« À Lunel, dans une rue (et c’était, je crois, la rue principale) large comme un mouchoir de poche, ce qui permettait de tendre des toiles-parasol d’une maison à l’autre, nous absorbons un peu de limonade et nous demandons divers renseignements, car une idée est venue à Forest : il a des amis à Castries, un chef-lieu de canton qui ne doit pas être bien loin de Lunel ; or, lorsqu’on est si loin de chez soi, et qu’on y est venu en vélocipède, il n’y a rien de charmant comme d’aller surprendre des amis qui tombent des nues en vous voyant arriver en cet équipage et en apprenant que vous venez de faire 300 kilomètres et plus sur ces deux minces roues. »
Paul de Vivie au fil du Rhône
La vallée du Rhône était le laboratoire de route de Paul de Vivie. Pourquoi ne pas le suivre comme guide ?
Dans un article titré « Vélocio en Provence » , paru en 1949 dans Le Cycliste, Henri Chaix ne dénombrait pas moins de 16 descentes entre 1902 et 1912. Sur la quarantaine d’années de carrière cyclotouristique de Paul de Vivie, la première eut lieu en 1889, la dernière en 1929. Seule la guerre était venue mettre un frein à la débauche de randonnées de l’École stéphanoise. Henri Chaix ne pouvait s’empêcher dans ce même article du plaisir de citer certains passages, en les allégeant par des coupures. De même, une colonne est réservée à des citations, avec leur année, à côté de son article d’hommage intitulé « Vie de Vélocio » , paru en supplément du Cycliste d’octobre 1954 pour le centenaire de la naissance de son fondateur. Lisons cette fois Phillipe Marre, dans la même livraison, à propos de sa première excursion à la rencontre du Maître stéphanois en 1927 :
« J’avais trouvé en Velocio, du fait de son grand âge, de sa vaste expérience et de son absence totale de sectarisme, une sorte de magnétisme qui forçait l’adhésion. Le cadre s’y prêtait, cet admirable cadre de la vallée rhodanienne balayée par le mistral, baignée par la clarté lunaire, où nous roulâmes toute une nuit dans une atmosphère wagnérienne. Velocio n’avait pas eu besoin de me sermonner pour que je comprisse vite, à seulement m’évertuer à le suivre, l’insuffisance de mes deux vitesses (en fait réduites à une seule) et de mes « pneus-crayons ». Il n’avait pas eu davantage besoin de faire étalage de son érudition touristique, par exemple, sur le Rhône que nous longions, sur les villes et les villages que nous traversions ; il connaissait tous les détours et tous les détails de la route, et, à tout moment, d’un mot, d’une phrase brève, il nous situait le décor, nous indiquait la silhouette dentelée des montagnes du Vercors, le Robinet de Donzère, les usines du Teil, les ruines de Mondragon, enfin, au petit jour, l’incomparable apparition du Ventoux, puis l’arc de triomphe d’Orange. Le tout, émaillé d’anecdotes sur ses précédentes randonnées sur ce même parcours, de conseils sur l’alimentation et la conduite d’une randonnée. »
Marre, Philippe., « Vélocio que j’ai connu », Velocio 1853-1930, Le Cycliste, supplément au numéro d’octobre 1954
Si nous ne pouvons plus entendre sa voix, jamais a priori enregistrée, nous pouvons un siècle plus tard encore lire ses récits. La collection du Cycliste a toujours suscité un désir de collage, ainsi Ph. Marre toujours sous le pseudonyme de Trencavel :
« Si j’avais quelque goût pour la compilation, je prendrais la collection du Cycliste, et, avec des ciseaux et de la colle, j’aurais une inépuisable matière d’articles passionnants sur l’évolution de la bicyclette. Carlo Bourlet a tout vu, et Velocio a tout dit. À trente ans ou à cinquante ans de distance, nous ne faisons qu’enfoncer des portes ouvertes, redécouvrir ce qu’ils ont découvert ou au moins pressenti ; reprendre des polémiques sur lesquelles tout a déjà été ressassé. »
Trencavel, « de Velocio à Robic », Le Cycliste, 1947, p.153
Dans son Anthologie du “Cycliste”, publié par fascicule entre 1962 et 1973, André Rabault procédait de même, en liant et reproduisant articles, extraits, et citations. Mais l’œuvre de Vélocio est telle qu’il faudrait des pages et pages pour tout embrasser, aussi présentait-il sa sélection comme un survol. Cette anthologie reprenait beaucoup d’aspects et d’articles historiques des débuts du Cycliste, puis les débats cyclotechniques autour de l’anatomie du vélo, en particulier bien sûr la polymultiplication. Un chapitre porte sur la cyclothérapie, un autre sous le nom de Miscellanées, titre de rubrique utilisé par Paul de Vivie, se propose « sous forme d’extraits avec un minimum de commentaires et d’explications lorsque cela sera nécessaire » de parcourir de nombreux autres sujets traités. Pour partager son style, une succession de citations est utilisée, avec « quelques exemples relevés de-ci de-là, au hasard dans la collection ». On peut simplement regretter l’absence de référence bibliographique, ne permettant pas de retrouver aisément les récits originaux, et parfois de discrets changements de tournures dans des citations. La prose de Paul de Vivie s’apparente pour André Rabault « à la littérature française des écrivains humoristiques tels Rabelais, Voltaire, Anatole France », avec une bonhomie souriante et malicieuse.
Par ailleurs, la revue Le Cycliste a tenu une rubrique rétrospective de 1932 jusqu’à 1973, avec, entre autres sujets, une large part donnée aux récits d’excursion de Vélocio. Ceux-ci étaient ainsi accessibles et lus des dizaines d’années après sa disparition. Dans un article tout récent, Philippe Antoine, dans une remarque de note de bas de page, est amené « à considérer que les textes de Vélocio, dispersés dans Le Cycliste, forment un tout, une sorte de récit de voyage en archipel » [1]. Comment les aborder ?
Raymond Henry, dans sa dense biographie de référence (2005) [2] véritable œuvre de transmission, choisissait de résumer dans des chapitres les randonnées remarquables, leurs déroulements, leurs anecdotes, période par période, année par année, en insérant de courtes citations, parfois coupées. Il nous permet ainsi de bénéficier d’une lecture attentive du Cycliste, dans son environnement historique, technique et social. Cette biographie richement documentée est un formidable outil pour se repérer dans la collection de la revue, la vie de l’apôtre de la polymultipliée, l’histoire du vélo utilitaire et touristique, d’autant que sa plume est claire, conviviale et pédagogique, comme ses autres travaux au sujet du cyclotourisme. Elle peut se parcourir à l’infini, sans qu’elle soit jamais épuisée. Lui-même avait écouté adolescent les récits vivants de Hyacinte Roumanille et sa nièce Thérèse, compagnons de route et amis de Paul de Vivie.
Je propose ici simplement de rendre partiellement accessible la manière de rouler et de conter de Paul de Vivie, avec une attention au plus près de la route. Ses parcours sont encore aujourd’hui largement empruntés par tous types de touristes à vélo. Le cours du Rhône et ses reliefs voisins permettent de traverser et de faire affleurer des îlots de récits, quand leur masse (avec une part de répétition de ses leitmotivs) serait laborieuse à partager. Dès 1890, Vélocio annonçait à propos du rythme de parution de sa Revue :
« La Revue est faite à loisir, nos lecteurs le savent bien, et nous n’avons qu’un désir qu’elle soit, de même, lue à loisir, à petites doses : car nous devons reconnaître qu’elle n’est pas toujours drôle, sinon ennuyeuse, avec sa manie d’entrer dans une foule de considérations, d’explications, de discussions arides. Il ne faut pas l’absorber d’un coup, on ne manquerait pas, ma foi, d’avoir une indigestion. »
André Rabault, Anthologie du “Cycliste”, Cahier n°14, Juillet-Août 1970, p.219
Ces fragments inviteront celles et ceux qui s’intéressent à l’histoire du vélo à aller lire les articles complets, à se repérer par les ouvrages ou articles majeurs [3]. L’idée de reproduire par clichés photographiques la collection ancienne du Cycliste avait été émise dans l’Anthologie d’André Rabault. Comme le soulignait Gaston Clément en 1936, elle retrace l’historique du cyclotourisme en France. Mais aussi de la bicyclette utilitaire et de la cyclotechnie, du vélo couché, de la rétrodirecte, du tandem, etc. (dès 1898 Carlo Bourlet, théoricien de la bicyclette, indiquait qu’elle lui avait été utile pour ses traités). Depuis janvier 2022, la Bibliothèque du tourisme et des voyages - Germaines Tillion a mis en ligne la numérisation de la période 1887-1913.
Ici le plaisir de lire et d’excursionner sera privilégié. Il ne s’agit toutefois pas d’idéaliser ou de figer le personnage, divers et ondoyant. Plutôt de relayer la petite histoire, d’entretenir la continuité et la présence de l’usage de la bicyclette à travers le temps, avec ses différentes manières de la raconter. Le vécu cycliste de Paul de Vivie est exceptionnel en ce qu’il a essayé toutes sortes de machines et de transmissions, qu’il fit partie de la chaîne qui mena aux dérailleurs et aux machines modernes, et qu’il en a rendu compte. Que de routes parcourues ! Dans sa revue s’est déroulée
« la vie et les expériences d’un cyclotouriste ballotté entre mille opinions contraires et qui cherche la vérité sans jamais être sûr de la tenir ».
Vélocio, « Vélocio, Vieille Gloire !? », Le Cycliste, juillet-août 1929, p. 56-60, Source archives départementales de la Loire cote 871/4
Si nos représentations, nos connaissances, nos équipements et notre environnement ont changé, à vélo, des vécus, des questionnements, des dispositions d’esprit, des difficultés, des joies et des sensations restent proches.
La vie simple et joyeuse qu’il a menée axée autour de la bicyclette nous concerne face aux enjeux du 21e siècle. Il avait un penchant pour les perfectionnements techniques dont il fut l’expérimentateur, le critique et le vulgarisateur. Il affectionnait aussi la récupération, la réparation et la réutilisation de vieilles bicyclettes. Décrit comme humaniste, affable et bon, il reste aussi un auteur du 19e siècle. Aujourd’hui, des scories des idéologies, de la science médicale, du vocabulaire et des mœurs de son temps nous rendent parfois sa lecture malaisée. Pour autant, dans une société très inégalitaire, il aura agi pour rendre la bicyclette accessible à toutes et tous. Il lui fixait dès le premier numéro de sa revue un but économique et social : permettre aux ouvriers de sortir de la ville industrielle à peu de frais. En 1895, il se moquait des débats de la presse cycliste américaine sur la ségrégation en exprimant clairement cette pensée :
« Nous n’avons pas, en France, à discuter de pareilles questions, et quand un cycliste voit une cyclettiste dans l’embarras avec un pneumatique crevé ou une roue voilée, il ne s’enquiert pas de son rang, de son nom ou de sa naissance encore moins de la couleur de sa peau, mais il vole à son secours et il fait bien ; plus les perfectionnements dont on nous afflige nous exposent à des embarras, plus nous devons nous rendre de mutuels services. »
Vélocio, Le Cycliste, 1895, p.159-160
Autre part, il utilisait l’expression de république cycliste. Sur la question de la répartition entre travail et capital, le mutualisme et les coopératives l’enthousiasmaient, même s’il n’avait pu mener des projets à bout. Dans l’idéal, il lui semblait que le principe de la coopération
« enlèverait au Struggle for life sa cruauté, son absurdité et, qui pis est, son inutilité. »
Vélocio, « Pro domo », Le Cycliste, 1894, p.148
Si certains passages de sa prose sont imprégnés du sexisme des représentations de genre et des mœurs de son époque, il avait encouragé la vélocipédie féminine d’emblée, par le biais de son école lyonnaise de cyclitation, d’articles, par la présence de rédactrices dans sa revue, le conseil de vêtements au plus pratique, en roulant avec des camarades d’excursions comme Marthe Hesse, l’héroïne du Tourmalet, en publiant leurs textes et chroniques. En introduction d’un récit, Mad Symour, protestant en vain d’être souvent chargée de rédiger les comptes-rendus d’excursions dominicales, n’oubliait pas d’évoquer les féministes, et de s’exclamer « Ha ! Vélocio vous ferez de moi une frondeuse ! » (Le Cycliste, 1902, p.113). Dans le débat public, la pratique féminine du vélo pouvait être alors vivement dépréciée et combattue (elle l’avait été même par Pierre Giffard ou Sarah Bernhardt).
Il prônait une vie simple et tolérante. Si sa plume acérée contre les mangeurs de viande « créophages » surprend, en pratique, H. Chaix racontait cette anecdote à l’étape :
« Végétarien tout neuf à cette époque, je repoussai dignement de succulentes rondelles de saucisson, que Vélocio engloutit le plus simplement du monde, en me disant : « Oh ! moi, quand j’ai faim je mangerai mon semblable ! » »
Chaix H., « Souvenir de Vélocio », Le Cycliste, 1950, p.65
Paul de Vivie empruntait parfois le terme de samideanoj à l’esperanto, la langue internationale créée par Zamenhof en 1887. Des cyclotouristes s’y étaient beaucoup intéressés, Carlo Bourlet donnait des cours à Paris. En 1906, Paul de Vivie prenait la plume pour attirer l’attention de ses lecteurs espérantistes sur la revue Tra la mondo après sa première année d’existence. Il écrivait en 1903 :
« Je suis partisan d’une langue universelle, de la suppression des frontières, de toutes les utopies généreuses qui, depuis des milliers de siècles, hantent le cerveau des êtres pensants. Mais chaque effort doit être fait à son heure, sous peine de rester improductif et d’éloigner le but visé. Le latin a été longuement la langue universelle de tous les lettrés, il n’a jamais pu devenir celle des couches profondes qui ont toujours préféré leurs idiomes locaux. On ne peut réagir contre cette tendance, et l’esprit le plus audacieux ne saurait prévoir à quel moment l’humanité sera devenue assez supérieure pour faire des réalités de toutes ces chimères pour lesquelles se passionnent, aujourd’hui, quelques hommes seulement. D’ailleurs l’histoire et quelques minutes de réflexion, nous enseignent que l’homme n’est pas perfectible, que l’on retrouve en nous les mêmes qualités, vices, passions, les mêmes imperfections en un mot que chez nos ancêtres de tous les temps et de tous les pays. Grattez le plus civilisé des hommes et vous retrouverez bientôt le sauvage. Nous pouvons asservir les forces de la nature, nous sommes impuissants contre les passions humaines. »
André Rabault, Anthologie du “Cycliste”, Cahier n°5, Mai-Juin 1964, p.76
Et :
« Envers et contre toutes les apparences, je persiste à croire que l’homme est originellement bon et plus disposé à rendre service à son semblable qu’à le dépouiller. C’est d’ailleurs ce qui arrive lorsque deux hommes, complètement étrangers l’un à l’autre, se rencontrent. Aucune passion et aucun intérêt ne sont entre eux et ils se montrent naturellement serviables. »
Vélocio, « Six jours en Suisse et en Italie », Le Cycliste, 1903, p.141-146, p.173-179, p. 186-195
Lorsqu’il s’écartait trop de son sujet dans ses digressions, lui-même coupait court et revenait à ses moutons :
« Après tant de siècles de progrès, de civilisation, de perfectionnement en toutes choses, nous en sommes arrivés à cette conclusion que tous les autres animaux savent ce qu’il faut faire pour rester en bonne santé et le font, que l’homme seul, ou ne le sait pas, ou ne veut pas le faire. Le Genus Homo est pourtant, de l’avis de tous les zoologistes, l’animal le plus raisonnable et le plus intelligent. Que serait-il donc devenu s’il ne l’était pas ?
— Ce sont là questions qui échappent à ta compétence, ami Vélocio ; ne t’en fais pas, tiens-toi pourtant le ventre libre, la tête froide et les pieds chauds et entretiens-nous du cyclotourisme, du camping et de l’agrément des longues randonnées à peu de frais. »
Vélocio, Pot-pourri, Le Cycliste, 1926, p.74-77, Source Archives Départementales de la Loire, cote PER1328_15
J’ai fait de même, en retenant ce qui avait trait aux excursions à bicyclette, à la route, au fleuve et à ses reliefs alentours. Il s’agit de miscellanées toute subjectives, partielles et partiales, œuvre d’adaptation et composite, chimère vélocipédique plutôt que science historique et géographique. L’agrément à la lecture a été privilégié dans les citations, avec l’expérience de la route comme point d’intérêt. Des digressions moralistes ou hygiénistes de Paul de Vivie ont été laissées de côté, à leurs siècles passés, au profit de la joie du cyclotourisme, toujours renouvelée. Dans le domaine pour lequel il a œuvré, ses dadas sont aujourd’hui toujours d’actualité : le vélo rapide, économique et bon pour la santé, les pneus ballon souples plutôt que les pneus crayon, le cabcyclisme, l’alimentation, la cyclothérapie, l’éternelle question des changements de vitesse et des développements, pour rendre le vélo accessible à toutes et tous, à tous les âges, sans fatigue anormale. Ces écrits nous donneront aussi un aperçu du cyclotourisme avant l’avènement du règne de la voiture et des routes goudronnées, bien souvent ignoré dans la connaissance commune et les « nouvelles » pratiques cyclistes.
Quelques mots enfin sur l’autre personnage imposant, le fleuve roi. Si le Rhône a déjà été bouleversé au 19e siècle (construction de nombreux ponts suspendus, transport ferroviaire et bateaux à vapeur, régularisation du lit), le 20e a vu la transformation de son cours et de ses abords, de la qualité de son eau : il devient dans les années 1980 le « fleuve égout » [4]. La poursuite de l’industrialisation, la canalisation, les aménagements hydro-électriques, l’automobile (autoroutes, parkings...), les changements de modes de vie, la pollution excessive ont détourné les villages, les villes et les habitants de ses berges. Au début du 21e siècle, un retour au fleuve s’est amorcé pour ses riverains, et... pour les cyclo-touristes ! Malheureusement le réchauffement climatique provoque déjà une augmentation des vagues de chaleur et la vallée du Rhône sera de plus en plus souvent brûlante en été..
Bonne lecture !
L.V.
[1] Un homme, une revue, un art du voyage Vélocio et Le Cycliste (1887-1930), 2022
[2] Henry, Raymond, Paul de Vivie, dit Vélocio, Musée d’art et d’industrie de Saint-Étienne, 2005
[3] Raymond Henry,« Le Cycliste, une revue stéphanoise aux fondements du cyclotourisme (1887-1895) » in Les voix du sport, atlantica, 2010