De Profondis, 1902
samedi 23 avril 2022, par
Par Vélocio, Le Cycliste, 1902, p.148-149
Je conterai cet hiver sans doute la merveilleuse randonnée qui, du Puy, par Mende, Rodez et Montauban, nous a conduits à Tarbes d’où nous avons travaillé à fond les Pyrénées, de Ludion à Fontarabie, Port-de-Peyresourde, col d’Aspin, col du Tourmalet (2 fois), Gavarnie, Cauterets et le pont d’Espagne, Pau, Bayonne et Biarritz, Hendaye, Cambo, Saint-Jean-Pied-de-Port, Mauléon, Oloron, Lourdes... nos bicyclettes ont grimpé partout, et nos polymultiplications n’ont reculé devant aucune rampe. Et cependant., le jour décisif de l’épreuve du T. C. F., le 18 août 1902, en présence de tous nos adversaires, de tous ceux qui nous accusent de forfanterie, l’École stéphanoise n’en a pas moins fait faillite honteusement à tous ses engagements.
Seuls, et je leur en sais un gré infini, MM. Viviant et Féasson, Mlle Marthe H... ont fourni la preuve que nous avions promise et démontré, par la facilité avec laquelle ils ont effectué le parcours sans pousser un seul instant leurs machines, que nos étapes dominicales étaient bien à la portée de tous les cyclistes végétariens et polymultipliés. Mlle H... que j’accompagnais n’a fait, il est vrai, que le premier tour, elle aurait pu continuer, à la condition de rentrer un peu tard à Tarbes, car nous avions, dès le début, considéré l’épreuve non pas comme une course, mais comme une promenade et nous en prenions à notre aise, nous arrêtant sans compter aux contrôles, procédant, à l’occasion, à nos ablutions habituelles en cours de route, perdant ainsi beaucoup de temps. Il nous eût été, d’ailleurs, difficile de brûler les contrôles ainsi que le faisaient les coureurs proprement dits qui s’arrêtaient à peine une minute pour signer, engloutir un bol de bouillon et demander combien ils avaient de retard sur les derniers passés ; les délégués du Touring-Club faisaient à Mlle H..., qui a été d’un bout à l’autre l’héroïne de la journée, l’accueil le plus empressé : On la félicitait, on la photographiait, on s’émerveillait de la trouver si peu fatiguée. Il ne fallait pas songer à se dérober par un départ précipité à ces ovations méritées, et le temps fuyait sans qu’il s’en aperçût. Tous les arrêts étaient notés avec soin, de sorte que si le T. C. F. publie le temps de marche, arrêts déduits, de chaque concurrent, Mlle H.... ne sera certainement pas parmi les derniers. En réalité, elle n’était pas non plus la dernière puisque, partie de Tarbes quelques minutes après le peloton, avant d’arriver au col du Tourmalet, elle laissait déjà trois coureurs derrière elle.
Cette performance qui fait le plus grand honneur à l’E. S. m’a fourni, ce jour-là, le seul argument que j’aie pu valablement opposer aux remarques fort déplacées d’un Parisien mal élevé qui, à Lourdes, s’étonnait de voir capituler devant le Tourmalet M. de Vivie et ses amis auxquels pourtant les étapes de 400 kilomètres par jour étaient si familières !
— Nous ne sommes que deux modestes Parisiens et nous ne nous sommes jamais vantés dans la Revue de pouvoir tourister pendant plusieurs jours a raison de 420 kilomètres par jour (Pourquoi 420 et qui a prétendu cela ?).. Cependant, en nous relayant, nous ferons faire ses deux tours complets à la machine que nous pilotons, tandis que vous vous arrêtez au premier tour. Est-ce ainsi que vous espérez démontrer la valeur de vos bicyclettes polymultipliées ? Nous espérons bien que la Commission ne les examinera même pas....
Ainsi parlait ce jeune étourneau dont je ne pouvais à ce moment rabattre le caquet qu’en lui demandant s’il connaissait beaucoup de Parisiennes et même de Parisiens capables de faire au pied levé — car Mlle H... n’était pas venue à Tarbes pour prendre part à l’épreuve et avait simplement consenti à remplacer un de mes amis qui s’était retiré au dernier moment — les 116 kilomètres du premier tour.
J’aurais pu le même soir lui opposer les temps (12 h. 24 et 15 h.30 pour les deux tours) de mes amis Viviant et Féasson, arrivés respectivement 5 et 14e et qui sont des habitués de nos ballades dominicales.
Mais j’aurais eu la riposte encore plus facile si la demi-douzaine de cyclistes adeptes de l’E. S. et compagnons assidus de mes randonnées, qui étaient venus assister au concours, avaient consenti à faire en groupe les deux tours du Tourmalet. M. B... du Creusot, qui est des nôtres aussi et qui était arrivé par la route, se serait joint à nous et j’estime que l’on n’aurait pas pu dire que l’E. S. tenait moins qu’elle ne promettait.
Malheureusement passa sur eux un vent de je m’enfichisme et les uns s’arrêtèrent après le premier tour, les autres s’en allèrent, à la suite de Mad Symour, dont les prouesses cyclistes, ici narrées par elle-même avec une verve charmante, rencontrent tant d’incrédules et se seraient bien trouvées d’une confirmation éclatante, flâner entre Luz et le col pour voir passer les coureurs !
Si j’avais prévu ces défaillances j’aurais assurément payé davantage de ma personne, au moins pour sauver la face.
La fatalité aussi s’en mêlait.
Un des nôtres, L., celui que nous estimions le meilleur et à qui la première place semblait acquise, avait été mis hors de combat dès le début par un accident de machine.
Infortunée E. S. ! Que vouliez-vous qu’elle fit contre tant d’ennemis conjurés pour la perdre ? Quelle mourût. C’est ce quelle s’est empressée de faire.
Elle aura vécu ce que vivent les roses ; née au printemps, elle s’éteint avant l’hiver, que dis-je, avant même l’automne.
Son action cependant n’aura pas été inutile : elle a élargi la voie dans laquelle le cyclotourisme s’engage de plus en plus et forcé les constructeurs à s’occuper des cyclotouristes.
C’est en démontrant par le fait :
1° Qu’avec des machines appropriées aux routes qu’on veut parcourir, il est facile d’augmenter sensiblement les étapes ordinaires ;
2° Qu’avec une alimentation végétarienne on peut non seulement augmenter encore la longueur et les difficultés des étapes, mais les renouveler de jour en jour et pour ainsi dire indéfiniment sans fatigue anormale. C’est en attirant l’attention sur ces deux côtés importants d’une question trop souvent traitée empiriquement que nous avons obtenu : chez les constructeurs, des roues libres, des freins, des machines à plusieurs vitesses ; chez les cyclistes, des compagnons de plus en plus nombreux et de plus en plus endurants pour nos étapes de 250 à 300 kilomètres en pays accidenté ; et, sur bien des points du territoire, des adeptes convaincus qui s’efforcent de grouper
autour d’eux, comme nous l’avons fait ici, les amateurs des longues étapes et de la vie simple.
En définitive, malgré son insuccès du 18 août, l’École Stéphanoise a bien mérité du cyclotourisme et ses principes ne meurent pas avec elle.
Vélocio.