Excursions du “Cycliste” (15 Mai) Saint-Agreve, Le Cheylard, Lamastre. La Louvesc, Saint-Etienne. (1927)

jeudi 31 octobre 2024, par velovi

Excursions du “Cycliste”
(15 Mai)

Saint-Agrève, Le Cheylard, Lamastre. La Louvesc, Saint-Etienne.
Je voulais revoir des sites aimés, épars sur 220 km. de routes toujours intéressantes où, en tout cas, l’ennui ne saurait naître de l’uniformité.
J’aurais pu fréter un taxi, mais je n’aurais pas trouvé de chauffeur qui eût accepté de me promener pendant toute une journée de dix-sept heures, tantôt vite, tantôt lentement, en s’arrêtant ici et là devant des paysages qui lui auraient paru quelconques, aucuns souvenirs pour lui n’y étant attachés, et surtout en ne mangeant que quelques croûtes de pain, agrémentées de figues, de chocolat et d’eau pure. Et puis, cela m’aurait coûté bien cher...
J’aurais pu aussi partir sur une de ces motorettes Terrot, qui font les délices de tous mes concitoyens ; j’en avais une à ma disposition : 3 chevaux, moteur deux temps, pneus confort, le summum de la simplicité et du rendement, qui fait du 10 à l’heure quand on le veut et du 80 quand on le désire. Et je sais me servir de ces mécaniques-là, ayant fait, il y a vingt ans, des milliers de kilomètres (12.000 en la même armée ) avec justement une motorette Terrot de même cylindrée, mais à quatre temps, car le deux temps pratique d’aujourd’hui n’existait pas encore, et je le réclamais à cor et à cris. Ma moyenne de marche était de 30 à 35 à l’heure et j’arrivais au 60 quand l’envie m’en prenait. Tout cela sans beaucoup d’enthousiasme mais pour pouvoir, chaque mois, dans le Cycliste, donner mes impressions, mes idées, mes critiques aussi. Et quand je relis aujourd’hui ces articles, fruits de l’expérimentation directe et personnelle, j’y relève des appréciations et des suggestions dont les constructeurs d’aujourd’hui pourraient encore tirer quelque profit ; j’étais donc qualifié pour partir en moto, mais je n’apprécie pas la moto comme véhicule de tourisme. C’est un outil utilitaire, par exemple pour aller de chez soi au bureau ou à l’atelier, de la ville à la campagne, pour se transporter rapidement à des centaines de kilomètres, sans penser à autre chose qu’à ne pas avoir de pannes ni d’accidents, sans regarder autre chose que la route, les six ou sept commandes qui ornent votre guidon, le débit de l’huile et... les autos ou motos qui vous précèdent et que vous désirez gratter. Mais du tourisme avec ces engins ! laissez-moi rire. Il faut être uvéfiste pour écrire que le tourisme à pied et à bicyclette sont choses périmées, que seul le mototourigme a sa raison d’être. Oui, si l’on entend par tourisme le fait de partir en groupe pour aller déjeuner à Montrond, de se matcher les uns les autres dès le départ, de ne pouvoir se dire un mot on cours de route et de ne causer à table que de cylindrées, de carburateurs, , de virages impressionnants et autres sujets tout aussi palpitants. Non, si le but poursuivi est de goûter la poésie qui se dégage pour ainsi dire à chaque tour de roue, d’un frais matin de printemps, d’un beau coucher de soleil, de la surprise d’un paysage paré de grâces nouvelles ou d’une coloration rare du ciel et des nuages, enfin des mille aspects imprévus et non catalogués par les faiseurs de guides, sous lesquels la Nature aime à se montrer.
Non encore, si l’on aime, tout en pédalant, s’entretenir avec soi-même ou avec ceux qui ne sont plus, lâcher même parfois la bride à la folle du logis qui nous ramène de trente ans, de cinquante ans en arrière et nous fait revivre les heures heureuses émergeant soudain des brumes du passé.
Allez donc, à moto, penser à autre chose qu’à votre mécanique, aux pannes de moteur possibles et aux embûches de la route !
A bicyclette, au contraire, même une étape-transport vous laisse assez de loisir pour regarder autour de vous et vous intéresser aux sites devant lesquels vous passez, et une étape-excursion est un perpétuel enchantement. Vous roulez, vous glissez sans bruit ; à peine percevez-vous à la descente le ronronnement des pneus ballon, vous ne soulevez aucune poussière et vous ne laissez derrière vous pas plus de traces que n’en laisse dans l’air une aile légère d’oiseau, tandis qu’en auto ou en moto vous êtes assourdi par le bruit du moteur, poursuivi par votre propre poussière, empoisonné par les relents d’huile et de pétrole qui vous isolent de l’air pur et frais que nous respirons à pleins poumons. Et vous êtes trépidé. Dieu sait comment ! par l’incessant frémissement que vos chevaux puants impriment à la carrosserie dont vous faites partie. Ah, oui ! il faut être uvéfiste pour appeler cela faire du tourisme ! Et ceux et celles qu’on empile dans ces bagnoles sont bien à plaindre quand on les compare aux jeunes femmes, aux jeunes hommes, voire aux hommes plus que mûrs qui montent aux Grand-Bois à bicyclette par leurs propres moyens. Nous nous en sommes aperçus une fois de plus à l’occasion de la journée Chemineau, le 8 mai dernier.
A côté de ces visages frais et roses, de ces yeux brillants et animés par la joie de l’effort triomphant, de ces corps souples et sveltes moulés dans le vêtement sportif masculin que nos compagnes adoptent de plus en plus, mettez donc les hommes et les femmes, ankylosés par une longue immobilité, que l’on extrait péniblement des torpédos et des limousines, frileux malgré manteaux et fourrures et plus souvent mornes et renfrognés que vifs et joyeux ; et les enfants eux-mêmes, si gracieux à bicyclette et si vivants, participent à cet état général.
Si le beau Pâris ou notre mère Eve assistaient à l’arrivée des uns et des autres au col du Grand-Bois, à qui, je vous le demande, offriraient-ils la pomme ?
Concluons donc en faveur du chemin de fer, de l’auto, de l’avion pour le transport, et de la bicyclette pour le tourisme. C’est pourquoi je choisis ma bicyclette Ballon pour aller revoir quelques routes de la merveilleuse Ardèche et revivre quelques heures de ma jeunesse touristique. Il ne faisait pas chaud, savez-vous, ce matin de 15 mai quand je quittai Saint-Étienne. Trois heures venaient de sonner, la lune déclinait rapidement et je pédalais sur 3 m. 50 sans beaucoup d’entrain ; car j’avais été déçu en me trouvant seul au rendez-vous et je ne pouvais m’empêcher de comparer le présent au passé. Nous aurions été dix il y a vingt-cinq ans, au pied de la côte pour une aussi belle excursion avec un si beau temps. Mais quand je fus au sommet de la rampe, dans le bois Farost, cette impression s’était dissipée et je ne voyais plus devant moi, dans l’aube naissante, qu’une idéale journée de vie au grand air. L’air devenait de plus en plus froid ; avant le lever du soleil il gela à glace ce jour-là dans les bas-fonds après Saint-Genest et après Marlhes, et les premiers rayons eurent fort à faire pour réduire en vapeur l’épaisse couche de gelée blanche qui couvrait les champs. Je m’étais bien couvert et je pouvais me moquer des saints de glace dont ce fut d’ailleurs la dernière offensive.
J’aurais dû être à Dunières à 5 h. 1/2, je n’y entrai qu’à 6 heures ; je deviens peut-être un peu trop prudent aux descentes où la vitesse limite avec des pneus Ballon me semble vraiment excessive, alors je mets le frein, et quand on met le frein... sur quelque terrain que ce soit, on arrive trop tard et parfois pas du tout, ainsi qu’il advint à un de mes amis d’antan qui, lorsqu’il se sentait lancé à grande allure dans le pays du Tendre sur une de ces routes à pente rapide, qui aboutissent aux lacs du Mariage, s’écriait tout à coup : « Attention, descente dangereuse, ne nous emballons pas, serrons le frein ! » Et il le serrait tant et si bien qu’il ne fit jamais le plongeon et qu’il est demeuré célibataire. Aujourd’hui, je plonge lentement, mais je plonge tout de même dans cette vallée de la Dunière où, même en juillet, même en août, j’ai toujours trouvé, de 5 à 6 heures, une température glaciale. La descente finale, quand on vient de Marlhes directement, est pourtant bonne, mais il y a des virages dangereux et aujourd’hui, je ne sais pourquoi, beaucoup de passants.
Un train quitte Dunières en même temps que moi et s’élève sur l’autre versant, il me perd bientôt de vue, bien que mon grand développement de six mètres me permette une certaine allure. De Montfaucon à Tence, paysage toujours charmant, mais les lointains sont brumeux ; dans les creux où le soleil n’a pas encore pénétré, tout est blanc de gelée et, sur l’herbe, la ligne de démarcation est très nette, mais l’atmosphère se réchauffe rapidement et je ne tarderai pas à prendre la tenue légère. Entre Tence et le Chambon, je m’arrête un instant au soleil sur un pont dans un site pittoresque qui m’a servi souvent de salle à manger ; j’y fais mon deuxième repas de la journée : pain et figues ; le premier avant le départ avait consisté en une simple trempette de pain beurré dans une tasse de chicorée à l’eau. Le Chambon commence à s’animer, il y a déjà des villégiateurs et un campement de jeunes girls-scouts ; j’en croise une jolie brochette de quatre qui vont sans doute aux provisions. Les campeuses font elles-mêmes leur cuisine et s’initient aux joies de la vie naturelle. Je les crois sur parole quand elles me disent qu’elles dorment réellement sous la tente ; cependant au Chambon-de-Tence en cette saison, ce doit être plutôt dur. Il est vrai que la nouvelle loi militaire mobilisant tous les Français sans distinction de sexe, il faut bien que nos jeunes filles se préparent à souffrir pour la patrie.
Depuis longtemps je souffre moi-même d’un dégonflement lent de mon pneu avant ; tous les cinq ou six kilomètres je dois regonfler, mais voilà qu’en vue de Saint-Agrève, à. quelques centaines de mètres de la route du Puy, je crève brutalement sur un silex ; il faut réparer. Il est 8 h. 1/4 : je renverse ma bicyclette sur le bord de la route et je ne la remettrai sur ses roues que trois quarts d’heure après. Je dus faire appel à toute ma philosophie, démonter la roue avant, aller à 200 mètres de là dans une ferme tremper la chambre dans l’eau pour repérer les deux trous, revenir réparer méthodiquement, remonter la roue : bref, j’en eus pour trois quarts d’heure, car je ne suis guère habile à ce travail, et je tenais à ce qu’il fut bien fait. J’y réussis apparemment puisque je n’ai rien eu, depuis, à y reprendre. Réparer un pneu est toujours chose, ennuyeuse, mais il faut en prendre son parti et ne pas renoncer pour cela, comme l’ont fait quelques-uns. et moi tout le premier en 1892-95, à l’agrément des pneumatiques. Surtout il ne faut pas se presser : se hâter lentement, voilà la formule. Emporter une chambre de rechange est une bonne méthode quand on part pour plusieurs jours et que le soir à l’étape on aura le temps de réparer, mais quand on part pour une journée on aime peu s’encombrer et l’on compte sur sa chance, comme a fait Lindbergh qui n’avait pas d’avion de rechange pour venir de New-York à Paris ; à vrai dire, quand il ne s’agit que d’une crevaison ordinaire vite repérée, j’aime mieux réparer que remplacer, car le remplacement implique le démontage et le remontage d’une roue, ce. à quoi je suis maladroit et lent, avec la crainte de ne pas remettre tout bien en place. Les coureurs, eux. sont d’une habileté rare, leur dextérité m’a toujours émerveillé, et je sais des cyclotouristes capables de les imiter : malheuresement je n’ai jamais été de ceux-là.
Chose bizarre quand, au cours d’une randonnée. j’ai perdu du temps involontairement comme aujourd’hui, je ne demande ensuite qu’à en perdre davantage. Ainsi mon intention n’était pas de déjeuner à Saint-Agrève. puisque je venais de manger, mais, pendant que je réparais, l’envie me vint d’un bon café au lait et d’une flânerie agréable qui effaçât de mon esprit l’impression fâcheuse de cette halte forcée. Et je perdis encore à bavarder 45 minutes dans une petit restaurant où je suis bien traité à des prix honnêtes, alors que les hôtels où nous descendions autrefois dans cette bourgade devenue centre important de villégiature, font payer fort cher leurs moindres services. Pain, café et lait furent excellents, et je fis là un plein qui devait m’amener à plus de 50 km Je ne repartis qu’à 10 heures, la brume laissait à peine entrevoir le Gerbier, le Mézenc et les autres hauts sommets que des bandeaux de neige ceinturaient encore. A 11 h. 15 j’étais au Cheylard : je n’étais pas allé vite, malgré les sollicitations de mes Ballons, à qui sans doute l’inexprimable beauté de la vallée haute de l’Eyrieux à cette époque de l’année a été indifférente. Il y avait, pourtant de quoi éveil1er ce jour-là l’attention des plus blasés, tant le soleil ajoutait de charme par ses effets d’ombre et de lumière, à un paysage que je connais par cœur et auquel je trouve toujours un nouvel attrait. Au départ, verdure tendre, genêts en boutons, heurs rares, c’est encore le printemps. Mais la gorge se creuse rapidement ; par deux fois la route s’en éloigne et va se perdre à droite dans des montages arides, pelées, rocailleuses, pour franchir deux ruisseaux importants ; quand elle revient au-dessus de l’Eyrieux qu’un via-duc traverse près de là en rejetant définitivement la voie ferrée sur la rive gauche, décor nouveau. Des genêts couverts d’or se dégage un parfum capiteux, les prairies sont émaillées de fleurs multicolores, les feuilles d’un vert dur jettent une ombre épaisse sur le sol, c’est l’été. Ce matin, dans nos montagnes, c’était l’hiver ! En quelques heures j’ai vécu trois saisons ! Ici la chaleur est déjà trop forte ; je ne tarderai pas à la. trouver excessive. Saint-Julien, Saint-Martin-de-Valamas défilent ; je me rapproche de la rivière qui n’est plus un torrent resserré dans une gorge étroite, mais qui a élargi son lit parmi des roches et des galets blancs au milieu d’un vallon fertile. Je la traverse au Cheylard et je m’élève pendant dix kilomètres en rampe douce d’abord et qui va s’accentuant à mesure qu’on s’en approche, jusqu’aux Nonières, village à cheval sur la crête où je croise la route de Saint-Agrève à Vernoux, que j’ai suivie un jour et qui m’a laissé le souvenir d’un tracé en montagne russe, d’un soi très mauvais et de masures misérables. Peut-être tout cela a-t-il changé, grâce à l’aisance qui, depuis la guerre s’est répandue dans les campagnes. Je montais ce jour-là, c’était en 1904, une Lévo, et j’appréciai beaucoup les avantages que me donnaient, pour venir à bout d’une route aussi mal tracée, ses multiples développements et la variation d’amplitude des pédalées.
Bien différente est la route que je suis aujourd’hui. Du Cheylard à Lamastre, je me promène dans un parc verdoyant et convenablement boisé ; je cycle une avenue dont les sinuosités gravissent sans la moindre contre-pente une montagne assez élevée et me ramènent sans descente dangereuse à Lamastre où je retrouve l’altitude du Cheylard. L’eau y est abondante et. je note avec plaisir des fontaines disposées, çà et là, sur le bord de la route pour le bien des passants. On ne saurait trop louer ceux qui installèrent ces fontaines et souhaiter qu’on les entretienne et qu’on en crée de nouvelles. Que n’en ai-je trouvé quelques instants plus tard quand je gravissais sous un soleil brûlant la rude côte de dix kilomètres par laquelle débute la route de Lamastre à La Louvesc ! Mais rien, pas une souffle d’air frais, pas un filet d’eau, pas le moindre ombrage, et j’entrai dans cette fournaise à 12 h. 15’ ! Vous pensez bien que la suée libératrice des microbes nocifs qui pullulent dans le corps humain s’en donna à plaisir et laissa mes muscles nets de toute surcharge morbide et adipeuse. Il me sembla même qu’elle abusait de la permission, et j’arrivai à Nozières plus léger certainement de quelques livres. Je m’étais arrêté pourtant après deux kilomètres de ce rude travail pour faire mon quatrième repas de la journée avec 100 grammes de pain et des figues, et me mettre à l’ombre un instant sous quelques châtaigniers. On avait de là (un banc y était même dressé à l’usage des promeneurs) une jolie vue sur la vallée verdoyante qui va de Lamastre à Desaignes et qui contrastait singulièrement avec les croupes arides que j’avais à escalader. Les deux Ardèche se confrontaient là, l’une riante, fertile et riche, l’autre triste, pierreuse et pauvre. C’est peut-être pourquoi ce département est un des plus appréciés par les touristes. Étroitement liée à la Haute-Loire qu’elle complète en lui ouvrant des débouchés ensoleillés vers la vallée du Rhône, vers le Midi, vers les terres prospères, l’Ardèche est un merveilleux terrain d’excursion. On peut y randonner pendant des centaines et des centaines de kilomètres, et nos itinéraires l’ont fouillée dans toutes les directions sans en épuiser les surprises. Je ne connaissais pas encore le bout de route d’une trentaine de kilomètres qui unit par le plus court Lamastre protestante à La Louvesc catholique ; encore un contraste, il y en a partout dans cette région, et c’est ce qui en fait le charme.
Autant Nonières où j’ai passé tout à l’heure est un village gai, autant Nozières où je passe maintenant est un village triste, mais les cyclistes n’y manquent pas ; mon passage en fait sortir de tous les coins, et c’est escorté de quatre ou cinq jeunes pédales que je m’éloigne par une montée douce dans la direction de La Louvesc, à 18 km. Mes compagnons sont naturellement surpris de voir mes gros pneus et ma chaîne flottante. Comme ceux des Echarmeaux ils n’ont jamais vu rien de tel, et je leur fournis quelques explications. A mon tour je leur demande s’ils descendent quelquefois à Lamastre, — certainement —, et s’ils en remontent à vélo — Ah ! non, nous revenons en voiture, on ne peut pas monter de pareilles côtes, me répondent-ils ! Je conseille aux propagandistes de la polyxion d’aller faire là-bas quelques démonstrations ; il y a des conversions à opérer...
La route a changé du tout au tout, et le décor aussi ; jusqu’au moment où elle bifurque, à deux ou trois kilomètres de La Louvesc,, sur celle de Saint-Félicien, elle va se dérouler en corniche autour du vaste bassin du Doux ; elle descend, elle remonte, elle longe dos prairies, elle traverse des boqueteaux, cotoie un col par où l’on irait à Saint-Félicien et, toujours à, gauche, s’entassant, les collines entre lesquelles circulent maints ruisseaux qui, lorsque sévissent les pluies diluviennes, drainent vers le Doux d’énormes masses d’eau. Je m’explique maintenant, un phénomène qui m’intrigua l’an dernier à. pareille époque quand je descendais de Saint-Agrève à Desaignes. Il avait plu la nuit abondamment et il pleuvait encore à 8 heures quand je commençai la descente. On voyait s’élever à gauche, derrière une crête assez haute, d’épaisses vapeurs comme il s’en élève d’une chaudière en ébullition et il en montait de toutes parts qui à une certaine altitude se soudaient et formaient de gros nuages, bien fâcheux pronostic pour la journée. Ce spectacle m’avait paru très curieux par le grand nombre et le volume des colonnes de vapeur qui sortaient comme d’un immense cratère. Je me rends compte aujourd’hui, en la dominant, de la capacité de cette chaudière et de la quantité de vapeur qu’elle peut produire quand les circonstances s’y prêtent et que les mille ruisseaux qui sillonnent et découpent ce vaste bassin fournissent leur contingent.
Ces 18 kilomètres jusqu’à La Louvesc ont été pour mon moteur un véritable délassement, et je me serais blâmé : de les bâcler en vitesse ; aussi ne suis-je qu’à 16 heures devant la célèbre basilique où parfois se réunissent des milliers de pèlerins. Aujourd’hui les visiteurs sont rares. Je continue vers Saint-Bonnet-le-Froid par le Rouvey, route pénible surtout à cause du mauvais état du sol qu’on ne s’efforce pas d’améliorer, sauf à proximité de La Louvesc, mais elle a pour moi en ce moment une attraction particulière, car je me suis promis de faire une cinquième collation (pain et chocolat) auprès de la belle source à gros débit qui coule au point culminant. Il n’y avait là, quand j’y passai pour la première fois, qu’une modeste ferme qui recevait souvent la visite des loups, bien isolée, bien délabrée ; elle y est toujours, mais elle voisine aujourd’hui avec une maison de campagne de construction récente, qui donne à ce lieu sauvage un air moderne. N’empêche que l’hiver doit être rude par là, et quand la rafale passe et que la neige s’accumule, de la villa comme de la ferme on y entend encore hurler les loups.
Restauré, rafraîchi, je me tâte maintenant vers Saint-Étienne où je voudrais entrer avant la nuit. Je croise quelques cyclistes, quelques autos ; c’est ici que le sol est le plus détestable : ornières profondes, bancs de sable, grosses et petites pierres éparses, saillies de rocher, rien ne manque ; mes ballons bondissent à travers les obstacles, mais je préfère quelquefois mettre pied à terre plutôt que de passer de justesse sur ce terrain mouvant à coté d’une voiture. Souvent des cyclistes ont été écrasés dans ces conditions bien par leur faute. Nous devons reconnaître notre infériorité et ne pas, pots de terre, nous battre avec les pots de fer. Autrefois, sur les routes étroites et dangereuses, quand deux convois se croisaient, le moins nombreux était tenu de se ranger pour laisser passer l’autre ; lors de mon premier voyage en Suisse, je faillis être heurté par une voiture de poste qui tenait le milieu de la route et ne se détourna pas d’un millimètre en me voyant approcher. J’eus à peine le temps de sauter sur l’extrême bord du précipice, où il s’en fallut d’un cheveu que tout dégringolât, homme et bicyclette. J’appris ainsi à mes dépens qu’en Suisse tous les piétons, cyclistes ou cavaliers, devaient céder le pas aux voitures de poste dont les heures de passage étaient du reste connues, et je m’arrangeai dans la suite à ne pas me trouver sur leur route. Dans les passages dangereux, mettons donc tranquillement pied à terre et effaçons-nous devant les autos. Je m’en gare moi-même avec d’autant plus de soin qu’une d’elles m a brutalement, voilà quelques jours, jeté par terre devant ma porte, alors que je rentrais tranquillement avec mon pain sous le bras, à midi, dans une rue pleine de monde, car c’est l’heure où l’on quitte, à Saint-Étienne, ateliers et bureaux. Je m’en suis tiré sans grand dommage, grâce à mon pain qui a amorti le choc sur le pavé, avec une côte rudement froissée, et j’’ai du renoncer à quelques excursions dominicales, mais le chauffeur a été houspillé de la belle façon, ce qui ne changeait rien à mon état, et je crois que le mieux est de redoubler de prudence devant ce danger tous les jours croissant.
A Saint-Bonnét-le-Froid. je me hâte trop de tourner à droite et je m’embarque sur la route de Saint-Julien-Molhesabate, la route la plus fantasque que l’on puisse imaginer. Je m’étais mentalement préparé au plaisir d’une descente continuelle de 12 km. par la nouvelle route qui descend bourgeoisement le long d’un petit ruisseau dont elle épouse toutes les sinuosités de Saint-Bonnet à la Dunières. Il me faut déchanter. et me voilà, après tant de grimpette depuis le matin, m’escrimant sur un chemin délaissé, parce qu’il ne dessert plus qu’un infinie village, mai entretenu, tout en montagnes russes, jusqu’au moment où l’on plonge à pic dans la vallée pour gagner en trois kilomètres le niveau de la rivière que la route nouvelle, sagement tracée, gagne en douze. J’étais tout à la fois mécontent et charmé, car cette route fantasque est pleine d’imprévu et de pittoresque. On y franchit plusieurs petits vallons très encaissés, on y traverse des bois profonds les alentours sont escarpés, on s’y sent en haute montagne ; ici tombe une cascade, là se creuse une gorge étroite ; les lacets se succèdent, et comme le soleil s’est caché, je ne sais plus où j’en suis de mon orientation. Voici enfin un clocher et quelques maisons, une bien pauvre paroisse qui n’a pas l’air d’avoir la faveur des estivants. Ce serait pourtant un lieu de repos parfait pour les surmenés, les névrosés, les malades toujours plus nombreux. L’accès n’en est pas très facile et l’on y serait peu dérangé par les autos, ni même par les cyclistes, vu l’état des voies qui y conduisent.
La route de Dunières à Riotord n’est certes pas en meilleur état, mais je n’ai pas à choisir et mes ballons m’y sont bien nécessaires. A Riotord, sixième repas, trempette de pain dans du café. Ce léger viatique m’amène, par St-Régis-du-Coin et le Grand-Bois, à 20 heures à Saint-Étienne, satisfait de la longue journée passée au grand air à bien peu de frais, puisque je n’ai dépensé que 2 francs à Saint-Agrève et 75 centimes à Riotord, au total 55 centimes d’avant guerre : il est vrai que j’ai soupé le soir à Saint-Étienne d’un litre de lait et de 200 grammes de pain, véritable régal pour un estomac végétarien.
Vélocio.

Un message, un commentaire ?

modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par les responsables.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.

Lien hypertexte

(Si votre message se réfère à un article publié sur le Web, ou à une page fournissant plus d’informations, vous pouvez indiquer ci-après le titre de la page et son adresse.)