Le vrai cycliste

lundi 18 décembre 2017, par velovi

Par J.D., Revue mensuelle du Touring-Club de France, date à retrouver

Le mot cycliste a un sens si élastique que souvent il devient illusoire. Le garçon boucher avec son panier de viande, l’homme qui ne prend une machine que pour vaquer à ses affaires, le flâneur en quête de bon air et d’exercice salutaire, le touriste énergique qui a parcouru tout le pays à bicyclette d’un bout à l’autre sont tous compris dans ce terme général. Il ne signifie donc rien, sauf peut-être à donner idée de sa capacité de la personne à monter à bicyclette. Si encore l’on attachait plus d’importance à cet examen, l’on verrait que le fait de savoir se tenir sur une selle de bicyclette n’indique pas nécessairement que l’on soit un vrai cycliste, pas plus que l’occupation d’un siège de juge ne dénote un bon dispensateur de justice.

D’une façon générale, nous pouvons diviser les cyclistes en quatre catégories  : les coureurs pour affaires, les flâneurs, les touristes et les coureurs de vitesses. Cette classification pourrait encore se subdiviser, mais, telle qu’elle est, elle nous suffira pour décider quelle est la classe qui représente le véritable cycliste. Cette distinction s’accorde aujourd’hui, d’une façon trop aveugle, suivant une règle, où le nombre de kilomètre parcourus et le mépris des rudes conditions climatériques sont les facteurs les plus importants. L’aptitude à effectuer les réparations ou l’ajustage des diverses pièces ne doit pas non plus entrer en ligne de compte. Car l’habileté à faire ou à réparer une canne à pêche ne fait pas plus le pêcheur que la connaissance de la mécanique ne fait du possesseur d’une bicyclette, un cycliste.

Au point de vue strictement utilitaire, si l’on ne tient compte que des choses en valant la peine, le cycliste pour affaires est un véritable cycliste. La bicyclette, comme un moyen de locomotion, est rapide, peu coûteuse, d’une efficacité merveilleuse  ; car le travail qu’elle permet de faire est énorme et la dépense d’énergie et d’entretien est faible. Elle rend mille service différents que seul permet ce mode bon marché de locomotion.

La motocyclette est plus rapide, la voiture à chevaux permet le transport de fardeaux plus lourds  ; mais ni l’une ni l’autre ne peuvent rivaliser avec la bicyclette qui seule peut être employée là ou l’emploi des autres véhicules serait coûteux et impossible. Au point de vue commerçant, le jeune garçon qui conduit un tricycle porteur est le vrai cycliste et les milliers de familles qui lui doivent l’expédition rapide de leurs marchandises, seront peu disposés à lui disputer ce titre. Mais bien que le jeune garçon qui monte à bicyclette pour affaires soit un facteur précieux du travail, il ne faut pas oublier que l’utilité d’un bicyclette ne prend pas fin avec son emploi.

J’ai eu l’agréable privilège de me trouver en maintes occasions avec des touristes cyclistes. Beaucoup, je dirais presque tous, m’ont donné d’excellentes raisons de croire que la recherche du vrai cycliste ne prenait fin que lorsqu’on avait mis la main sur un cycliste voyageur, ce qui, à mon avis était une erreur de leur part. Je leur ai entendu dire que la campagne était un livre ouvert, où pouvaient lire tous les coureurs à bicyclette. Avec eux, j’ai désappris ma géographie, et j’ai réappris mon histoire. Ainsi, pour moi, une ville n’est plus une cité de tant ou tant d’habitants, dans une plaine nue qui était autrefois une île. Les statistiques semblent absurdes à qui a vu la grande tour de la cathédrale se détacher à flanc de coteau au coucher du soleil sur les marécages.

Je sais que telles parties du pays est une terre de digues tranquilles, élevées, et de plaines fertiles avec des vergers et des fleurs. Dans l’histoire que j’ai apprise dans ma jeunesse, je ne vois plus qu’une compilation de faits. J’ai appris qu’il a fallu tant d’années pour bâtir ce château ou cette église ; qu’ils furent assiégés, saccagés ou pris à telle date. Je lis la trahison, les fourberies et les scènes de carnage, mais tous ces faits sont bien inutiles pour donner une parfaite connaissance de l’histoire d’un pays ou d’un habitant.

Jamais les livres ne nous ont transmis cette histoire bien que les manuscrits y aient aidé. L’histoire du passé ne revit que par les belles églises, les châteaux forts démantelés, les monuments massifs de chaque peuple, par leur vitraux, leurs sculptures, leur statues montrant le degré de perfectionnement de leurs arts. Sans toutes ces choses, nous ne pourrions pas plus apprécier l’histoire que le phonographe ne peut comprendre le message qu’il transmet. En dehors de ces avantages, le touriste sur sa bicyclette trouve toujours dans des endroits agréables qui s’associent avec un peuple inconnu, il comprend alors des points de vue incompréhensibles auparavant et élargit ses aperçus sur la vie. Ces avantages, c’est la bicyclette qui les lui procure, et que pouvait-elle faire de mieux  ? Qui mérite mieux que lui d’être considéré comme le vrai cycliste  ? C’est ce que nous allons examiner.

Je n’ai jamais rencontré de coureur, peu importe que ce fut un coureur sur piste ou sur route, qui ne considérât comme le vrai cycliste le coureur de vitesse. Il est vrai aussi que j’ai entendu déclarer que les courses étaient un passe-temps pour les imbéciles et cette déclaration était faites en termes bien clairs qui ne laissaient aucun doute sur leur signification. Ces imputations, je puis le dire, étaient le fait de coureurs, et coïncidaient toujours avec des coureurs malheureux, des routes semées de silex coupant les pneus ou autres circonstances désastreuses  ; elles ne représentaient donc jamais une opinion bien réfléchie. J’ai entendu porter aux nues l’efficacité de la machine de course d’après l’expérience de son propriétaire. J’apprécie parfaitement cette fascination, cette griserie de la vitesse. Rien ne nous semble plus beau, en effet, que les muscles bien modelés du jeune athlète et rien n’est meilleur pour la santé que l’exercice qui les développe. Rien n’est plus digne d’éloge chez un homme que la faculté de gagner ou de perdre une course durement disputée dans l’esprit qui préside à ces luttes. Dans aucun sport vous ne trouverez de meilleurs compagnons et de bons vivants plus vigoureux, ce qui excuse, si besoin est, leur prétention de faire le meilleur usage possible de la bicyclette et d’être les seules et vrais cyclistes.

Ce cycliste a encore un autre titre à la considération, c’est lui qui a le premier démontré les avantages des pneus en gagnants des courses sur les machines à roues munies de pneus et c’est à lui que la bicyclette doit son degré actuel de perfectionnement.

On a peu d’égards pour le flâneur. Ses voyages ne se distinguent ni par leur long parcours ni par leur grande vitesse. Ils manquent du motif utilitaire du cycliste commercial, se préoccupent trop peu de l’endroit où il prend son exercice et dans quelles conditions. Le terme de flâneur est bien celui qui convient, on ne le prend pas au sérieux.

Pour prétendre être considéré comme un vrai cycliste, il faut pouvoir démontrer que l’on ne se sert de la bicyclette que parce que bicyclette. Si l’on emploi la bicyclette dans un but commercial, c’est surtout en raison de son bon marché. Si l’on trouvait un procédé plus économique, on l’aurait vite mise de côté. On regarde la machine comme une forme de locomotion et non comme une bicyclette. Il est en est de même du touriste endurci. La machine est pour lui un moyen de satisfaire sa passion plutôt qu’une bicyclette. Car, une fois l’habitude prise de faire du tourisme, on ne peut plus s’en passer, lui retirer sa bicyclette ne l’empêcherait pas de faire des excusions, il trouverait un autre moyen à employer.

Quant au coureur de vitesse, viendrait-on à le priver de sa bicyclette, il se spécialiserait dans une autre forme de sport où il pourrait se procurer le plaisir de battre ses amis ou d’être battu par eux.

La bicyclette a aidé et aide encore ces trois types de cyclistes mais pour eux on pourrait la remplacer aujourd’hui, ou dans quelques temps, car ce n’est pas en tant que machine qu’ils l’apprécient.

Pour le flâneur, c’est différent. Il a pris intérêt au cyclisme par suite du plaisir qu’il y trouve, plaisir qu’aucun autre sport n’a pu lui procurer. Il aime la bicyclette parce qu’elle lui donne santé et bon appétit. Il n’est ni économe, ni étudiant, il n’a aucun désir de lutter de vitesse. Il aime la bicyclette à cause de son glissement silencieux sur la route, de l’exercice qu’elle lui procure. Il recherche et aime ses qualités. Le vrai cycliste, c’est donc lui  !

J.D.

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