Excursions du “Cycliste” (mai-juin 1928)

vendredi 3 mars 2023, par velovi

p.48-53

Ainsi, ma cure printanière, commencée à Pâques sous la pluie, s’est terminée à Pentecôte, sous le soleil  ; et quel soleil  ! Mon crâne, exposé pendant deux jours à ses rayons caniculaires, sans la moindre protection naturelle ou artificielle, en est devenu terre cuite, et fait peau neuve actuellement. Tout est bien  ; il me semble que ma santé s’est raffermie, ma vitalité augmentée et que ma résistance à la fatigue d’un travail quotidien assez intense, puisqu’il commence régulièrement entre 3 et 4 heures, pour ne finir qu’entre 20 et 21 heures, s’est accrue.
Ma confiance dans la valeur de la bicyclette, en tant que moyen de thérapeutique préventive et curative, se trouve donc justifiée, et j’engage de plus en plus les randonneurs en particulier, mais en général tous les hommes qui ne font pas fi de leur santé, à se rallier à la formule : ni vin, ni viande, ni tabac, et exercice à haute dose en plein air aussi souvent que l’on peut, avec son corollaire, la sudation abondante, expulsive des déchets dont les émonctoires naturels ne suffisent pas à débarrasser le corps. Car vous mangez trop, je mange trop, tous, nous mangeons trop, et beaucoup par surcroît mangent mal, trop vite, sans ensaliver assez les aliments qu’ils choisissent en dépit du bon sens, non parce qu’ils sont sains, mais parce qu’on les leur fait payer fort cher. Il suffit, pour s’en rendre compte, de jeter un coup d’œil sur les menus à 100 francs par tête. Que de c... harcuteries on fait avaler à ces pauvres riches que la vanité et la crainte du qu’en-dira-t-on obligent à fréquenter les palaces et les hostelleries à la mode. Mais nous-mêmes qui croyons être sobres, nous mangeons encore trop et nous avons besoin d’éliminer par la sueur un tas de poisons qui, sans elle, stagneraient dans l’organisme et nous conduiraient sûrement après la cinquantaine, et même avant, à de multiples infirmités. Cette remarque n’est pas d’aujourd’hui, puisque nous lisons dans Hérodote que les Egyptiens de son temps se demandaient en s’abordant non « Comment vous portez-vous  ? », mais « comment suez-vous  ? » Ce peuple tenait alors la tête de la civilisation antique, et ses Faculté de médecine ne guérissaient pas en empoisonnant le sang par des sérums et des vaccins dont nul ne peut prévoir les répercussions sur la santé et sur l’avenir de la race, mais en le décongestionnant, en le purifiant par la suée quotidienne.
Les médecins des Pharaons auraient donc été contents de me voir suer sang et eau, le dimanche, en remontant de Viviers à Aubenas et, le lundi, entre Fay-sur-Lignon et Saint-Étienne.
Conformément à mon programme, j’avais quitté Saint-Étienne le dimanche à 2 heures et j’avais gravi le col des Grands-Bois sous un ciel merveilleusement étoilé et sous une impression assez bizarre, résultat de quelques lectures que j’ai faites récemment et des réflexions concomitantes sur l’éternel problème de la destinée humaine dont toutes les générations qui se sont succédé sur la terre ont vainement, à tour de rôle, demandé la solution à tous les échos : à la science, qui n’a jamais répondu que par des hypothèses, au lieu des certitudes qu’elle nous doit  ; à la religion, qui a toujours répondu, mais par de simples espérances que la foi seule transforme en certitudes.
Ce sont là des questions qui n’ont rien à faire ici, si ce n’est indirectement, car elles m’absorbèrent au point que je ne m’aperçus réellement pas de l’effort que je faisais pour m’élever d’un train soutenu de l’altitude 600 a l’altitude 1.165. J’avais mis, au pied de la côte, ma chaîne sur la petite vitesse (3 m. 30) de ma flottante Ballon n° 2 et je la retrouvai au sommet sur la moyenne (5 m.), sans que j’aie pu me rappeler à quel moment je l’avais déplacée. Voilà donc un bon moyen de faire les montées  ; je savais déjà que, la nuit, les rampes nous semblent moins raides  ; être seul, sous l’empire d’une pensée dominante, peut-être aussi encore mal éveillé, voilà qui facilite également notre tâche. Les coureurs, qui pédalent avec l’idée fixe d’arriver au but, doivent sentir beaucoup moins la fatigue que ceux qui se laissent distraire par d’autres pensées. Etre deux et converser agréablement, nous rendit aussi quelquefois la route moins longue et moins pénible. Bref, le moral réagit sur le physique beaucoup plus qu’on ne le croit, mais il faut pour cela que la route ne soit ni encombrée, ni dangereuse, sinon l’instinct de la conservation prime tout, et je m’en aperçus pen dant les 12 km. de la descente, du col à Bourg-Argental, en pleine nuit, où je fus constamment sur le qui-vive. Mes freins furent à l’ouvrage jusqu’au moment où l’aube naissante me
permit de filer bon train. A 5 h. 15, je franchis, à Andance, le passage à niveau, en retard d un bon quart d’heure sur mes prévisions.
Quand nous descendons la vallée du Rhône, le vent est toujours un facteur important, à tel point que s’il est violent et contraire, le mieux est d’en rester là, ou de s’aider d’un rapide jusqu’en Avignon. S’il est violent et favorable, alors, c’est la course folle, et l’on regrette de n’avoir pas un développement de 10 mètres, mais ce n’est pas agréable, et les nuages de poussière, les bourrades que l’on encaisse, le brouhaha continu qui vous ahurit, tout cela n’a rien de réjouissant. Parlez-moi, au contraire, d’une brise fraîche, légère  ; même si elle souffle contre nous, elle est la bienvenue, et si elle vol- tige autour de nous, capricieuse et folle, sans qu’on puisse en reconnaître la direction, nous ne pouvons rien désirer de mieux, et tel est le compagnon précieux que je trouve aujourd’hui sur les bords du Rhône  ; la journée s’annonce très belle, et la suivante lui ressemblera si bien que le bilan de la circulation pendant les fêtes de la Pentecôte s’est traduit, cette année, par une cinquantaine de tués et dix fois au-tant de blessés. La route est devenue un champ de bataille, c’est le progrès  ; s’en plaindre et regretter 1830 serait la négation de la civilisation elle-même. Inclinons-nous et pédalons gaiement  ; la mort nous frôle à chaque auto qui passe, ce n’est pas une raison pour s’en faire, on ne meurt qu’une fois, et mourir sur la route c’est, pour un randonneur, mourir au champ d’honneur.
Je m’étais arrêté un instant pour croquer une banane et un morceau de pain, car j ’étais-parti à jeun, quand arrive à fond de train, B..., de Firminy, que je devais trouver en cours de route et qui, s’étant oublié à l’hôtel des Grands-Bois où il s’était rendu la veille, n’avait pas entendu mes appels, si bien que je m’étais cru condamné à randonner seul. Excellent cycliste, B... fut aussi pour moi le meilleur des compagnons  ; il était, comme moi, monté sur des Ballons, et, de concert, en échangeant nos impressions cyclotechniques autant que cyclotouristiques, nous filons à bonne allure, franchissons le Rhône à Tournon, et nous voici à 7 heures 1/4, devant la gare de Valence où nous avons l’habitude de prendre notre café au lait dans un des nombreux cafés qui sont toujours prêts à accueillir les voyageurs, de sorte qu’on y est rapidement servi et qu’on peut, en vingt minutes, expédier un déjeuner qui partout ailleurs, à cette heure matinale, vous immobiliserait trois quarts d’heure. C’est pourquoi la gare de Valence est devenue un de nos points de ralliement.
Un repas plus, substantiel nous attend maintenant à la Trappe d’Aiguebelle. En moins de deux heures, nous atteignons Montélimar et, à 10 h. précises, nous entrons dans la cour de l’abbaye. Les 18 km. qui séparent la Trappe de Montélimar m’ont paru plus intéressants que lors de ma première visite en novembre dernier  ; le printemps et le soleil en sont sans doute la cause  ; l’exubérance de la végétation, l’or éclatant, rutilant, flamboyant des genêts, qui sont parfois de véritables arbustes, le parfum pénérant qui sort des bois, qui s’élève de la garrigue, que le soleil tout-puissant fait jaillir même des cailloux, toute la Provence, ma belle Provence, est venue là, au-devant de moi et comme si elle savait que je ne descendrais pas cette fois plus bas vers elle, elle est montée vers moi. Mon compagnon s’est arrêté un instant à Montélimar, et je suis seul à écouter la voix de mon pays natal, qui me souhaite la bienvenue.
Dans cette cour, qui était si animée quand je vins pour la première fois, dans tous ces bâtiments disparates où s’exercent les industries les plus variées et où bourdonnait le travail, tout paraît mort aujourd’hui, et nous ne rencontrons pas âme qui vive. C’est que nous arrivons à l’heure où toutes les pensées sont tournées vers la prière. La vie de tout le monastère est concentrée dans la chapelle où nous nous rendons à notre tour. La cérémonie revêt un caractère plus solennel que celle à laquelle nous avions assisté le 11 novembre, mais elle reste austère  ; elle n’a pas le brillant, la magie, l’envol des encensoirs aux parfums capiteux, l’éclat des riches parures sacerdotales, l’enivrement d’une musique profane et ces jeux de lumière qui ne laissent rien dans l’ombre, toute cette pompe enfin qui caractérise les fêtes de l’Église dans les moindres paroisses. Ici, tout reste dans l’ombre, au contraire, rien n’agit sur les yeux, mais tout agit sur l’âme.
Cela dura longtemps et, en fin de compte, on ne se mit à table qu’à midi et demi, et nous fûmes agréablement surpris en nous trouvant en compagnie de quatre autres cyclistes stéphanois, venus la veille, et de quatre touristes de Saint-Chamond. Le menu fut, comme toujours, simple et abondant et le prix très honnête. D’ailleurs, pour donner une idée de la façon dont on est traité à la Trappe d’Aiguebelle, il suffit de rappeler que trois cyclistes de Saint-Étienne, y ayant passé deux nuits et pris cinq repas, n’y furent taxés qu’à 20 francs par tête.
Avant de partir, nous fîmes, B... et moi, emplette de chocolat et de cartes postales, et il n’était pas loin de 14 heures quand nous prîmes congé. Nous nous étions documentés pendant le repas sur le meilleur chemin à suivre pour atteindre Viviers, d’où nous devions gagner Vals par une large vallée dépourvue d’ombrages et sèche autant que les Etats-Unis. L’inventeur du dérailleur P. d’A., qui reste, à mon avis, quoi qu’on ait fait depuis, un des meilleurs systèmes de polyxion, nous contait des merveilles de cette vallée où florissait Alba, une ville gallo-romaine de 60.000 âmes, qui fut saccagée par les barbares, à tel point qu’il n’en reste pas de vestiges. Pourtant, il y avait trouvé, ça et là, des débris intéressants, même des pièces de monnaie et quelques bijoux, dont certains qu’il nous montrait, révélaient une dépravation des mœurs, ou peut-être une simple naïveté à laquelle notre civilisation n’est pas encore parvenue. Ma curiosité avait donc été assez éveillée pour que, souvent, en regardant la carte, j’eusse regretté de ne pas connaître encore cette partie de l’Ardèche que je me figurais aussi fertile et attrayante que la vallée de l’Eyrieux. Je fus déçu  ; autant le bout de route de la Trappe à Malataverne et à Viviers par lequel débutait l’étape postprandiale nous avait paru charmant, autant la route de Viviers à Villeneuve-de-Berg nous sembla fastidieuse  ; inondée de soleil, sans arbres, sans ruisseaux, toute en nids de poule, elle se traîne le long des nappes vertes des blés naissants et des prairies  ; çà et là, quelques mûriers et quelques amandiers. Dans la plaine où fut Alba, nous ne voyons qu’une villa originale entourée de colonnettes coloriées, qui doivent signifier quelque chose que nous ne parvenons pas à comprendre. Il manque encore à Alba le Fradin de génie qui saura mettre en valeur le sol antique et en exhumer assez de curiosités pour faire là un nouveau Glozel.
Aux approches de Villeneuve-de-Berg, le paysage change pourtant d’aspect  ; nous venons de franchir un sommet qui sépare les eaux du Rhône de celles de l’Ardèche, et nous apercevons plus près de nous les montagnes au pied desquelles nous allons gîter ce soir. La route longe maintenant en corniche un frais vallon où prend sa source l’Ibie, un ruisselet baptisé par quelque poète d’un joli nom de femme, qui rime avec la Délie de Tibulle et la Lesbie, chère à Catulle  ; elle plonge ensuite vers une sorte de torrent et traverse plus loin des champs de pierres  ; enfin, par une série de lacets d’autant plus dangereux qu’on vient de les inonder de goudron, notre route descend rapidement vers l’Ardèche qu’elle franchit au pied d’Aubenas. De monotone qu’elle était depuis Viviers, la voilà devenue intéressante, variée, accidentée au possible. Dans Aubenas même on nous envoie, pour nous éviter un long détour, sur un raidillon contre lequel je suis mal armé avec mon petit développement de 3 m. 30, et j’en suis réduit à mettre pied à terre à mi-côte, tandis que mon compagnon, mieux, outillé, grâce aux six vitesses de sa flottante B. S. A., trouve au bas de son échelle de développements, un petit 2 m. 50 qui lui
permet d’en boucher un coin à un autoïste soutenait qu’on ne pouvait, à bicyclette, gra vir de telles rampes. Un autoïste devrait bien savoir pourtant qu’en abaissant suffisamment sa vitesse, on passe partout, et que des rampes assez roides pour résister à 2 m. 50, seront vaincues avec 1 m. 50, développement qui pa raît ridicule, mais qui permet de grimper encore aisément, à 6 à l’heure, en se fatiguant beaucoup moins qu’à pousser à pied sa machine, sur des rampes de 12, 15 et 20 %.
Il me semble que cette montée dans Aubenas, immédiatement suivie d’une longue et dangereuse descente, pourrait être évitée par une route qui côtoierait l’Ardèche depuis Saint-Didier où nous venons de la traverser, jusqu’à la Bégude où nous la retraversons avant d’arriver à Vals. Nous terminons à 19 heures cette première étape de 230 km.. L’étape du lendemain sera moins longue, mais plus dure.
Nous nous étions rencontrés dix Stéphanois à la Trappe d’Aiguebelle, nous nous trouvons quatorze à Vals. Une épidémie de bougeotte sévit à Saint-Etienne, toutes les fois que deux jours de fête se suivent.
Nous fûmes bien traités à Vals, à un prix modéré : 18 francs pour le lit et le dîner dont le menu fut si abondant que nous ne touchâmes pas au rôti. Nous fîmes, après le repas, une assez longue promenade dans cette, jusqu’ici, modeste ville d’eaux, qui rêve de prendre rang à côté de Vichy et d’Aix-les-Bains. On y achève un Casino avec ses nécessaires dépendances : hôtel et parc, autour duquel ronfle déjà une partie de la Volane canalisée, chargée d’entretenir la fraîcheur dans ce futur lieu de délices. Pour l’instant, Vals-les-Bains est une station endormie et peu éclairée, et les attractions de Vals-village ne nous semblent pas telles que nous ayons quelque envie de pousser jusque-là notre reconnaissance nocturne.
Un beau ciel bleu, prometteur d’une journée superbe, nous sourit dès que nous mettons, le lundi matin, le nez à la fenêtre. A 5 h. 1/4 nous partons  ; à 8 heures nous serons à Mézillac, à 1.000 mètres plus haut. Nous allons nous dédommager par la variété des sites de l’insipide monotonie de la vallée de l’Escoutay où j’ai attrapé le plus beau coup de soleil qui ait jamais rôti mon sinciput.
A cette heure matinale, dans la gorge étroite où nous nous engageons, le soleil qui doit être pourtant déjà levé, ne pénétrera pas de longtemps et il faudra que nous nous élevions de 500 mètres pour que ses rayons, dépassant enfin la haute muraille qui nous protège, nous atteignent. A chaque tournant, et il y en a  ! le paysage change, et voici que nous apparaît le pittoresque village d’Entraigues, étagé sur un piton qui sépare deux torrents. Une brèche
entre les rochers laisse à ce moment passer un peu de soleil qui dore, bien au-dessus de nous, le clocher carré comme une tour, haut perché au sommet du mamelon. L’apparition est féérique et nous arrête un instant. D’ailleurs, nous ne nous pressons guère  ; la rampe n’est pas dure et la route, bien tracée, évite, par d’amples lacets, les raidillons intempestifs qui, dans certaines routes de montagne, celle de Guillestre au col de Vars par exemple, obligent à changer précipitamment de vitesse, chose peu commode avec la flottante.
Jusqu’au pied d’Entraigues, j’ai gardé mon développement moyen, 5 mètres  ; j’ai pris ensuite le petit, 3 m,30, que je ne quitterai qu’à Lachamp-Raphaël. Autour du clocher de Laviolle, pointu celui-là comme une aiguille, nous serpentons pendant plusieurs kilomètres, à bien qu’après l’avoir aperçu bien au-dessus de nous, nous finirons par l’apercevoir comme au fond d’un trou. Et nous grimpons toujours, notre position s’améliore, d’humbles nous devenons orgueilleux  ; écrasés tout à l’heure par des cimes hautaines, nous commençons à en dominer quelques-unes et nous voisinons avec les autres.
A Mézillac, où nous mettons enfin pied à terre, il vente fort et il fait froid  ; quelques autos qui nous avaient dépassés, sont là, groupées autour de l’hôtel Lafont  ; nous descendons à l’autre hôtel où nous fûmes toujours bien traités et nous y obtenons un café au lait excellent, accompagné d’un beurre exquis, d’un pain substantiel et d’un appétit qui est un peu là, je vous prie de le croire  ; tout cela pour 2 francs ce n’est vraiment pas cher. Le vent souffle à la fois du sud, de l’est et de l’ouest  ; il nous sera, en somme, plutôt favorable, mais la brume cache les lointains et la vue en sera gênée quand nous dominerons tout a l’heure la profonde vallée de l’Eyrieux, à droite, puis la fuite des prairies vers la cascade du Raypic et la vallée de l’Ardèche, à gauche  ; des monts lointains, dont l’altitude ne le cède guère à celle de nos géants cévennols, ne nous apparaîtront que vaguement entre La-champ-Raphaël et le Gerbier. Tant pis, nous n’en pédalerons pas moins agréablement. Rien ne nous presse, nous respirons à pleins poumons dans le soleil et dans l’air pur, et tout en nous se réjouit. Je ne voudrais pas médire des autoïstes qui passent à nos côtés, mais ils n’ont pas l’air de s’amuser, alors que nous ne cessons d’extérioriser notre joie de vivre par des exclamations, des chants, des gestes exubérants, toute la mimique de l’homme primitif en face des splendeurs sublimes de la nature. Car la nature ici ne ressemble en rien aux œuvres mesquines des hommes, elle n’a rien de mignard comme les jardins de Versailles, rien qui fasse songer aux prés fleuris et aux bosquets dessinés par Lenôtre  ; ses architectes sont la tempête et l’ouragan, la foudre qui décapite, le torrent qui emporte et qui ensevelit.
Qu’est cela  ? Nous venions de traverser Lachamp-Raphaël quand nous croisons un tandem et trois bicyclettes qui semblent montés par le même homme, tant se ressemblent par la même tenue impeccable : flanelle blanche, béret basque, sac alpin sur le dos, les cinq cyclistes qui passent en file indienne à nos côtés. Ils descendaient, nous montions  ; notre tenue dut leur sembler très négligée, car mon principe d’hygiène que l’on doit toujours mettre le plus d’épiderme possible en contact avec les ondes cosmiques, me conduit parfois un peu loin et je n’hésite pas à pédaler jambes, tête et torse nus quand les circonstances m’y invitent  ; ce n’est point le cas aujourd’hui. Mais la correction chez les autres me fait plaisir, et les cyclistes que nous venons de voir me seront un argument, si jamais j’ai à démontrer qu’on peut, à bicyclette, rester aussi distingué qu’un joueur de tennis, un danseur mondain, voire un diplomate. Étaient-ils polyxés  ? je l’ignore Ni B..., ni moi ne songeâmes à regarder leurs machines : d’où venaient-ils, comment avaient-ils grimpé jusque-là  ? J’aurais été bien aise de les interviewer, d’autant plus que nous ne rentrâmes ce jour-là pas d’autres cyclotouristes.
Après l’embranchement d’une route qui descend au Puy, le sol devient très mauvais, et pour venir à bout du lit de cailloux volcaniques sur lequel nous roulons, nos ballons ne sont pas de trop  ; les autos deviennent plus nombreuses et l’étroitesse du chemin les oblige à manœuvrer quand elles se rencontrent. Beaucoup de monde au pied du Gerbier, où le chalet du Syndicat, plus délabré que jamais, a pourtant quelques visiteurs, mais le modeste filet d’eau qui coulait sur le bord même du chemin dans un bassin grand comme une cuvette et qui représentait la source de la Loire, a disparu. Qui l’a détourné, qui a démoli ce petit bassin symbolique où nous nous désaltérâmes si souvent  ? A mes deux derniers passages après la guerre, il était encore là. Pourquoi l’administration des Eaux et Forêts l’a-t-elle laissé détruire  ? Est-ce pour permettre au propriétaire de la ferme voisine de prétendre que la source de la Loire lui appartient, qu’elle est dans son écurie  ? Mais, au fait, pourquoi n’y aurait-il pas là un moyen d’exploiter, à la Glozel, la bêtise humaine  ? Qu’un docteur roublard fasse de la réclame à la vertu curative de la source de la Loire, soit qu’on s’y désaltère, soit qu’on s’y baigne la tête ou le derrière, et les snobs afflueront. « Entrez, Mesdames et Messieurs, 4 francs par personne, pas plus cher qu’à Glozel, et vous allez voir de l’eau beaucoup plus ancienne que des galets alphabétiques, plus ancienne même que l’homme  ! » Et pourquoi empêcherait-on les paysans astucieux de tirer de leur champ autre chose que des pommes de terre. « Si les pierres gravées et les débris de vaisselle trouvent des acheteurs, pourquoi nous empêcher d’en fabriquer et d’en vendre », disent-ils avec raison, et pourquoi poursuit-on Fradin et ses compères  ? Je ne trouve pas qu’ils aient tort de faire tomber dans leur escarcelle une faible partie des millions qui sont tous les jours soutirés à la vieille et toujours florissante bêtise humaine. Je trouve seulement mauvais qu’on ait escamoté la petite source qui, de tout temps, offrit sa goutte d’eau pure au voyageur altéré. Mais les pouvoirs publics ont tellement, en France, l’habitude de sacrifier l’intérêt général à l’intérêt particulier que je n’en suis pas autrement étonné.
Après le Gerbier, dont aucune verdure ne cache encore la nudité, la route s’améliore et nous pouvons, çà et là, nous laisser aller un peu vite, mais quelques haltes s’imposent pour admirer sans danger les merveilleuses échappées qu’on y a, ici vers le gouffre du Pradoux, là vers la Chartreuse de Bonnefoy. Si vous me demandiez ce qui me frappe le plus pendant le trajet des Estables au Gerbier que j’ai fait bien souvent, tantôt dans un sens, tantôt dans l’autre, je vous répondrais : c’est le rocher du Pradoux et la formidable dépression qu’il domine et qui se termine en un gouffre inaccessible ou qui me paraît tel. La première fois que j’arrivai là, venant des Estables, j’eus l’impression que j’allais bondir dans un abîme, tant la route a l’air de se dérober devant l’immense excavation, par un brusque coude à droite qu’on ne voit qu’au dernier moment.
Nous ne faisons que traverser les Estables où quelques vieilles femmes jacassent en manœuvrant adroitement leurs bâtonnets de dentellières. Mais le vent nous prend ici nettement en poupe et nous filons, après les Estables, à une vitesse certainement excessive, vu l’état du sol où parfois nos Ballons se heurtent à de véritables lits de silex plats et tranchants qu’ils projettent à droite et à gauche  ; nous devons souvent avoir recours à nos freins et, tout à coup, j’aperçois B..., mon compagnon, qui me précédait de quelques centaines de mètres, arrêté sur le bord de la route. Je passe en trombe en m’informant de ce qui est arrivé. « Rien de grave », me dit-il, et je continue. Je calcule que je puis être à midi à Fay  ; j’y commanderai le repas et nous en repartirons à 14 heures, avec la quasi-certitude de rentrer, selon le programme, bien avant la nuit à Saint-Etienne. Souvent, avec le vent favorable d’aujourd’hui, je n’ai mis que quatre heures pour ce trajet de 75 km... « Perrette, sur sa tête, ayant un pot de lait, bien posé sur un coussinet, prétendait arriver sans encombre à la ville... »
Et voilà qu’un kilomètre plus loin, je sens mon pneu avant prendre mal au cœur  ; je descends, j’examine, un clou est planté au beau milieu de la bande de roulement. La première crevaison, après 1.600 km., des pneus demi-couverts de ma Ballon n° 2. Réparation facile, terminée en quelques minutes  ; B... va arriver et nous repartirons ensemble. Mais B... n’arrive pas  ; les minutes passent, je ne vois rien surgir au sommet du petit dos d’âne qui nous sépare. Le dîner que je voyais si proche tout à l’heure, s’éloigne et mon estomac ré clame  ; j’ai dans mon sac de quoi le satisfaire et je me mets à table : oranges, riz, chocolat, le menu est varié, tout y passe, mais B... ne passe pas, lui, et je me décide à aller voir ce qu’il fait. Ce qu’il fait, parbleu  ! il bataille avec son pneu arrière qui, râpé par un coup de frein trop brusque, s’est usé jusqu’à la toile et a éclaté. Il a déjà collé un emplâtre en dedans, une rustine en dehors, il a réparé sa chambre, remis le tout en place, regonflé et ça ne tient pas. Faudra-t-il donc remplacer chambre et enveloppe  ? Qu’à cela ne tienne, j’ai emporté ce qu’il faut, un chambre Ballon dans mon sac et une enveloppe Ballon en une petite couronne ficelée à plat sur mon garde-boue arrière où elle ne me gêne pas, tient peu de place et sert même de porte-bagage. Seulement B... ne veut pas détacher sa roue arrière  ; il faudrait régler ensuite le moyeu B. S. A., la flottante, tout le tremblement  ; il préfère redémonter son pneu  ; nous transportons la machine vers le ruisseau voisin et nous passons la chambre dans l’eau. On découvre et l’on obture un tout petit trou que l’auscultation n’avait pu révéler  ; on regonfle et pendant que mon compagnon remet ses outils en place, je file devant  ; B... me rattrapera vite et c’est lui qui ira commander le déjeuner. Mais B... ne me rattrape pas  ; à deux croisements de route, je l’attends vainement. Je n’ai plus le temps de revenir sur mes pas et je suis forcé d’abandonner à son malheureux sort, mon compagnon, qui fut pour moi constamment un précieux auxiliaire, poussant la complaisance jusqu’à rebrousser chemin pendant plusieurs kilomètres, à Laville-Dieu, pour retrouver mon sac à provisions que j’avais étourdiment laissé choir sur la route. Son sort, heureusement, ne fut pas trop cruel, puisqu’il put, après consolidation des réparations hâtivement faites, rentrer chez lui, à Fir-miny, par la voie la plus directe, avant la nuit. Quant à moi, je rentrai à 19 h. 1/2 sans le moindre incident désagréable, par Fay que j’avais traversé sans m’y arrêter, à 14 h., Mazet-Saint-Voy où je m’étais lesté d’un café au lait capable de tenir lieu du repas escamoté, Tence où le soleil me parut terriblement chaud.
Montfaucon où je me douchai abondamment, Dunières où j’eus la bonne fortune de causer un instant avec M. C..., de Firminy, qui prit part quelquefois et qui récidivera, je l’espère, à mes excursions dominicales, Marlhes et enfin Saint-Genest-Malifaux et Le Bicêtre où je me mêlai au flot, des autos de tourisme revenant du Midi par le col des Grands-Bois. Et je termine ce long récit de notre excursion de la Pentecôte par ce détail qui ne manque pas d’importance : au cours des 385 km. qu’elle comporta, nos dépenses ne s’élevèrent qu’à 34 francs par tête, plus quatre oranges et cinq bananes que j’avais emportées. Et nunc cru dimini, vous tous qui croyez qu’on ne peut plus voyager qu’à grands frais.
LOCIO.

JUIN
Il ne s’agissait cette fois ni d’excursion, ni de randonnée, il s’agissait simplement d’une étape de transport rapide et peu coûteux.
J’avais huit jours avant, au cours de ma randonnée pentecostale, oublié à Valence mon passe-montagne et je m’étais promis d’aller le chercher le dimanche suivant. L’objet était de peu d’importance et il eût été ridicule, de mobiliser pour cela un avion ou même une simple moto, encore moins de s’infliger 250 km. de compression dans les boîtes à sardines du P.-L.-M. J’avais d’ailleurs sous la main ma Ballon n° 2, toute poussiéreuse encore des 380 km. de l’itinéraire des 27 et 28 mai, et c’est elle que je choisis.
Cette bicyclette, qui m’a servi à Pâques, à Pentecôte, dans plusieurs excursions dominicales et qui me sert presque tous les jours, peu ou prou, pour mes courses en ville, a maintenant près de 3.000 kilomètres à son actif  ; ses pneus façon-main demi-couverts de luxe, ne semblent pas fatigués le moins du monde et je n’ai encore à son passif qu’une seule crevaison. Voilà de bons états de service.
Je pars donc ce premier dimanche de juin, à 3 heures, et débarque sur les bords du Rhône à 5 h. 50, malgré pas mal de temps perdu à pester contre le mauvais état de la route et à m’épousseter après une superbe culbute, en pleine vitesse, à 3 km. d’Andance, heureusement dans la poussière épaisse qui amortit le choc. C’est ma première pelle sérieuse de l’année et je m’en tire à mon honneur avec quelques écorchures et une contusion intéressant tout le côté droit, de l’épaule à la cheville. Dieu soit loué, je sais encore tomber. Mes réflexes n’ont pas oublié (je le leur ai assez souvent rappelé), qu’ils doivent en pareil cas mettre le corps en boule ou le développer de tout son long, afin que le rude contact avec le sol se répartisse sur la plus grande surface possible : un choc généralisé n’est plus que meurtrissure, tandis que localisé sur un seul point, il peut devenir fracture.
Je traversai le Rhône à Saint-Vallier et je mis pied à terre à Valence, devant la gare, à 7 h. 40. Je m’orientai et retrouvai facilement le café où j’avais oublié mon couvre-chef. J’y déjeunai et, à 8 heures, je pris le chemin du retour, décidé à rester sur la rive gauche jusqu’à Andance, car sur la rive droite la chaussée est dans un état déplorable, pire que celui de la route du col des Grands-Bois, entre les bornes 82 et 85, ce qui n’est pas peu dire.
À midi et quart, j’arrivai à Bourg-Argental et y déjeunai excellemment, à un prix modéré, à l’hôtel de France.
Je m’étais promis, ayant du temps devant moi pour rentrer avant la nuit, de flâner en cours de route, et je pris dans cette intention la route qui monte par Saint-Sauveur, où les jolis sous-bois et les sources d’eau vive ne manquent pas. Mais je ne me laissai pas tenter par les frais ombrages et le soleil ayant, en peu d’instants, ouvert mes pores à la bonne sueur prostprandiale, je me sentis à ce point rafraîchi par l’évaporation cutanée que je n’eus pas à combattre un excès de chaleur.
Cette étape-transport de 190 kmg. se termina donc de très bonne heure et, bien que je n’aie rien dit de l’agrément qu’elle comporte pour qui sait regarder autour de soi, tout en grêlant des kilomètres, j’en ai gardé un bon souvenir. J’en ai même retiré quelques aperçus nouveaux sur les conséquences thérapeutiques d’une randonnée, car je n’estime pas la bicyclette seulement pour ses qualités de transport pratique, je l’estime peut-être plus encore pour sa valeur hygiénique et son action curative et préventive dans bien des maladies que les drogues aggravent plus souvent qu’elles ne les guérissent.
LOCIO.

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