EXCURSIONS DU CYCLISTE Randonnée préparatoire 1923
jeudi 31 octobre 2024, par
Randonnée préparatoire
Inutile d’aller chercher au loin des sites pittoresques, gracieux, aimables et ne manquant ni d’ampleur, ni de variété, quand à sa porte on a les monts du Lyonnais, les massifs du Pilat et de Pierre-sur-Haute, et ces montagnettes charmantes de la Madeleine, entre Roanne et Vichy. Tout cycliste peut quitter la ville noire, sans itinéraire fixé, sûr d’avance qu’en quelques tours de pédale il entra dans des régions ou riantes ou sévères, mais dégagées des fumées noires qui planent constamment sur l’industrieuse cité. Voici d’ailleurs un itinéraire à recommander :
Afin de me rendre compte si j’étais en état d’entreprendre la traditionnelle randonnée pascale qui me conduira, comme toujours, au pays du soleil, je me mis en route, ce dimanche des Rameaux, à la pointe du jour, c’est-à-dire à cinq heures et demie, seul, car la guerre et l’automanie m’ont peu à peu enlevé tous mes compagnons d’autrefois, et je n’en trouve aujourd’hui de nouveaux que sur le terrain sportif, où je ne fais et n’ai jamais fait bonne figure.
Laissant à l’écurie les machines lourdes d’entraînement, dont je me sers exclusivement en hiver, je choisis une randonneuse de 14 kilos, dont le rendement est très convenable et qui me permettra de constater si mes muscles ont encore assez de force et d’élasticité pour tenir, en terrain accidenté, la moyenne de 20 kilomètres à l’heure, qui me conduisait jadis en quinze heures à Marseille.
Elle a quatre vitesses : 3m,40, 4m,10, 5m,25 et 7 mètres par bi-chaîne et flottante. Le temps est merveilleux, les routes bien convenables et le vent d’est sera plus souvent favorable que gênant tant que j’irai vers le nord.
A La Fouillouse, je quitte la Nationale et m’engage sur le G. C. 10, qui longe les premières collines des monts du Lyonnais. A 6 heures et demie, je suis au pied de Saint-Galmier, sur le vieux pont qui franchit la Coise, et par Bellegarde, Saint-Cyr-les-Vignes, Salt-en-Donzy et Chambost, je me hâte vers Villechenève, où j’achète, à 8 heures et demie, un gros chausson aux pommes, que je mets dans mon sac en prévision d’un besoin qui ne peut tarder à se faire sentir, car ces 60 km. négociés à vive allure, dans l’air frais du matin, ont certainement brûlé les 200 grammes de pain trempés dans un bol de chicorée, que j’ai absorbés avant de partir.
Mais la route devient facile, la descente ne tardera pas à m’entraîner et je puis attendre encore. En fait d’alimentation, comme en bien des choses, le trop et le trop peu nuisent également. Le difficile est de comprendre ce qu’il convient de faire. J’aurais certainement mangé à Villechenèves si j’avais eu de nouvelles montées en perspective immédiate, car je devais être, à ce moment, à la limite de mes réserves, fortement mises à contribution par les efforts que je venais de faire en m’élevant constamment ; cependant, les réserves se reconstituent par le repas aussi bien que par l’alimentation ; or, j’allais me reposer pendant 30 km. en descendant par Saint-Laurent-de-Chamousset et Sainte-Foy-l’Argentière dans la vallée de la Brevenne ; donc il était inutile de faire le plein à Villechenève et je ne m’assis devant un bol de café au lait avec pain et beurre à discrétion qu’à la station Brevenne-Bessenay. Je vous prie de croire que j’avais alors d’autant plus faim que les derniers douze kilomètres après Sainte-Foy, bien qu’en descente douce, m’avaient obligé de pédaler à cause de ce satané vent d’est qui me soufflait au nez.
Il était 9 h. 45 et je finissais, là, 90 km., qui avaient été un continuel enchantement. La nature n’a pas encore revêtu sa parure printanière, mais on la sentait tressaillir sous les chaudes caresses du soleil et, çà et là, quelques fleurs, quelques bourgeons près de s’ouvrir et teintant déjà de vert tendre les buissons, les prairies d’un vert plus intense ; tout annonçait un rapide et prochain épanouissement. Je signale surtout le parcours de Villechenève-St-Laurent-de-Chamousset qui, dans un mois, sera merveilleux.
A 10 h. 1/4 je repars bien lesté et, malgré le vent contraire qui augmente la fatigue de façon très appréciable, par Sain-Bel et la si jolie route dite du Poirier, je suis à Lyon-Bellecour à midi sonnant. J’ai donc couvert en 6 h. 1/2, tous arrêts compris, 120 km.
Après deux heures agréables passées en famille, je prends à 14 heures le chemin du retour par la route la plus directe, à cause du vent qui a tourné au sud-est et dont la force s’est accrue ; s’il avait tourné au nord-est, comme je l’espérais, j’aurais fait le grand tour par Yzeron, ce magnifique belvédère qui est un joyau des monts du Lyonnais.
Il nous faut tenir compte des contingences avec lesquelles nous sommes toujours aux prises, l’état du sol, la direction du vent, le temps, la brièveté du jour modifient nos projets et nous devons bien nous garder, si nous voulons arriver à bon port et dans de bonnes conditions, d’avoir, comme l’on dit, plus gros yeux que gros ventre.
Cette route Lyon-Givors-Saint-Etienne, après avoir été, après la guerre et encore l’an dernier, la pire de toutes les routes de France dans toute sa partie appartenant au département du Rhône, est tout à coup devenue la meilleure. Elle a bien encore, çà et là, des passages atroces qui nous rappellent ce qu’elle fut, mais des kilomètres de bon macadam après Givors et des kilomètres de ciment armé autour de Brignais, nous font passer de si agréables moments, que nous pardonnons aux Ponts et Chaussées ces quelques négligences. J’aurais dû normalement rentrer en moins de trois heures et demie ; il me fallut quatre bonnes heures, car je fus obligé de manger à Rive-de-Gier un gros morceau de mon chausson aux pommes, tant le vent contraire avait entamé les calories qu’un solide repas à Lyon m’avait fournies.
Dans leur ensemble, les soixante kilomètres qui nous séparent de Lyon sont fastidieux, cependant les douze kilomètres qui de Givors amènent à la Madeleine sont gentils et la vallée du Gier que l’on remonte a parfois belle tournure, surtout quand on est entré dans le département de la Loire. Entre les bornes 1 et 2, je pédalais paisiblement en laissant errer mes regards sur des sites que, depuis quarante ans, j’ai vus et revus des centaines de fois, et je tenais, comme bien l’on pense, sur cette route sillonnée par les autos, rigoureusement ma droite, quand, tout à coup, à 100 mètres du pont jeté sur le canal, je me trouvai en face de la Mort. J’allais croiser un énorme camion, de ces camions qui me semblent, tout comme au temps de la fenaison certaines voitures de foin, exagérer les dimensions permises. La route, en ce point précis, est sensiblement plus étroite, et ledit camion en occupait certainement plus de la moitié : je m’engageais déjà dans le couloir entre la montagne et lui, quand déboucha à toute allure une auto qui s’y engageait aussi pour dépasser le camion ; je glissais immédiatement dans le fossé, où glissa en même temps la roue motrice de l’auto, et j’eus le temps de penser que si cette roue n’en pouvait sortir, j’allais être sûrement laminé entre la voiture et le rocher ; elle en sortit, heureusement avant de m’accrocher, et je me dégageai à mon tour de ma dangereuse position. Je pardonne au chauffeur parce que la route est sinueuse et que le camion l’empêchait de voir ce qui pouvait venir, mais si j’avais été une auto rebondie, au lieu d’être un cycliste mincelet, quelle capilotade !
On ne devrait pourtant jamais prendre son élan pour dépasser une voiture, en sortant d’un virage qui ne vous a pas permis de voir ce qu’il peut y avoir devant vous. Mais il y a tant de choses qu’on devrait faire et qu’on ne fait pas ! C’est pourquoi les accidents sont si nombreux.
Ce petit incident me permit de constater que si mon système musculaire était en assez bon état pour entreprendre la randonnée pascale dans de bonnes conditions, mon système nerveux ne l’était pas moins, car il n’avait pas été le moins du monde ébranlé par la perspective fâcheuse qui s’était ouverte devant lui. Il faut ainsi, de tout, tirer des conclusions pratiques pour apprendre à se connaître soi-même chaque jour un peu plus.
Après Rive-de-Gier, la route change d’orientation et incline vers l’ouest, si bien que le vent latéral me favorisa plus souvent qu’il ne me fut contraire, et je réintégrai à 18 heures, avec 180 km. au compteur, ce foyer de travail et d’énergie qu’est Saint-Etienne, enfin devenu le centre de l’industrie vélocipédique en France.
VÉLOCIO.
Ne pcdalez jamais par amour-propre.
(Catéchisme de l’S. E.).