe là un de ces bons moments dont je parlais tout à l’heure, un peu plus long que celui d’hier, car rien ne me presse et je n’ai pas plus de 50 kilomètres à faire pour regagner mes pénates.
Ce lieu me semble en effet très indiqué pour notre meeting de printemps 1921, fixé dores et déjà au dix avril, si le temps le permet. Il est à proximité de la vallée du Rhône d’où nous viennent toujours de nombreux cyclotouristes et à peu près à mi-chemin, entre Lyon et Saint-Étienne, qui fournissent les gros bataillons  ; il ne saurait donc être mieux situé. Le déjeuner tiré du sac, sans être de rigueur, puisque les hôtels ne manquent pas, soit à Riverie à 3 kilomètres, soit même à Saint-André, paraîtra sans doute, vu les circonstances, très indique.
Nous laissons à chaque lecteur le plaisir de découvrir sur la carte le chemin le plus court ou le plus agréable pour se rendre entre 9 et 14 heures au rendez-vous que nous venons de lui donner et nous sommes certains que très nombreux seront ceux qui remercieront le Dr Eifème de nous avoir indiqué ce joli coin de notre région.
Je m’en éloigne à regret et l’atmosphère qui jusqu’alors avait été très limpide se laisse gagner par la brume  ; le temps se gâte visiblement  ; hâtons-nous donc Riverie, Sainte-Catherine, où fréquentent beaucoup les bonnes fourchettes lyonnaises, ne me semblent pas avoir leur contingent dominical de fêtards  ; peut-être sont-ils restés à Lyon où l’on festoie mieux encore, du moins à plus haut prix, puisque j’ai vu la veille une dinde truffée offerte, dans la vitrine d’un Vatel quelconque, à 290 fr.! un prix auquel nous sera bientôt offerte la monoserve sans frein, cette bicyclette d’excellente qualité certes, que « Le Cycliste » offrait en tête de ses primes en 1914 à cent francs  ! Car, c’est un fait, la fameuse vague de baisse nous atteint enfin  ! On nous a même assuré que nous l’aurions dès cette saison, la bicyclette à 250 fr. et qu’à 300 francs, le prix d’une dinde, nous l’aurions avec roue libre et frein. Il y aura chez nombre de mercantis des pleurs et des grincements de dents, mais tant pis, un triple ban pour la vague de baisse. C’est l’Allemagne paraît-il qui va nous inonder : 20.000 bicyclettes par mois au compte réparations  ; il y a là de quoi répondre à bien des demandes et les constructeurs français feront le reste, mais au même prix. Par contre, tant que le change sera à 60 francs, les marques anglaises marqueront le pas à la frontière. Mais les Anglais ont trouvé un bon moyen pour ramener le change au pair ou presque  ; ils diminuent de moitié la quantité d’argent qu’ils incorporent à leurs nouveaux schillings, sans toutefois diminuer la valeur nominale de ceux-ci, si bien qu’un franc argent actuel vaut intrinsèquement un shilling et demi, au lieu de valoir seulement les quatre cinquièmes d’un shilling au titre ancien. Comme les particuliers ne sont pas des imbéciles, il va s’établir, en Angleterre même, un change entre shillings anciens et shillings nouveaux et quand nous vendrons aux Anglais des soieries, des vins, des primeurs ou quoique ce soit, il nous faudra avoir bien soin de stipuler : payables en livres or au titre ancien, faute de quoi les gaillards nous enverraient leurs nouveaux shillings, puis des guinées ne contenant que 50 % d’or fin.
Tant qu’on refusera de comprendre qu’une monnaie nationale doit être uniquement fiduciaire, qu’elle ne doit pas avoir même l’apparence d’une marchandise et que la monnaie internationale ne doit consister qu’en virements de bons ou de factures représentant des marchandises réelles dûment livrées, qu’en lingots de métal si l’on veut, estimés au cours du jour, on pataugera. Si une monnaie est en même temps une marchandise, un lingot d’or, par exemple ou d’étain, sa valeur variera de jour en jour comme celle de l’or ou de l’étain  ; or, le propre d’une monnaie, c’est d’avoir une valeur fixe, invariable. Et cette valeur fixe et invariable, on ne peut l’obtenir que par le cours forcé qui agit bien dans l’intérieur d’un pays, mais qui n’a aucune force au dehors. C’est pourquoi dans l’intérieur d’un pays comme la France, qui ne produit pour ainsi dire ni or, ni argent, on a grand tort d’immobiliser des tonnes de ces métaux sous le prétexte de garantir la circulation fiduciaire qui n’a d’ailleurs aucun besoin de cette garantie. Seuls les pays producteurs d’or et d’argent, Etats-Unis, Angleterre, ont intérêt,, afin de maintenir très élevés les prix de ces métaux, à ce que tous les peuples frappent des monnaies d’or et d’argent, comme nous aurions intérêt, nous qui produisons du vin, à ce que tous les peuples adoptassent comme monnaie-étalon des bouteilles de champagne, de bordeaux ou de cognac. Nous aurions ainsi d’énormes débouchés et nos exportations augmenteraient d’autant plus vite que cette monnaie disparaîtrait souvent dans l’estomac de ses détenteurs.
Le plus clair et ce qui nous intéresse, c’est que les prix de tout ce qui touche à la bicyclette vont enfin revenir à une stabilité normale  ; mais que cette dinde nous a menés loin  !
Me voici à Larajasse, devant l’hôtel Fléchet, où nous projetâmes souvent de tenir un meeting d’hiver, toujours remis à plus tard à cause des jours trop courts et du temps incertain  ; je ne m’y arrête pas et confondant sur une plaque indicatrice le Pont-Colas avec le Pont français, je m’engage dans une descente qui m’amène sur un premier pont et m’oblige à remonter à Saint-Symphorien pour redescendre enfin sur ce Pont français que je voulais atteindre. Le temps devient menaçant, les nuages masquent le soleil, il me semble sentir déjà des gouttes d’eau. Hâtons-nous  ; par Chevrières, Saint-Héand et la Fouillouse, je rentre à 16 heures  ; un quart d’heure après il pleuvait. Le dieu des cyclistes m’a donc manifestement protégé et les 250 kilomètres environ que j’ai couverts pendant les deux premiers jours de l’année, au cours desquels je me suis élevé d’environ 5.000 mètres, représentent un bon travail d’entraînement.
Nous allons d’ailleurs reprendre nos randonnées préparatoires auxquelles nous convions les bonnes pédales lyonnaises, en regrettant de n’y pouvoir rencontrer tous ceux — et ils sont nombreux parmi les lecteurs de cette Revue — qui nous ont souvent manifesté le désir de participer quelquefois à nos excursions. Mais nous ne pouvons guère, au cours de ces randonnées dominicales, nous éloigner de plus de cent kilomètres de Saint-Étienne ou de Lyon et notre champ d’action demeure assez restreint. Que ne voyons-nous se lever parmi nous un nouveau Docteur Vélo, qui inaugurerait une série de nouvelles caravanes cyclotouristes comme celles qui en 1892 sillonnèrent la France dans tous les sens  ! ou bien, souhait plus modeste et partant plus réalisable, pourquoi ne verrions-nous pas, dès cette année, s’organiser sur tous les points du territoire et par les soins des abonnés du « Cycliste », des meetings semblables à ceux que nous tenons dans notre région  ? Il suffit pour cela d’un peu de dévouement et de quelque initiative.

Vélocio.

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