excursions du cycliste juillet aout 1926
jeudi 31 octobre 2024, par
A défaut du col du Béal d’où nous a encore une fois écartés la pluie qui sévissait à Lyon le samedi et qui empêcha le Lyon Routier de partir, j’ai fait, le 30 mai, dans les monts de la Madeleine, une excursion qui depuis longtemps me tentait. Son but : la Loge des Gardes, dans le bois de l’Assise, à peu de distance du point culminant (1.165 mètres) de cette montagne, dernière barrière entre la Loire et l’Allier.
J’ai pris, pour cette randonnée de 230 km., ma quadrichaîne de 1903 par axe intermédiaire et double débrayage, que je vais soumettre ainsi à une épreuve définitive. Elle s’en est très bien tirée et je me demande en quoi une bicyclette du dernier bateau aurait allégé ma tâche, mais je ne veux pas insister sur ce point, de crainte d’être classé parmi les louangeurs du temps passé.
Quand je quitte, à 4 h. .1/2, la Terrasse, le jour n’est pas encore bien éclatant pour le myope que je suis, je n’ose pousser à fond sur mon 7 m. 50, et ce n’est qu’à la borne 57 que je prends la grande allure qui m’emmène à vingt-sept à l’heure. Le temps est superbe, le vent d’ouest gêne bien peu, et je termine à 6 h. 1/2 la partie transport au delà de Balbigny, en bifurquant sur le chemin de halage où, avec mon 5 mètres, ma moyenne tombe à 15 jusqu’au pont de Cordelle.
Un incident amusant, entre Veauche et Montrond, m’a prouvé que mon vieil outil était encore capable de bien me défendre, le cas échéant. A Veauche, un cycliste me dépasse ; il est déjà à 50 mètres quand je songe à m’en servir de bouclier contre le vent. J’étouffe mon grelot pour qu’il ne se sente pas poursuivi et qu’il n’en mette pas comme un voleur pour m’empêcher de prendre sa roue : je le laisse tinter de nouveau dès que j’ai réussi à coller : mais le cycliste ne bronche pas ; il ne bronche pas davantage quand je lui parle du beau temps ; je finis par me mettre à sa hauteur. A peine m’a-t-il aperçu qu’il démarre furieusement et je n’ai que le temps de m’abriter derrière lui. L’allure monte et dépasse le 30 à l’heure : grâce à mon 7 m. 50, je tiens bon ; il prend à son tour le plus grand développement de son Chemineau qui n’est guère inférieur au mien, mais l’allure diminue plutôt quelle n’augmente et il revient sagement à son moyen d’environ 6 mètres. Après quelques kilomètres, voyant qu’il ne peut me lâcher, il se retourne en souriant et paraît me féliciter, sans mot dire ; puis il me montre un coin de paysage, une maison fleurie, le ciel bleu, son panier de pêche... Il était sourd-muet, du club des silencieux, ce qui ne l’empêchait pas d’être un terrible bavard.
Les vingt-deux ou vingt-trois kilomètres du chemin de halage sont toujours enchanteurs ; malheureusement le sol n’y est pas parfait :. les voitures y ont tracé deux ornières qui vont s’approfondissant d’année en année et qui obligent les cyclistes à une attention soutenue s’ils ne veulent pas s’exposer à sauter, comme grenouilles, dans la Loire, à la suite d’un dérapage. La digue de Pinay, trois ponts, l’usine électrique et le castel de la Roche apportent quelque diversion à l’impression de calme, de silence, de solitude, qui ne tarde pas à se dégager de ces gorges où le fleuve ici gronde, à l’étroit entre les rochers et là, s’étend à l’aise entre les berges verdoyantes et les bancs de sable.
A 8 heures, je traverse le pont de Cordelle et je grimpe à Bully avec 3 m. 75 ; je vais suivre longtemps des routes qui me sont nouvelles. On domine bientôt la Loire d’assez haut et l’on obtient ainsi une jolie vue en aval du fleuve qui continue à serpenter entre des rives dont l’aspect change à chaque instant ; puis la route contourne de vastes combes, franchit quelques ruisselets et s’élève vers St-Polgues, où, faute de carte, j’hésite un instant. Mais la langue, n’est-ce pas, nous a été donnée pour nous en servir et je m’informe deux fois plutôt qu’une. J’arrive ainsi à la Croix-du-Lac où je trempe un peu de pain dans du café. En fait de lac, je ne vois qu’une misérable mare bourbeuse ; toute cette région se recommande plutôt par sa fertilité que par son pittoresque. Or, voici que la note change ; trois kilomètres de descente moyenne sur très belle route m’entraînent dans un creux qu’on repère aisément dès le début de la descente, par la direction de la remontée sur l’autre versant et je reconnais à ce détail une route que j’ai suivie, il y a bien vingt ans de cela, en allant de Juré dans la vallée de l’Aix où je passerai ce soir même, à Villemontais, route très bien tracée, de construction récente, que je m’étais promis de refaire ; mais je m’en suis tellement fait de ces promesses-là, que le temps me manquera d’en tenir le dixième. Et il vaut mieux qu’il en soit ainsi, car un paysage qui vous a séduit quand vous l’avez vu pour la première fois un jour où le hasard avait tout réuni pour le mettre en beauté, risque de vous paraître la seconde fois, terne et sans intérêt, parce que l’heure, l’éclairage, la saison ne seront plus les mêmes, peut-être aussi parce que votre imagination vous l’aura représenté plus beau qu’il ne l’était réellement. Ne peut-on pas en dire autant de beaucoup de femmes ?
Dans le creux, je prends à droite la direction des Moulins, petite bourgade à cheval sur la vieille route de Saint-Just-en-Chevalet à Villemontais que j’ai suivie aussi autrefois et qui m’avait laissé une impression défavorable par la fréquence et la raideur des côtes. Pendant dix kilomètres, jusqu’à la Croix-Trévingt, je vais remonter un petit ruisseau, et la rampe est assez irrégulière pour que je passe fréquemment de 5 m. à 3 m. 75 et vice versa, opération qui m’oblige à manœuvrer coup sur coup mes deux débrayages, l’un au pied par un levier fixé sur les manivelles, l’autre à la mijuin par un levier fixé sur le cadre, et surtout à, ne pas commencer par l’un ou l’autre indifféremment, sous peine de passer en pleine rampe de 5 m. à 7 m. 50 ! Il faut avoir soin de passer d’abord de 5 m. à 2 m. 50, puis de 2 m. 50 à 3 m. 75,
et il m’est arrivé parfois de rester tranquillement sur 2 m. 50 quand, par exemple, un coup de vent venait ajouter sa résistance à celle de la montée. Question d’habitude, évidemment, mais aussi de raisonnement.
Une fausse manœuvre, au cours d’une montée, peut vous obliger faute d’élan, à mettre pied à terre, à la grande joie du monoxé qui vous guette et qui vous narguera.
La Croix-Trévingt, quatre coins, trois hôtels ; on vient ici de Roanne et même de Lyon en villégiature pendant la belle saison. Il doit y faire chaud ; cependant le plateau sur lequel se sont groupées ces quelques maisons, au croisement de quatre routes, est assez exposé aux vents pour que l’air y soit constamment renouvelé et y reste pur et sain ; il n’y a, en effet, dans le voisinage, ni bois épais, ni ruisseaux, ni marécages. Les collines qui l’avoisinent sont pelées, grises et. paraissent peu cultivées ; les toits y sont rares et la circulation nulle pour ainsi dire ; je m’en éloigne par la route de Saint-Priest-la-Prugne à 16 km. et je me remets à grimper pendant environ 5 km. pour arriver au point culminant de la route, .au rocher de Rochefort d’où la vue sur le Roannais et les au delà est très vaste ; sur le rocher, une table d’orientation a été dressée et ce lieu est tout indiqué pour une halte, d’autant plus qu’on peut s’y restaurer dans une ferme de très chétive apparence qui borde la route. Depuis la Croix-Trévingt, on est sous bois, des bois bien maigrelets, à vrai-dire, d’où ne sortent que quelques filets d’eau ; la sylve de cette région est loin de valoir celle de nos Grands-Bois. La route est étroite et souvent boueuse, ensablée ou empierrée, ma quadrichaîne se défend bien contre les ornières et contre la boue. Après le rocher de Rochefort, descente faible et palier jusqu’au gué de la Chaux où prend naissance l’Aix dont le cours, à travers un terrain marécageux, sépare ici la Loire de l’Allier. J’interrogeais les poteaux, dont l’un placé bien en évidence, indique la Loge-des-Gardes à 3 km., quand un couple de cyclo-touristes roannais, Mme et M. B..., qu’un heureux hasard avait arrêtés là depuis quelques instants, m’aperçoivent. Les deux groupes fusionnent immédiatement et nous repartons trois pour la Loge-des-Gardes que mes compagnons connaissent depuis longtemps.
Les monts de la Madeleine sont, en effet, pour les cyclistes de Roanne, ce que sont pour nous les Grands-Bois ; le dimanche, autos, motos et cyclotouristes polyxés viennent en grand nombre déjeuner sur l’herbe, autour du chalet. Le brigadier est autorisé à fournir du pain, du vin, même des repas complets où les truites, très abondantes dans les ruisseaux d’alentour, figurent souvent.
Non loin de là, sur la route de Saint-Priest-la-Prugne, un cantonnier jouit du même privilège. On ne risque donc pas de mourir de faim sur ces sommets qui paraissent déserts et inhospitaliers à quiconque ne connaît pas les bons endroits.
Le chalet des Gardes a été édifié dans une clairière où coule une eau fraîche, abondante et intarissable que je m’empresse de goûter ; elle vaut l’eau du Pilat.
La forêt est faite ici de beaux hêtres, aussi hauts que nos sapins ; leur feuillage, vert tendre en ce moment, devient merveilleux en octobre, quand il a revêtu sa parure automnale, et je n’ai jamais vu d’aussi riches coloris qu’en allant, un jour de Toussaint, de Mayet-de-Montagne à Laprugne.
Tout ce massif de la Madeleine vaut la peine d’être exploré par nous, Stéphanois, qui, tout en y retrouvant les hautes altitudes auxquelles nous sommes habitués, y verrons des sites très différents et des routes idéales, peu propices cependant aux folles allures.
Comme bien l’on pense, j’en prends maintenant tout à fait à mon aise et je m’attarde, en agréable compagnie, devant le menu qui m’est offert et que viennent bientôt partager des autoïstes et sidecaristes qui dressent leur table sous les frais ombrages, tandis que nous avons dressé la nôtre en plein soleil, et mon crâne nu a reçu là, pendant deux heures, le baptême du feu qui le mettra tout l’été à l’abri des érythèmes. Si l’on veut se porter à peu près bien, il faut se donner quelque peine ; que de fois l’ai-je dit ! s’endurcir en s’exposant aux intempéries ; dormir fenêtres ouvertes, en hiver comme en été ; suer fréquemment et abondamment par l’effet du soleil et de l’effort, et non pas dans un sudatorium d’hôpital. Hélas ! je prêche dans le désert, et ma formule : ni vin, ni viande, ni tabac, est approuvée par tout le monde, à la condition qu’on ne s’y conforme pas soi-même.
Je commence d’ailleurs à douter de sa valeur à un point de vue important sur lequel attira mon attention un franc ivrogne à qui je la recommandai :
« Quoi, répliqua cet homme plein de bon sens quand il n’était pas plein de vin, vous voulez que je m’abstienne de vin et de tabac à un moment, où l’État a un tel besoin d’argent ! Mais par le bénéfice qu’il fait sur moi, je lui paie proportionnellement beaucoup plus qu’un bourgeois. Je fume ou bois toute ma paye qui est de 30 francs par jour, dont l’État récupère ainsi au bas mot 50 %. Grâce à l’impôt indirect, plus il y a d’ivrognes et de fumeurs dans un État, plus l’État s’enrichit. »
Sur le moment, je ne sus que répondre ; je crois pourtant que cet homme avait tort et je relirai à mes premiers loisirs un traité d’Economie politique, par exemple, le pamphlet de Bastiat : Ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas.
Il est plus de 14 heures quand nous songeons à repartir, mais il faut d’abord que j’explique à nos voisins, aimables chauffeurs stéphanois dont je suis d’ailleurs connu et qui ont été cyclistes autrefois, comment fonctionne ma quatre vitesse dont l’aspect bizarre les a intrigués. Je prends ensuite congé de Mme et M. B... et me laisse descendre à Saint-Priest-la-Prugne où commencera l’étape transport de 100 km., qui est toujours le revers de la médaille quand on va excursionner si loin de chez soi. Le vent du sud s’est élevé assez fort et soufflera contre moi jusqu’à Saint-Étienne ; j’aurai, par surcroît, à réparer un pinçon presque aux portes de Saint-Étienne et, enfin, sur la foi d’un renseignement demandé et donné an vol, à la sortie de Saint-Just-en-Chevalet, je file dans la direction de Champoly et ne m’aperçois de mon erreur qu’en arrivant à une bifurcation où je lis : Juré à 5 km. ! Par la bonne route, je devrais déjà y être, et voilà 5 km. de rabiau.
L’hostilité des choses aggrave ainsi pour moi le désagrément de ces cent kilomètres, couverts en cinq heures et demie, dans la cohue des autos, motos et sidecars, qui grossissait de minute en minute, à mesure qu’on s’approchait de la ville. Et je pris la résolution de m’offrir mi aller-retour de Saint-Étienne à Balbignv quand je voudrai de nouveau excursionner dans les monts de la Madeleine, ce qui ne tardera pas. Vélocio.