Au col du Rousset (1907)

jeudi 21 avril 2022, par velovi

Par Thorsonnax, Le Cycliste, 1907, p.143-149, Source Archives départementales de la Loire cote PER1328_9

320 kilomètres et 3100 mètres d’élévation en 17 heures
Saint-Étienne, 23 juillet 1907

Les pendules de Saint-Étienne sonnent 2 heures les unes après les autres, dominées par la grande voix de l’horloge municipale, quand je mets le nez dans la rue en ce matin du 10 juillet : il fait frais, le ciel est couvert, pas de vent. Sur les mauvais pavés, mes pneus, gonflés très durs pour mieux rouler, me font sauter terriblement ; aussi, je ne vais pas vite dans les rues qui, à cette heure matinale, ne sont guère peuplées que par les agents et quelques poivrots.
À 2 h. 17, je quitte Saint-Étienne et je commence à gravir sur 3m,50 cette bonne vieille côte de Planfoy. Bientôt, le dernier bec de gaz disparaît derrière moi et je m’enfonce dans la nuit d’un noir d’encre. Ma belle lanterne à acétylène, dont la régularité de marche n’a d’égale que son pouvoir éclairant, projette devant moi son faisceau lumineux ; un à un, les arbres qui bordent la route émergent de l’obscurité et glissent silencieusement à mes côtés ; un vent léger agite leurs feuilles, nord ou midi ?
Nul bruit ne vient troubler le silence quasi religieux qui règne dans la campagne ; seul, le Furet, là-bas au fond du vallon, chante joyeusement sur son lit de cailloux. Au premier virage, un souffle doux, tiède, embaumé, vient me caresser le visage. Je vais lentement, ne transpire même pas et m’essouffle encore moins : dame, il faut se ménager ! Sur le plateau de la République, il fait déjà un peu jour ; quelques coins de bleu se montrent çà et là dans le ciel, et sur ma droite, de l’autre côté de la vallée, des étoiles brillent dans les cimes des sapins du bois Farost. J’entre dans les Grands-Bois, où règne un air glacial. Le bruit de la petite cascade grandit, enfle graduellement, retentit bientôt tout près de moi, puis il diminue, s’assourdit et s’éteint complètement. Me voici au col, il est 3 h 12. Sapristi, mais il ne fait pas chaud du tout à 1.165 mètres ! Je me couvre, me blinde d’un journal et change mes combinaisons de chaînes : mais on a beau avoir une lanterne, ça n’éclaire guère le pédalier ; à tâtons, je dois chercher mes crochets pour mettre mes chaînes respectivement sur 4m 20 et 7m.50. À 3 h. 20, je me lance dans la descente. Il fait jour à peine, on voit bien la route loin devant soi, mais, malgré mes bons yeux, je n’y puis distinguer les cailloux épars et autres petits obstacles ; ma foi, au petit bonheur ! Je me laisse glisser et vingt minutes après, transi de froid j’entre en bombe à Bourg-Argental ; les rues en sont désertes ; emporté par mon élan furieux, je les traverse à 35 à l’heure, sans le moindre coup de frein, et, à la sortie, profilant du jour qui maintenant est tout à fait venu, j’emmène mon 7.50 à 70 tours, Bien entendu, j’évite avec soin Annonay et prends le petit chemin qui, par Boulieu, va rejoindre à Davézieux la route d’Annonay à Andance. Jusqu’à Saint-Cyr, le sol raviné, ravagé par les derniers orages ralentit mon allure ; puis, je commence la descente sur Andance, où, voilà tantôt trois ans, passant par là avec Jean Tembois, je laissai quelque peu de ma peau dans une bûche mémorable ; aussi, je vais prudemment, les virages sont brusques, et c’est seulement à 4 h. 29 que j’entre à Andance ; 2 h. 12 depuis Saint-Étienne.
Maintenant, le soleil brille radieux dans un ciel d’un bleu d’azur dont pas le moindre nuage ne vient ternir la pureté. Un bon vent du nord me pousse et je file à 30 à 1 heure Le prévoyant T. C F. a fait placer là maints poteaux indiquant les cassis, ponts et tournants, mais je ne ralentis pas le moins du monde, et, comme quelques-uns de ces cassis sont pleins d’eau, je m’asperge consciencieusement les tibias, 44 minutes me suffisent pour abattre les 22 kilomètres qui séparent Andance de Tournon. Je passe le Rhône à 5 h. 15 — 3 heures à peine de Saint-Étienne — et m’arrête dans Tain pour croquer quelques chaussons aux cerises dont mon sac est bourré.
Une chose est très importante, quand on veut faire une grande étape, c’est d’étudier avec soin son itinéraire et d’établir à l’avance les haltes nécessaires pour s’alimenter ; faute de quoi, l’on s’expose à s’arrêter plus souvent qu’il ne faut et à perdre un temps précieux. Pour ce matin, je m’étais fixé deux arrêts, l’un à Tain, de 15 minutes, l’autre d’une demi-heure, au pied de la montée du Rousset, à Pont-en-Royans.
À 5 h. 30, je quitte Tain, tourne à gauche sur Romans, traverse un passage à niveau fermé, et sur 5,90, je tourne à 70 tours sans effort. Une fraîche brise du nord m’apporte des champs voisins des senteurs embaumées, mon petit compteur bat la mesure avec une régularité de métronome, et je me mets à chanter joyeusement dans l’air matinal. Bientôt, je rattrape un cycliste que j’avais vu partir de Tain tandis que je me lestais. Comme je le dépasse, il jette les yeux sur ma machine, et, intrigué par son aspect plutôt encombré, me rejoint et arrive à ma hauteur. Tous les cyclistes sont frères sur la route ; le mien, curieux, m’examine, se rapproche encore, et la conversation s’engage à 25 à l’heure : « Vous allez loin, comme ça ? » — « Mon Dieu, oui, encore, répondis-je, jusqu’au col du Rousset. » — Mon compagnon esquisse une grimace : « Ma foi. vous n y êtes pas encore ! » — « Bah ! fis-je à mon tour, je compte bien y être dans 4 heures et demie. » — « Alors, c’est que vous ne connaissez pas la route », fit-il d’un petit air assuré, et comme scandalisé de mes prétentions. — « Ah ! oui, je ne connais pas la route ? Vous vous trompez, mon ami, et puis les changements de vitesse à quoi ça sert-il ? » — « Ah !... et c’est bien pratique les changements de vitesse ? et vous avez combien de développements ? » — « Cinq, en tout, que je puis changer en marche deux par deux. » — « Et votre machine pèse combien ? — « 23 kilog.. en ordre de marche. » — « Au moins, avec cela, vous ne risquez pas de vous envoler !... et je comprends que pour traîner un poids pareil, il faille des changements de vitesse !... »
Voilà quelle est la mentalité de 90 % des cyclistes !
La route traverse une plaine fertile et verdoyante, et devant moi, se rapprochant et grossissant presqu’à vue d’œil, des montagnes abruptes, aux pentes rocailleuses, aux sommets déchiquetés qui se détachent sur l’azur du ciel avec une netteté surprenante. J’arrive bientôt à Romans, passe l’Isère à 6 h 15 et, immédiatement après le pont, je prends la route à gauche qui, en 18 kilomètres, m’amène à Saint-Nazaire-en-Royans. Route facile longeant l’Isère pendant une dizaine de kilomètres, avec quelques vallonnements pas trop méchants qu’en 4m,20 j’expédie rondement. Une brume légère s’élève des bas-fonds et c’est comme à travers un voile de gaze que je puis distinguer les montagnes les plus voisines. Une coupure dans les roches semblant produite par quelque coup de sabre gigantesque, m’indique l’emplacement de Pont-en-Royans.
Il est 7 heures juste quand j’entre à Saint-Nazaire. L’aspect en est pittoresque : de l’eau,des maisons blanches qui s’y reflètent, aux toits inclinés et couverts de tuiles moussues, un haut viaduc dominant le tout ; c’est un coin qui mérite un coup d’œil.
À la sortie, je prends la route de Grenoble que je laisse au bout de 1.5oo mètres, et je bifurque sur Pont-en-Royans. La route est charmante, ombragée, au sol très convenable ; la Bourne coule là tout près, aux eaux limpides et d’un vert inimitable. Puis voilà que tout à coup je m’enlise dans une couche de 20 centimètres de terre fraîchement remuée et mêlée de gros cailloux. Un cantonnier m’explique qu’on est en train de refaire la route : ah ! bien. Les dernières pluies l’avaient, paraît-il emportée, et le sol s’était affaissé de 60 centimètres, diable ! Enfin, passons.
Quelques tours de pédale encore, une faible descente et brusquement à un détour de la route dans un décor des plus pittoresques apparaît Pont-en-Royans. Il est 7 h. 25 ; 121 kilomètres au compteur. L’estomac réclame ses droits : cartes postales, déjeuner abondant qui doit me soutenir jusqu’au col ; bref, je ne repars qu’à 8 heures bien sonnées.
Montée douce jusqu’à Sainte-Eulalie : là, la pente faiblit et bientôt on entre dans les Petits-Goulets : tunnels. Sortant du gros soleil pour entrer dans une obscurité complète, je ne vis pas la boue gluante où je m’enfonçais : deux dérapages fantastiques m’apprirent que le sol devait être humide et faillirent me jeter par terre. Soyons prudent ! Les quatre premiers tunnels sont ainsi presque impraticables : le dernier seul peut se passer en toute sécurité. Entre chaque tunnel on peut jeter un coup d’œil à gauche sur la Vernaison qui, resserrée à l’excès entre ces deux murailles, écume et bouillonne là tout près. Puis la vallée s’élargit quelque peu ; par une descente légère la route gagne un pont et passe sur la rive droite du ruisseau.
Après le pont, la pente se relève un peu, mais pas très fort pour commencer et je puis mener mon 5,90 jusqu’au premier lacet.Là, par exemple, bien décidé à ne pas m’en faire, je prends la petite vitesse, tandis que la route grimpe rapidement au-dessus du torrent. La montée n’est pourtant pas très forte ; la croyant plus dure j’avais pris 3,50 : aussi je monte comme dans un fauteuil. Voici la cabane-refuge du T. C. F., et plus loin, la route s’enfonce sous le roc qui la surplombe et dans lequel elle est taillée. Sous les voûtes, il y a des effets d’échos bizarres qui vous font croire tout près les cascades du torrent.
La route devient fort étroite ; je me demande comment deux voitures peuvent s’y croiser ; heureusement, aujourd’hui, c’est jour de semaine, le pays est désert et depuis Sainte-Eulalie, je n’ai pas trouvé âme qui vive. À plusieurs reprises je m’arrête pour jeter un coup d’œil par-dessus le parapet : la muraille est absolument verticale ; là-bas tout au fond, la Vernaison gronde sourdement. Vu l’absence de points de repère, l’œil est impuissant à mesurer l’à-pic qui en sépare ; le site est d’une beauté sauvage et grandiose.
Je m’enfonce dans d’innombrables tunnels sous lesquels on roule dans une épaisse couche de poussière, et surtout attention aux ornières ! quand on y entre, plus moyen d’en sortir. La cascade de la Vernaison s’approche et déjà j’en entends le vacarme assourdissant : il a plu beaucoup avant-hier par ici, de sorte qu’elle charrie aujourd’hui une masse d’eau énorme qui saute en écumant de rocher en rocher avec un bruit de tonnerre. Je demeure là de longs instants à contempler cette blanche écume, ces myriades de gouttelettes qui rejaillissent sur les pierres voisines. Un peu plus loin, on passe le torrent sur un petit pont et on entre dans les derniers tunnels des Grands-Goulets, qui sont bien les plus sauvages et les plus impressionnants de tous. Il n’y a pas plus de 5 mètres entre les deux murailles de rochers, et dans cet espace resserré la route et le torrent doivent prendre place. Le jour filtre avec peine entre ces deux murs, et bien qu’il fasse grand soleil au dehors, on roule ici dans une sorte de pénombre. Quelques tunnels encore où la boue alterne avec la poussière, viennent compléter le décor. Toujours personne sur la route, pas un être vivant, pas un oiseau ne semblent habiter ces lieux ; le grondement du torrent qui roule à mes côtés remplit mes oreilles : tout cet ensemble donne à ce coin un cachet de sauvagerie qui m’impressionne presque désagréablement et je ressens à un tel point cette impression de solitude, que j’accélère ma marche pour en sortir plus tôt ; malgré moi, je pousse un soupir de satisfaction en voyant à la sortie du dernier tunnel les murs des hôtels des Baraques.
Là, brusquement, l’aspect change : la vallée s’élargit, le paysage se fait moins sévère ; un tunnel encore, sous lequel je rencontre une voiture tenant sa gauche, comme par hasard ! puis une bifurcation ; je prends à droite sur Saint-Agnan ; au retour je prendrai l’autre route et, passant par Saint-Martin-en-Vercors. je pourrai donner un coup d’œil aux gorges de la Bourne dont j’ai fait l’an dernier la connaissance.
Je file maintenant droit au midi ; le vent m’aide beaucoup et favorise considérablement ma marche. De chaque côté du chemin s’étendent de verdoyants pâturages que l’on est en train de faucher. Les paysans m’examinent curieusement ; ce doit être, j’imagine, la grande distraction du pays que de regarder ce qui passe sur la route.
Au-dessus des prairies sont des forêts touffues, où diverses essences d’arbres mêlent heureusement leur tendre feuillage aux teintes plus sombres des sapins et des mélèzes. Et l’on roule ainsi longtemps dans une sorte de large vallée ; devant moi, barrant l’horizon, sont de hautes montagnes couvertes de noires forêts : c’est là que se trouve le col du Rousset.
Voici Saint-Agnan-en-Vercors, que je ne fais que traverser : à la sortie, on retrouve la route qui vient de la Chapelle, et pendant des kilomètres encore la vue est toujours la même, sans devenir toutefois monotone. Peu à peu, on s’élève, le pays devient plus solitaire, c’est à peine si je rencontre maintenant quelques troupeaux conduits par des enfants qui me saluent respectueusement au passage. Un groupe de maisons à ma gauche ; est-ce déjà le Rousset ? non, pas encore : mes feuilles de route consultées m’apprennent que j’en suis à 5 kilomètres ; j’avais emporté, comme feuilles de route, une copie des profils de Dolin, et je m’en servais depuis le Rhône. Ils me furent très utiles et sont, je dois le dire, remarquablement exacts, ce qui, d’ailleurs, n’a rien d’étonnant puisqu’ils ont été faits sur le terrain.
Au Rousset, la pente se relève pour franchir en 6 kilomètres, à moyenne de 6 à 7 %, les 400 mètres d’élévation qui la séparent encore du col. Pédalant sans efforts, je monte lentement, tout en laissant aller mes regards sur les forêts que je traverse, sur les sommets qui semblent s’abaisser à mesure que le but s’approche. Lacets ; à droite, se détache un chemin encore inachevé qui grimpe dans le bois sur le versant opposé ; c’est, ainsi qu’on me l’expliqua au col, une route nouvelle qui, par son orientation, sera mieux protégée de la neige que ne l’est la route actuelle. Je traverse des bois touffus qui me procurent une ombre fraîche et délicieuse ; tout en avançant sans presque sentir de résistance, j’admire le paysage ; ma machine roule sans bruit sous les bois, et, malgré moi, je compare cette belle montée à l’interminable et fastidieuse côte par laquelle j’arrivai au col en 1904, en venant de Chamaloc ; ce n’est pas par Die, vraiment, qu’il faut faire le Rousset !..
Mais, qu’est-ce donc ? la route tourne brusquement à droite et s’enfonce sous le tunnel : déjà finie, la montée ? Ma parole, on grimperait pendant des heures sous ces bois sans presque s’apercevoir que le temps passe. Des ouvriers réparent les portes du tunnel, et la voûte retentit de leurs coups de marteau sonores. On sent là-dessous un courant d’air glacial, et pour achever de me rafraîchir, des gouttes d’eau tombent en abondance Le sol est très humide, gluant comme un matelas de limaces, et on roule dans un clapotis de boue continuel. Avec cela, on n’y voit pas grand’chose ; quelques rares lampes fumeuses, accrochées çà et là indiquent l’emplacement des parois du tunnel et empêchent de s’y heurter. Peu à peu, j’approche de la sortie, je puis déjà lire l’heure à ma montre : 10 h. 17 ; il y a 8 heures très exactement que j’ai quitté Saint-Étienne.
Enfin, voici le grand jour ; l’éclatante lumière m’aveugle un instant, mais bientôt je puis distinguer le merveilleux panorama qui se déroule à mes pieds ; et je me laisse tomber de machine ; quel coup de théâtre que cette sortie du tunnel du Rousset ! Je n’essaierai pas d’en faire le tableau ; il faut venir le voir ; toutes les peintures, toutes les descriptions n’en sauraient donner qu’une idée bien incomplète.
Tandis que la blonde hôtelière, toujours aimable et prévenante, me prépare un dîner végétarien je libelle quelques cartes et m’absorbe dans la contemplation du paysage ; un abîme s’ouvre devant moi ; la route de Chamaloc y déroule ses innombrables lacets ; on entend distinctement les grelots d’une voiture qui descend du col, mais, d’ici, cheval et carriole ne sont pas plus gros qu’un point et paraissent presqu’immobiles. Plus loin, ce sont des mamelons arrondis que l’on domine encore de beaucoup, et derrière lesquels doit se cacher Die. Plus loin encore, les monts du Dévoluy, triste et désolé, et enfin, barrant l’horizon, de hautes montagnes où persistent encore quelques plaques de neige, et auxquelles l’éloignement donne une teinte faiblement bleutée.
Et maintenant, allons dîner. On dîne fort bien, savez-vous, au col du Rousset, surtout quand on y boit de cette excellente clairette de Die. Tout en me faisant servir, je cause avec l’hôtelière ; croiriez-vous que l’on est encore à attendre les fameuses jumelles promises par le T. C.? C’est navrant. Puis nous causons des touristes, du pays, et je ne sais comment, nous venons à parler de Vélocio : « Ah ! vous le connaissez ? dit-elle, c’est un fameux marcheur, et il est bien pour nous un aussi bon client que bon cycliste ! »
Ah ! Ah ! Vélocio, votre réputation n’est plus à faire !
11 h. 1/2 déjà ! il faut partir et sans retard. Quel dommage vraiment, et comme on passerait bien sa journée ici !... À regret, je quitte ces lieux enchanteurs, retraverse le tunnel boueux, et me lance dans la descente. La route est coupée de multiples caniveaux ; je ne m’en étais guère aperçu en montant, mais maintenant, à plusieurs reprises, je suis presque désarçonné. Le vent du nord est encore plus fort que je n’aurais cru, il m’oblige à en mettre sérieusement. Revoilà Saint-Agnan que je traverse au son de l’Angélus. Je continue la descente, luttant toujours contre le vent qui m’oblige à pédaler plus que de raison. À la bifurcation de la route Saint-Martin j’oublie complètement ma visite aux gorges de la Bourne et je ne m’aperçois de ma méprise qu’une fois arrivé aux Baraques : Ah ! tant pis, pensai je, j’arriverai un peu plus tôt à Saint-Étienne ! Et bien m’en prit du reste.
La pente rapide dans les Goulets ne me permit guère de les admirer à la descente ; on a bien assez de surveiller sa route ; d’ailleurs, à part le soleil qui pique plus fort, rien de nouveau depuis ce matin. Je vire prudemment dans les lacets qui m’obligent à freiner souvent, saute des ornières, des caniveaux, et voila déjà le pont sur la Vernaison ; j’ai fait une chute de 1.000 mètres.
Ma machine s’est fort bien comportée jusque-là, et je ne lui ménage pas les compliments. Déjà, je me flattais de terminer l’étape sans un accroc, car les pannes m’arrivent toujours à l’aller et mes retours d’excursion se font le plus souvent sans encombre. Ce matin, tout s’est bien passé, il m’est donc permis d’en augurer autant pour ce soir Sans plus tarder, je vote des félicitations à mes Dunlop qui ont passé gaillardement leurs 9.000 kilomètres. Sans doute, la toile a dû être renforcée en plusieurs endroits. Peut-être aussi, crèvent-ils plus souvent que quand ils étaient neufs car la gomme n’a plus l’élasticité suffisante pour repousser les clous ou autres petits objets tranchants, mais c est égal, ce sont de fameux pneumatiques.
Et je roulais ainsi sans pensera mal, regardant tranquillement le paysage de ce beau Vercors que je vais bientôt quitter.
J’étais à 1 500 mètres de Sainte-Eulalie, et j’allais entrer dans les Petits Goulets, quand soudain, une détonation formidable retentit, en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire mon pneu avant s’affaissa et, soit surprise, soit plutôt à cause de la brutalité du choc-de la jante roulant sur les cailloux de la route, je fis une embardée colossale et m’étalai de tout mon long dans la poussière.
L’instant, d’après, je me relevais : rien, pas une égratignure. c’est de la chance. Il est vrai que je n’allais pas vite. Mais me voyez-vous avec un accident pareil survenant dans les Grands-Goulets ? J’aurais bien pu, je crois, sauter le parapet et venir me casser la tête quelques centaines de mètres plus bas. . Brrr ! Rien que d’y penser me donne le frisson.
En attendant me voilà bien ! que faire ? Il est une heure moins le quart. Sans cette maudite panne je serais arrivé sûrement avant une heure à Pont, et, prenant de l’avance sur mon horaire, j’aurais pu être à Saint-Étienne bien avant 7 heures. Hélas ! trois fois hélas ! l’homme propose et le pneu dispose !.. En tout cas, un éclatement de pneu n’est pas chose aisée à réparer sur la route : probablement, il me faudra terminer là cette belle randonnée et rentrer piteusement en chemin de fer : ce disant, je déployais ma carte pour y chercher la gare la plus proche ; eh ! mais Huit ou dix kilomètres me séparent encore de Saint-Hilaire-Saint-Nazaire, et là, quels trains vais-je trouver ? Dieu sait à quelle heure je serai rentré à Saint-Étienne ! Voyons le pneu.
L’enveloppe a une déchirure longue d’environ six centimètres, c’était, pour ma toile fatiguée, la seule manière de se plaindre... Quant à la chambre à air, elle a un trou énorme, gros comme une pièce de dix sous et fait comme à l’emporte-pièce.
Soigneusement, méthodiquement, j’effectue ma réparation sans me presser et suivant toutes les règles de l’art ; je colle une large pièce qui adhère à la perfection, et, pour l’enveloppe, je me contente de placer à son intérieur une bande « une minute » que la pression de la chambre à air maintiendra en bonne position Et je remonte mon pauvre pneu, gonfle lentement, craignant à chaque coup de pompe de le voir éclater à nouveau : rien ne bronche, seulement la minute, repoussée par la chambre, fait bâiller les lèvres et la coupure de l’enveloppe et je ne suis guère rassuré. C’est à peine si j’ose monter en machine ; à chaque instant j’ai peur d’entendre une autre détonation. À une allure plus que prudente, je me faufile sous les tunnels, passe Sainte-Eulalie, et à 1 h 1/2 j’entre à Pont-en-Royans : 30 minutes de retard sur l’horaire prévu.
Là, je perds encore dix minutes à chercher un réparateur qui puisse me mettre un manchon-guêtre afin de mieux protéger mon enveloppe ; je sacrifierais volontiers mon frein avant pour avoir un peu plus de sécurité. Mais le bonhomme n’a que des bandes adhérentes comme la mienne. Il examine le pneu d un air entendu, et m’affirme que cela peut aller ; je partage sa confiance et repars un peu rassuré ; et puis, n’est-il pas vrai, si le pneu a tenu jusque-là pourquoi n’irait-il pas jusqu’à Saint-Étienne ? Au diable donc les trains et les gares ! je finirai l’étape en machine ! Et je pédale ferme pour rattraper le temps perdu : un accident comme celui-là en vaut plusieurs autres à lui seul, et je puis me considérer comme immunisé pour le reste de la journée.
Tiens, mais qu’arrive-t-il ? Voilà que me remettant à pédaler après un temps de roue libre, je me trouve en petite vitesse : d’un coup d’œil je m’assure que ma chaîne des grands développements est bien à sa place. Serait-ce alors le débrayage qui a joué tout seul ? Bizarre, en tout cas ! et je fais le geste de rembrayer : mon levier n’obéit plus. Alors ? je mets pied à terre et je constate que l’écrou qui tient le levier du débrayage et autour duquel il pivote, vient de se casser net au ras de la manivelle ; c’est un accident qui n’arrive jamais, absolument jamais, n’empêche qu’il vient de se produire !...
Ah ! cette fois, c’est bien fini ! Je m’en vais, clopin-clopant, finir l’étape à la prochaine gare ; faire sur 4 mètres les 115 kilomètres qui me séparent de Saint-Étienne ne me sourit par le moins du monde...
Mais, essayons quelque chose ! J’enlève une des courroies de mon porte-bagages, et j’en entoure la manivelle et le pignon, les rendant ainsi solidaires l’un de l’autre ; comme cela, je serai monomultiplié sur 5 90. Pour passer à la petite vitesse, je n’aurai qu’à enlever la courroie, qu’à la remettre pour revenir à la grande ; le voilà bien l’embrayage et le débrayage par la courroie cher à M. Delbruck !

Ma petite invention se comporte à merveille ; comme pour le pneu, il n’y a pas de raison pour qu’elle n’aille pas jusqu’à Saint-Étienne. Je passe Saint-Nazaire avec 50 minutes de retard !... et, mélancoliquement, j’expédie les vallonnements qui conduisent à Romans ; voilà, à coup sûr, le moment de la journée où le besoin du changement de vitesse se fait le plus vivement sentir, et c’est précisément à ce moment-là que je m’en trouve privé : voilà bien ma veine, en vérité !
De temps en temps, je m’arrête pour voir comment va mon pneu avant : allons, tant mieux, rien ne bronche ! A l’entrée de Romans, je fais halte pour manger un peu : cela creuse, les émotions ! Il est trois heures quand je suis sur le pont de l’Isère, et bientôt après, je fais la course avec un petit chemin de fer départemental qui soulève des flots de poussière. Comme il file régulièrement son petit train de 25-30 à l’heure, je mets plusieurs kilomètres pour l’atteindre et le dépasser.
Plus je vais, et plus il fait chaud ; je transpire surabondamment ; j’essaie bien d’aller plus vite pour me faire un peu d’air, mais c’est un souffle chaud qui me caresse le visage. Avec cela, un coquin de soleil qui chauffe, qui chauffe ! Cette température excessive, jointe à l’action démoralisante de toutes ces pannes, au souci de ne pas rentrer en retard, me fatigue plus que n’auraient pu le faire 50 kilomètres supplémentaires. Enfin, tout doucement, les montagnes se rapprochent, une rangée de hauts peupliers m’indique le cours du Rhône, revoilà Tain, puis Tournon, il est 3 h. 40.
Là, je barbote comme un canard dans une fontaine, au grand ébahissement des indigènes : c’est qu’il importe de refroidir les moteurs qui s’échauffent ! Une fois rafraîchi, je repars de plus belle ; voilà que je retrouve ce maudit vent du nord qui vient me contrarier ; et je roule, penché sur ma position basse, le regard fixé à quelques mètres devant moi, sans m’occuper de ce qui m’entoure ; ah ! ces petites contrepentes le long du Rhône ! comme on aimerait les monter tout doucement sur 4 mètres, en se reposant ! et je suis monomultiplié sur 5,90 ! Mes jambes tournent avec un automatisme parfait tandis que je dors à moitié sur ma machine.
Enfin, voici Andance. Tiens, il est à peine 3 h. 1/2 ; du 27 à l’heure depuis Tournon ! bon, cela. Et maintenant pour me prouver que je ne suis pas fatigué, je m’en vais tout simplement monter des bords du Rhône jusqu’au col des Grands-Bois. Ces mille mètres d’élévation placés en fin d’étape vont être une excellente épreuve d’endurance, mais auparavant, une précaution est nécessaire : je vide un pot de confiture et une bouteille de limonade, et, à 4 h. 35, je repars après avoir eu soin d’enlever la courroie.
Il fait horriblement chaud ; un vent léger m’apporte un air brûlant qui semble sortir d’une étuve ; les talus, les rochers qui bordent la route et la route elle-même, rôtis et surchauffés par le soleil, me procurent une atmosphère presque irrespirable ; je roule dans une vraie fournaise. Avec cela, ça ne grimpe pas mal, et j’y vais d’une suée peu ordinaire. Au sommet de la côte, l’air est un peu plus frais. Je remets la courroie, et repars en grande vitesse ; mais voilà que dans Saint-Cyr, tandis que je gravissais péniblement la rampe dans le village, ma courroie, profondément dégoûtée du travail que je lui fais faire, proteste à sa manière en se cassant net, et, sans l’avoir demandé, me voilà sur le petit développement ; merveilleux, n’est-ce pas, ce changement de vitesse, qui, dès que la pédale devient trop dure, vous fait passer à la petite multiplication ; l’idéal ce serait qu’au sommet de la montée le phénomène inverse se produisit. Malheureusement, il n’en est rien ; et je n’ai plus qu’une courroie pour maintenir ma pèlerine sur le porte-bagages, celle-là je ne puis pourtant pas l’enlever !... Un brave charron, à qui je m’adresse en dernier recours, me passe un méchant bout de fil de fer rouillé qu’autour de mon pignon et de ma manivelle j’entortille tant bien que mal : voilà qui a été encore imaginé pour me mettre en avance !
Mon nouveau système va très bien ; jusqu’à Bourg-Argental, du reste, la montée n’est pas dure. Le voisinage des hautes montagnes dont j’approche, rend un peu plus douce la température ambiante, aussi je mène un train des plus sérieux. À 6 h. moins 10 j’arrive à Bourg-Argental, je n’ai mis qu’une heure et quart depuis Andance.
C’est maintenant le moment de donner le dernier effort. Ces 12 kilomètres à 5 1/2 % qui me séparent des Grands-Bois sont ce qu’il y de plus dur dans ma journée. Il fait encore bien chaud et je suis tellement accablé par la chaleur que j’ai plus envie de nie coucher dans le fossé que de grimper cette maudite côte ! Un café très sucré me retape, et, à 6 h. moins 5, je m’élance en un superbe démarrage.
Brûlons nos dernières calories ! Une à une, bien lentement, les bornes défilent ; je les surveille attentivement en les regardant passer du coin de l’œil. Ah ! qu’ils sont longs les kilomètres en montée ! Je crois bien qu’ils font 1.200 mètres ! Et quand on songe qu’après celui-là il y en a encore 11 autres !.. Allons, n’y pensons pas.
Le sucre produit son effet, et je tourne régulièrement à 60 tours. Pan ! une autre borne ! Quel plaisir, tout de même, de se retourner de temps en temps, et d’essayer de mesurer de l’œil l’élévation péniblement conquise, souvent, ainsi, je jette un coup d’œil en arrière pour me donner du courage.
Enfin, tout doucement, bien doucement, les kilomètres passent, voici une borne, puis une autre, puis une autre encore. Tiens, un ruisseau, profitons-en, car il n’est pas tard. Je couche ma bicyclette dans le fossé et m’allonge paresseusement sur le gazon. Ah ! qu’on est bien étendu sur l’herbe, et quel grand calme autour de moi, un léger vent courbe les cimes des sapins et chante tristement dans leurs branches.
Voilà une auto qui monte, pas bien vite, à 25 à l’heure au plus. À côté du chauffeur, un cycliste, avec sa machine à l’arrière, sur les coussins, veinard, va ! En voilà un qui va arriver avant moi, et sans se faire de bile ! Et si je trouvais moi aussi un automobiliste aimable qui m’offre de me monter jusqu’au col ? Ma foi, je crois bien que j’accepterais tout de même...
En tout cas, je connais bien quelqu’un, qui, s’il m’entendait tenir un pareil langage, ne manquerait pas de me dire : fatigue anormale !
Fatigue anormale ? nous allons voir ! et, reposé par cette petite pose de dix minutes, je saute sur ma machine, et, pédalant avec fureur, j’attaque les cinq derniers kilomètres. L’air devient frais et je monte vite, Ce serait bien le cas de répéter les vers de Tambour qui dépeignent fort bien le paysage, mais j’avoue que je ne suis guère en veine de poésie. Voilà là-bas l’auberge des Grands-Bois, quelques tours de pédales, et je suis au col. Ouf ! je pousse un soupir qui fut moins un soupir qu’un rugissement de satisfaction, et qu’on a dû sûrement entendre de Saint-Étienne. J’ai 300 kilomètres juste au compteur, 7 h. 5 à ma montre, soit 1 h. 10 depuis Bourg-Argentai.
Stéphanois qui voulez éprouver votre endurance, allez au Rousset en 8 heures et revenez dans la journée ; vous me direz ce que vous pensez de la côte de Bourg-Argental ; à tous ceux qui la monteront en moins d’une heure je paierai un dîner au prochain meeting.
Maintenant je suis presque arrivé. Ce n’est plus que de la descente jusqu’à Saint-Étienne. Sur le plateau de la République, mon fil de fer que j’avais remis se dérange, et je perds 2 minutes encore à le rétablir. Puis je me laisse glisser sur la pente, mais je ne suis pas bien tranquille, car je pense à mon pneu qui pourrait bien me lâcher brusquement. Aussi, tout en dégringolant de Planfoy, je ne serre pas que les freins. Heureusement, rien d’anormal ne se produit, et à 7 h. 1/2 j’arrive à Saint-Étienne ; avec mes arrêts et mes pannes, j’ai mis 8 heures depuis le col du Rousset.
10 minutes plus tard j’entre aux bureaux du Çycliste pour y serrer des mains amies. Après un rapide compte rendu de mon excursion, je quitte Vélocio et m’en vais tranquillement souper. J’ai 317 kilomètres au compteur, presque pas de fatigue. Je fais tout d’abord honneur au repas familial, et j’en allai faire encore bien plus à mon oreiller.
Et voici comment avec un embrayage détraqué et un pneumatique prêt à rendre l’âme, je revins malgré tout du col du Rousset.
Thorsonnax de Paydal.

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