Excursion du 15 juin (1902)

samedi 30 avril 2022, par velovi

Par Mad Symour, Le Cycliste, Juin 1902, p.113-115

Saint-Étienne, Annonay, Tournon, le Pouzin, Privas, col de l’Escrinet, Mézillac, le Cheylard, les Nonières, Lamastre, Arlebosc, Saint-Jeure. Annonay, Bourg Argentai, Saint-Étienne.

J’espère que les abonnés du Cycliste finiront par voir d’un œil mécontent la substitution à laquelle Vélocio veut les habituer depuis quelques mois.
Sous prétexte de problèmes ardus à résoudre et sans qu’il me soit permis de protester, je reçois l’ordre de rédiger le bulletin de la plupart de nos excursions dominicales. C’est en vain que j’invoque ma gaucherie en cette matière, mon incapacité à fournir des données bien précises sur les pentes et autres accidents des chemins parcourus, à signaler une foule de détails qui n’échappent pas à la sagacité du cyclotechnicien qu’est Vélocio et passent à mes yeux inaperçus.
Toujours une impérieuse interruption tue dans l’œuf mon plaidoyer.
Obéir et nous taire, voilà encore où nous en sommes vis-à-vis du sexe fort, malgré tout le mal que se donnent les féministes pour nous affranchir.
Ah ! Vélocio, vous ferez de moi une frondeuse !
Mais... là n’est pas la question.
Le samedi 14 juin, un souffle d’allégresse et de joie frénétique passait sur l’E. S.
Son chef vénéré en tête, elle volait à la rencontre d’un membre estimé de son élite, M J... arraché depuis l’année dernière au tronçon principal, et qui, venu d’une direction opposée à la nôtre, nous attendait à Tournon.
Nous arrivons en deux groupes au rendez-vous. L..., R et M. RL., de Saint-Chamond, parcourent en 3 heures les 76 kilomètres de Saint-Étienne-Tournon. Vélocio, qui veut bien se régler sur mon allure, arrive avec moi une demi-heure après eux.
Hôtel de la Poste, M. J. nous attendait. Un prélude d’énergiques poignées de mains donne le branle à la gaîté, aux joyeux souvenirs, et on ne tarit pas autour de la table où le dîner nous réunit.
Nous nous séparons à 11 heures après avoir longuement admiré une montre-réveil, propriété de M. J.., qui, pas plus volumineuse qu’un chronomètre ordinaire, possède une sonnerie équivalente en intensité à celle d’un véritable réveil.
C’est ce petit joujou qui nous claironnera le boute-selle demain à 3 heures du matin.
Hélas ! il n’est que d’une trop cruelle exactitude, et dans le fond de mon cœur je maudis bien la perfection de son mécanisme. J’allais précisément fermer les yeux pour la première fois de la nuit quand l’impitoyable rappel a retenti à ma porte.
Comme il arrive, généralement quand l’équipe est nombreuse, le départ est long à s’effectuer, il y a toujours une chaîne à détendre par ci, un pneumatique à gonfler par là. A 4 heures seulement nous nous ébranlons sur les bords du Rhône, en route pour le Pouzin.
Deux accidents nous retardent encore et nous n’arrivons qu’à 6 heures, malgré une belle allure soutenue.
A ma requête, on décide de déjeuner avant d’entrer dans la montagne, et nous devons nous contenter d’un café sans lait, ce qui nous change un peu de nos habitudes ordinaires. A force d’avoir été gâtés dans des pays où le lait et le beurre sont abondants et de qualité supérieure, nous sommes devenus pour ce premier déjeuner d’un sybaritisme dont il est dur de rabattre.
À vrai dire, nous avons bien trouvé du lait, mais au col de l’Escrinet, à 20 kilomètres du Pouzin. C’était un peu tard.
Nous quittons les belles lignes droites et planes des bord du Rhône pour obliquer à droite sur la route de Privas.

Jusqu’à un kilomètre de ce chef-lieu la montée est douce, je m’en tire aisément avec mon développement de 5m,33. Dans la ville et quelques centaines de mètres au delà, la rampe s’accentue. Elle revient ensuite à sa moyenne, 4 à 3% environ. A mesure qu’on s’enfonce dans la montagne, la verdure, les prairies disparaissent, les villages se font rares, lointains, le sol devient aride, les pentes montrent à nu leur squelette de roche grise qui les rend semblables à de gigantesques tas de cendres ; seul un genêt nain, très odorant, dont le parfum subtil entête à la longue, trouve sa vie sur ces sommets dénudés.
À partir du col, le chemin que de récentes prestations ont prétendu améliorer, est précisément le seul endroit où il pousse un peu d’herbe, grâce aux mottes de terre dont on l’a parsemé ; fatigués d’être cahotés de tertre en tertre, nous mettons pied à terre et marchons péniblement à la conquête de Mézillac, sur des crêtes légèrement accidentées d’où nous saisissons de droite et de gauche, par intervalles, des échappées imposantes sur des montagnes sombres, nues, sévères comme celles que nous traversons.
Pour bien comprendre et sentir ce genre de beauté, il vaut mieux, je crois, ne pas excursionner ces hauteurs de l’Ardèche en bande joyeuse. C’est un paysage grave, austère, une terre rude et triste, où il me semble qu’on doit naître rêveur, laborieux, obstiné.
Nous passons trop vite pour laisser au charme de pareils sites le temps de nous prendre ; et puis, 40 kilomètres de montée sous le soleil sont, quoi qu’en dise Vélocio, une médiocre préparation à l’enthousiasme, même recueilli.
Nous haletons après Mézillac, ce belvédère sur les Cévennes, cette merveille, ce paradis, cet éden... aucune épithète n’étant assez élogieuse pour qualifier Mézillac.
Enfin, il apparaît.
El quoi, c’est ça !
Ah ! si vous m’y reprenez ?... Mais le Gerbier des Joncs, le Mézenc, je les ai vus cent fois aussi bien que de votre Mézillac ; quant au village lui-même, il n’y a qu’une chose à en dire, c’est qu’il est haut perché, rien de plus.
C’est une mystification, et l’éden annoncé en est bien un peut-être, mais... pour les loups de ces parages. Il suffit de s’expliquer.
De ce fait, je retire ma confiance à Vélocio et toute sa bande. Je ne m’embarque plus que soigneusement documentée et non plus à l’aveuglette, confiante en de fallacieuses promesses de pays merveilleux. On comprendra, mais un peu lard peut-être, qu’on ne me fait pas faire impunément une montée de 40 kilomètres pour me montrer au bout un petit pain de sucre sur l’horizon en me disant :
— Hein ! le Gerbier, qu’en dites-vous ?
Dans le langage des cours, c’est ce qu’on appellerait : se payer la tête de quelqu’un.
Nous descendons sur le Cheylard par une pente très accentuée dont les premiers kilomètres semblent glisser le long d’une muraille à pic ; les derniers suivent les sinuosités fraîches et ombreuses d’un affluent de l’Eyrieux. Nous arrivons à midi et demi au Cbeylard, en peloton serré, tous plus affamés les uns que les autres. Le menu strictement végétarien ne donne pas lieu aux ordinaires discussions scientifiques, d’ailleurs le service est mené au pas de charge par M. J.., il ne s’agit pas de s’attarder à des propos oiseux, car son chronomètre à sonnerie signale bruyamment l’heure du départ et rien ne servirait de résister.
Une averse nous arrête à Lamastre et nous fait perdre ainsi l’avance que nous avions prise sur notre
À 1 heure 1/2 nous roulons vers Larmastre par les Nonières ; route déjà parcourue cette année et qui ménage une belle descente presque en ligne droite où nous filons à une vitesse folle.
Une averse nous arrête à Larmastre et nous fait perdre ainsi l’avance que nous avions prise sur notre horaire.
À partir de ce moment, nous ne cessons pas d’être menacés par la pluie. La route d’Annonay longe le Doux à la sortie de Larmastre, traverse le torrent sur un pont bien campé dans le paysage, et par une montée longue, coupée seulement de quelques kilomètres de plateau, s’élève jusqu’à Saint-Jeure, point culminant, d’où on redescend sur Annonay par une dangereuse route, mauvaise, mal entretenue.
Une 2e averse nous contraint à chercher un abri dans un hameau misérable où nous sommes heureux de trouver une écurie de chèvres qui nous contient à peine debout et empilés.
Nous nous désespérons en constatant que cette pluie persistante va nous faire des roules terriblement dures après nous avoir beaucoup retardés.
C’est en effet ce qui se produit, et ce n’est qu’au prix d’un effort comme j’aime peu en faire que je me hisse pour mon compte jusqu’à Saint-Jeure.
Vélocio y est pris d’une fringale telle que, malgré la hâte que nous avons de gagner Annonay avant la nuit et un nouvel orage, nous stoppons pour nous lester d’une légère collation.
Les bons aubergistes villageois ne sont pas habitués à servir des gens aussi pressés que des cyclotouristes de notre acabit, aussi le plus souvent notre hâte les ahurit et finit même par les immobiliser complètement.
Vélocio donne presque une jaunisse à l’hôtesse de Saint-Jeure par son impétuosité à lui arracher des mains le pain et l’omelette qu’elle apportait tranquille et souriante, d’un pas de sénateur.
Nous pouffons de rire de le voir si féroce et si amusant dans ce rôle. Au huitième morceau de pain son visage heureusement se rassérène, son œil s’attendrit et nous saluons d’un hourrah le retour de notre chef à son aménité proverbiale.
Mais l’impitoyable sonnerie arrête net notre manifestation, il faut voler à ses machines. M. J... nous fait marcher comme des pantins dont les ficelles seraient actionnées par le mécanisme de son terrible chronomètre.
En quelques minutes, nous tombons dans Annonay où nous nous réparons de notre aimable compagnon cueilli à Tournon. Il regagne les bords du Rhône : nous, le col du Grand-Bois et Saint-Etienne.
Nous nous apprêtions à mener vivement le retour, quand un détraquement de pédale nous oblige à recourir aux bons services des F..., nos dévoués amis d’Annonay.
Dans une maison aussi hospitalière on peut difficilement ne faire qu’entrer et sortir ; sans nous en apercevoir nous nous y attardons jusqu’à 10 heures à bavarder tout en nous gorgeant de thé et de gâteaux.
Vainement mes amies tentent-elles de me retenir en me représentant que je viens de faire 200 kilomètres et qu’il serait sage de passer la nuit sous leur toit pour rentrer ensuite tranquillement le lendemain au petit matin. La proposition est bien tentante ; mais je me sens trop bien disposée à grimper la côte de Bourg-Argental pour ne pas pousser jusqu’au bout l’expérience de mes forces.
Je m’arrache donc aux pressantes et affectueuses sollicitations, et notre équipe se remet en marche.
Je pensais m’être ingurgitée un nombre suffisant de tasses de thé pour résister au sommeil jusqu’à la fin de l’étape. Vain espoir... dès que nous attrapons la côte de Bourg, je sens que la lutte commence. Avant d’être tout à fait vaincue, j’ai le courage de mettre pied à terre et de courir pour m’arracher à l’engourdissement grandissant. Le remède réussit en effet, et à la croix de Laye je remonte en machine ; cette fois, je prends la tète du mouvement. On va voir comment j’attaque les côtes quand je m’y mets.
Toutes les têtes dodelinent sur les guidons, R... se livre à de tels zizags qu’il est de toute prudence de lui abandonner la largeur de la route. L... demande à Sainte-Agnès si Rutianges est encore loin ; quant à M. Rl..., qui ne s’est jamais vu à pareil métier, on devine qu’il a le douloureux étonnement de se trouver enrôlé dans une bande de fous.
Essoufflé à notre suite, il s’arrête tout à coup et s’écrie dans un élan du cœur : « Des choses comme ça, j’en ai bien vu faire... oui... à des chevaux, mais pas à des hommes... et encore moins à des femmes. »
En arrivant aux Grands-Bois, nous éprouvons le besoin du thé traditionnel. On commence à connaître à l’auberge du col ce groupe étrange qui vient y échouer à des heures où la plupart des citoyens honnêtes se livrent au repos. On nous accueille bien, malgré nos airs de brigands.
Nous rentrons sans encombre en dépit des ténèbres épaisses où la brusque disparition de la lune nous laisse plongés. Vélocio déplore que nous ayons mis 21 h. 1/4 pour ne faire que 213 kilomètres. La faute en est à l’inclémence du ciel vraiment bien inexorable cette année aux pauvres cyclotouristes.
Mad Symour.

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