HORS DES CHEMINS BATTUS

La traversée du Massif des Ecrins-Pelvoux est-elle possible avec une bicyclette ?

mardi 26 mars 2024, par velovi

Par G. Grillot, Le Cycliste, juin 1937.

Le massif des Ecrins-Pelvoux, formidable bastion de roc fauve et de glace, hérissé de pics aux noms prestigieux, n’est traversé par aucune route carrossable. Quelques-unes, à la faveur d’une vallée, s’insinuent jusqu’au cœur de la forteresse, aucune n’arrive à la franchir. Cet énorme quadrilatère dont les tours d’angles sont Bourg-d’Oisans, Briançon, Embrun et Gap, présente, pourtant quelques points vulnérables, où, un jour peut-être, la bicyclette arrivera à passer [1]. Hâtons-nous de dire que l’exploit ne sera pas facile.
Profitons du chemin carrossable, s’infiltrant le plus avant, et gagnons la Bérarcle, la capitale de l’Oisans. De là, il faut lever assez haut la tête pour apercevoir le ciel, et celui qui connaît mal le, massif est absolument persuadé que la Bérarde n’a qu’une issue : la route. Examinons pourtant, car il y en a, les défauts de la cuirasse où nous nous infiltrerons un de ces jours avec armes et bagages. J’ai, pour ma part, réalisé une bonne dizaine de traversées de l’Oisans, pédestrement bien entendu, ma bicyclette n’ayant jamais dépassé la maison du père Richard à la Bérarde.
Il existe donc plusieurs passages pour aller du donjon Bérarde aux routes joignant les quatre, localités citées plus haut. Voyons un peu :
1“ De la Bérarde à la Grave, par la Brèche de la Meije (ail. 3.358 mètres) ;
2" De la Bérarde au Lautaret, par le col du Clot des Cavales (alt. 3.128 mètres ;
3“ De la Bérarde à Ailefroide, par le col de la Temple (alt. 3.283 mètres).

Ces trois passages sont, à mon avis, les seuls qui ont un caractère, de traversée, c’est pourquoi j’ai négligé le col d’Arsine, du Lautaret au Monnetier, et divers autres cols, au Sud du massif, ces derniers, à cause du temps nécessaire à les franchir, le vélo à la main. Des trois issues ci-dessus, il faut éliminer la Brèche de la Meije, et c’est dommage. Du haut de ce créneau, d’où l’on aperçoit le Mont-Blanc, on voit ramper, à 2.000 mètres sous ses talons, la roule du Lautaret. Je n’ai pas cité non plus le bel itinéraire de la Grave à Ailefroide, par le col Cordier. Bien qu’il soit impossible à franchir avec une bicyclette — qu’il faudrait porter au moins 6 heures d’affilée — je le considérais comme assez bénin, l’ayant franchi deux fois, notamment en 1931, avec Jean Garnault et Roger Coiffier. Le temps était superbe, nous passâmes littéralement les mains dans les poches. En 1932, avec Jean Marx et de la neige jusqu’au ventre, nous dûmes jouer du piolet de 4 heures du matin à 10 heures du soir pour aller du refuge de l’Alpe au refuge Caron. Enfin, en 1933, deux de nos bons camarades de Londres, les frères Young culbutaient dans le couloir Cordier et allaient s’écraser sur le glacier d’Arsine. Je cesse donc de recommander cet itinéraire comme excursion pédestre anodine.
Il ne nous reste, plus, si nous voulons tenter de nous évader de la Bérarde avec notre bicyclette, que les cols du Clôt des Cavales et de la Temple. Tous ceux qui, jusqu’ici, ont envisagé la traversée du Massif avec un vélo, ont prôné le Clôt des Cavales. Je ne suis pas de cet avis et j’ai la ferme conviction que la clef du problème est au col de la Temple.
Dans le numéro 11 de Cyclo-Magazine, je trouve, sous la signature de M. Monschein, un itinéraire pour franchir le Clôt des Cavales. Ce dernier présente, comme la Temple, un passage rocheux assez raide. Là réside la difficulté. Elle me paraît moins considérable à la Temple, bien que la pente soit peut-être plus rude. Ceci posé, le col de la Temple préféré à l’autre, par quel bout allons-nous l’attaquer ? A première vue, il vaudrait mieux aller de la Bérarde à Ailefroide, parce que l’on peut coucher au refuge Temple-Ecrins (alt. 2.450 mètres), il est vrai que l’on peut en faire autant en sens inverse, si l’on n’a pas le temps de descendre à la Bérarde avant la nuit. Je préfère aller d’Ailefroide à la Bérarde, parce que le passage rocheux sera plus facile à la moulée qu’à la descente.
Il ne faudra pas choisir, pour cette tentative, une date trop précoce. En raison de l’altitude, la neige tient assez tard sur les glaciers et sur les rochers du couloir terminal. A partir du 15 août, si l’année est normale, on trouve sur le Glacier Noir, une bonne glace rugueuse, jamais glissante, et permettant de faire rouler le vélo (sur la neige, la chose est difficile). Ajoutons que ce glacier, aux endroits où il faut remprunter, n’est ni raide, ni crevassé. Autre condition absolument indispensable : le beau temps. Il n’est pas prudent de s’aventurer à 3.000 mètres d’altitude par temps douteux. Précisément, à ce même col de la Temple, le 14 juillet 1932, avec trois camarades, nous avons essuyé une tempête, de neige qui fait époque. On ne voyait pas à trois mètres devant soi. J’étais le seul de la caravane à connaître le passage et, comme je ne reconnaissais plus le chemin, j’ai passé là de bien vilains moments. Je me rappellerai toujours la voix de Marx me. criant à travers l’ouragan, quand le brouillard s’éclaircissait une fraction de seconde : « Alors, tu te reconnais ? ».
Pour me résumer, le moment le plus favorable à la tentative sera compris entre, le 15 août et le 15 septembre. On choisira une matinée bien claire pour partir. Si, au bout d’une heure ou deux de marche, des vapeurs venaient courir sur les Ecrins, à remonter la Vallouise, mieux vaudrait faire demi-tour sans délai. La nouvelle route permet maintenant d’accéder au refuge Cézanne (alt. 1.874 mètres (A) [2] sans descendre de vélo. Il faudra y coucher, afin de raccourcir l’étape. Au delà du refuge, le chemin n’est pas difficile à trouver : sitôt franchi le pont de bois, prendre le sentier de gauche qui emprunte le sommet de la moraine latérale gauche (B) du Glacier Noir. Ce sentier est visible du refuge et paraît absolument rectiligne. Il est en fort bon état, mais étroit. Il faut pousser la bicyclette, à côté de soi. Le spectacle commence à devenir grandiose dès que l’on se rapproche de la muraille sud des Ecrins, haute de 2.000 mètres. On arrive enfin au bout de la moraine. Il faut alors traverser une petite branche (C) du glacier des Avalanches, laquelle, à cet endroit, rejoint le Glacier Noir, dont les crevasses apparaissent.

Cette traversée, en palier, est très facile, Selon l’époque, on marche sur de la neige ou de la glace rugueuse, corrodée par l’eau, donc aucunement glissante. On trouvera aussi quelques crevasses pour rire. Le Glacier Noir décrit un coude.. Il est, à cet endroit, coupé de petits séracs. On évite ce passage par un sentier traversant un éperon rocheux (D). Un poteau de fer bien visible marque le sommet de l’Eperon (alt. 2.580 mètres). Quelques minutes de portage seront nécessaires à cet endroit, Le coude franchi, on se trouve de plain-pied sur le Glacier Noir (E). Les crevasses ont disparu et la pente est extrêmement douce. Si l’on a soin de choisir l’époque recommandée, le vélo roulera facilement sur la glace corrodée (il faudrait le porter si le glacier était recouvert de neige). Suivre toujours la rive gauche du glacier, assez large à cet endroit. On peut se promener dessus sans danger et sans s’encorder, surtout si la glace est à nu. Les curieux, pourtant, éviteront de s’approcher trop près des murailles du Pic Sans-Nom et d’Ailefroide véhiculant à longueur de journée des tonnes de pierre, à tel point que l’on se demande comment il peut rester encore de ces montagnes ! Les murailles en question bordent la rive droite du Glacier Noir (ainsi appelé à cause du tapis de pierres souillant sa blancheur), il faut donc le faire exprès pour recevoir un caillou sur la figure...
La pente du glacier se relève un peu. Celui-ci vient mourir le long d’une muraille fauve d’où émerge la curieuse aiguille de Costerouge. Il ne faut pas aller jusqu’à cette muraille, mais tourner un peu avant de 45 degrés pour attaquer le passage rocheux terminal (E). On le trouve facilement. Le passage étant très fréquenté, on verra sur la glace la trace de ceux qui l’auront emprunté. En haut du couloir, se trouve un poteau de fer, malheureusement, je n’ai jamais fait attention s’il pouvait s’apercevoir d’en bas. Bref, on ne doit pas hésiter. A certains endroits, les rochers ont été écornés au pic pour faciliter le passage, donc, cela se voit. Il s’agit maintenant d’arriver en haut. On part de la cote 3.025 pour arriver à 3.180. Il y a donc 155 mètres à grimper. Ici, deux tactiques (j’ai oublié de dire qu’il fallait être au moins deux pour mener à bien la tentative). La première consiste à faire monter un camarade qui halera le premier vélo avec une corde, tandis que le second camarade accompagnera le cycle pour lui éviter les contacts durs avec les rochers. Celle combinaison force le deuxième équipier à redescendre pour chercher le second vélo.
Il faudra donc pas mal de temps pour franchir les 155 mètres.
Je préférerais la tactique numéro deux. Chacun des compagnons arrime son vélo sur son sac. Au besoin, ils démontent les roues avant et les fixent dans le cadre, à la manière des coureurs lorsque ceux-ci transportent des roues de rechange sur leur machine de piste, pour aller du vélodrome à la gare. L’encombrement ainsi limité, le passage étant assez large. On ne doit pas se cogner de trop contre les rochers et, comme avec la montagne on ne prend jamais trop de précautions, je conseille vivement, pour ces 155 mètres seulement, de se passer mutuellement une corde à la ceinture et de monter l’un après l’autre, le premier assurant le second. De cette façon, aucune glissade à redouter, pour l’homme comme pour le vélo (à pied, la traversée, complète du col de la Temple n’exige pas que l’on s’encorde).
Le couloir franchi, les difficultés « techniques » sont terminées. Au poteau de fer (G), on oblique à gauche pour atteindre le col (II) — marqué de deux cairns — par une légère pente de pierrailles. Le panorama, inutile de le vanter. Aucun col routier ne peut montrer d’aussi près, semblables merveilles dont le clou est la muraille rouge d’Ailefroide, agrémentée d’un glacier suspendu invraisemblable, que l’audacieux Loustalot — mort depuis à la Verte — avait remonté un jour ; glacier qui m’est cher, parce que, le jour de la tempête, il avait consenti à se montrer pendant une demi-seconde et m’avait fait retrouver mon orientation.
Du col de la Temple, on aperçoit la vallée du Vénéon, et ce qui est plus rassurant, le commencement du bon sentier muletier (I) conduisant à la Bérarde. Ce sentier est en bas, à droite. Du col, on l’atteint en descendant le petit glacier de la Temple, un névé plutôt, fort débonnaire et jamais crevassé, à moins que l’on baptise crevasses des petites fentes, dans la glace rugueuse, au fond desquelles un bain de pied tout juste pourrait être pris. Le sentier serpente jusqu’au refuge Temple-Ecrins (alt. 2.450 mètres) (J), atteint celui du Carrelet (alt. 2.070 mètres) (K), où je ne conseille pas de coucher, et enfin arrive au plan du Carrelet (L) à peu près plat, comme son nom l’indique, et l’on peut rouler à bicyclette jusqu’à la descente sur la Bérarde (M).

J’ai l’impression que la traversée de la Temple ne doit pas exiger plus d’une heure de portage en trois endroits 1 après la branche des Avalanches : 2 dans le couloir terminal ; 3" du col au sentier du refuge Temple-Ecrins. Des cols muletiers moins prestigieux prestigieux que celui-là ont exigé des efforts pour le moins semblables, notamment jadis à l’Iseran, quand il y avait de la neige. Ajoutons, pour rassurer les incrédules, qu’il est extrêmement difficile de se casser la figure au col de la Temple. Toutefois, on fera bien de ne pas s’engager à deux caravanes dans le couloir (F), à cause des pierres généralement expédiées par les gens d’en haut. Des chaussures à clous me parais- sent de rigueur et un piolet (au moins un pour deux) pourra servir sans être indispensable. A défaut, chacun une solide canne ferrée coûtant moins cher qu’un piolet et que l’on pourra, à l’arrivée à la Bérarde, flanquer dans le Vénéon, si l’on continue le voyage à vélo et que l’on ne désire pas s’embarrasser. Il est difficile de donner un horaire.

De Cézanne à Temple-Ecrins, un bon marcheur met 6 heures. Avec une bicyclette, il faut bien multiplier par deux, sans garantie évidemment. Si on craint la nuit, je dirai que l’on peut aller du refuge Cézanne au glacier des Avalanches dans l’obscurité, ainsi que du glacier de la Temple à la Bérarde.

Je n’ai pas décrit tout au long cet itinéraire afin de provoquer un exploit sans lendemain. Évidemment, deux ou trois camarades décidés pourraient transporter un vélo de piste dé- monté au sommet du Mont-Blanc et s’y faire photographier. Cela ne rimerait absolument à rien. D’ailleurs, au temps de Saussure, et même bien après, les alpinistes partaient avec d’énormes échelles plus encombrantes qu’une bicyclette.

Rappelons également qu’un guide, le grand Jorasse, si j’ai bonne mémoire, a porté sur ses épaules, de Chamonix aux Bosses (plus de 3.000 mètres d’élévation) la poutre maîtresse de la cabane Vallot. Elle pesait tout simplement quatre-vingt-douze kilos !

On reconnaîtra que la traversée du massif des Ecrins-Pelvoux présente un intérêt certain et mérite la peine d’être tentée. Elle demande de l’audace, de la prudence et surtout du courage. J’ai la ferme conviction qu’elle n’est pas impossible. Si, en 1937, je retrouvais ma santé, qui sait si je n’essayerais pas...
G. GRILLOT


[1A notre connaissance, aucun cyclotouriste n’a traversé le massif des Ecrins-Pelvoux accompagné de sa machine.

[2Les lettres majuscules placées dans cette description aux points principaux se retrouvent en bonne place dans le topo itinéraire.

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