Cyclotechnie d’amateur (1929)
dimanche 2 juin 2019, par
Par Vélocio, Le cycliste, 1929, republié en 54, coll. pers.
J’ai vu naître la bicyclette et le cyclotourisme, et, de mauvais prophètes m’assurent que si je persiste à vivre encore dix ans, je les verrai mourir. On peut vivre sans cela me disent-ils voyez l’Amérique, où le cyclisme fut si florissant il y a trente ans, il n’y a plus de bicyclettes il n’y a plus de cyclistes et par conséquent plus de cyclotourisme. Cela est vrai pour l’Amérique, peut-on lui répondre, mais voyez l’Angleterre, le cyclotourisme n’est-il pas aussi florissant qu’il le fut jamais ? Le Touring Club Anglais ne voit-il pas croître le nombre de ses sociétaires, de purs cyclotouristes ceux-là, et si en France nos rangs se sont éclaircis ces dernières années, la faute n’y en est-elle pas uniquement à l’abandon de notre Touring-Club ?
Mais, le fléchissement du cyclotourisme chez nous, c’est déjà de l’histoire ancienne. Grâce à la F.F.S.C., cette nouvelle fédération des cyclotouristes de France dont je suis heureux de constater le rapide développement qui lui permet, dès maintenant, d’avoir son bulletin mensuel, nous avons remonté le courant, nous reprenons peu à peu la place qui nous convient à la tête du véritable tourisme, du tourisme intégral qui peut se définir ainsi : communion intime et constante avec la Nature. Un cyclotouriste entre dans son domaine en quittant sa maison, tandis que, pour aller admirer une site catalogué que son guide lui a révélé, le piéton entre dans un train, l’autoïste dans une carrosserie où la nature leur semble aussi étrangère que lorsqu’ils étaient entre leurs quatre murs.
Nous, dès le départ, nous sommes sous le charme, nous nous extasions devant l’aube naissante, nous nous baignons dans l’air frais du matin, nous goûtons la solitude, l’éloignement de la foule et du bruit. Et nous les goûtons, toutes ces joies que nous prodigue la nature, avec une intensité de vie plus décuplée par l’exercice. Dès qu’une première suée bienfaisante a éliminé les déchets, les substances morbides qu’accumulé dans nos tissus une existence trop sédentaire, et cela s’entend pour le plus grand nombre des cyclotouristes, notre vigueur de corps et d’esprit s’augmente étonnamment, nos perceptions sont plus nettes, nos impressions plus profondes, nos sensations plus vives, nous vivons en somme plus intensément, les beautés de la nature nous pénètrent mieux, et cet état d’âme, cette sorte d’ivresse, jamais homme descendant d’un wagon ou d’une auto, fut-ce devant le plus sublime spectacle du monde, n’y atteindra. Je ne connais qu’un sentiment, un jeune amour naissant, qui soit capable de rivaliser sous ce rapport avec la bicyclette, capable d’exalter notre âme et de nous faire comprendre la terre, le ciel et toute la nature et tout l’infini, mille fois mieux que ne les comprendront jamais les hommes à mécaniques. Mais, le jeune amour, on ne l’a pas toujours sous la main, comme on peut avoir une bicyclette, même une polyballon, cette dernière expression de la perfection cyclotechnique.
Dernière, non, écrivons plutôt antépénultième, car il me paraît que nous sommes bien loin encore de la parfaite bicyclette de tourisme pour chacun de nous. Nous en étions plus près il y a trente ans, avant que la manie de la standardisation soit venue nous condamner à la bicyclette omnibus. La bicyclette d’antan était faite sur commande, sur mesure, conforme aux besoins de chaque cyclotouriste, proportionnée au poids, à la taille, aux dimensions de celui à qui elle était destinée. La forme du cadre variait, la chasse variait, la longueur de base variait, la largeur du pédalier variait, tous les détails de construction et d’équipement variaient, on n’avait pas encore écrit dans la revue du T.C.F. que désormais, grâce à la sacro-sainte standardisation, on ne trouverait plus sur le marché qu’une hauteur de cadre de 70 centimètres pour les hommes, 65 centimètres pour les femmes et une troisième de 60 centimètres pour les enfants et que nous devions nous réjouir de cette heureuse décision des constructeurs de cycles, qui nous marquaient par là leur extrême bienveillance !
Cette cyclotechnie simpliste ne me semble pas être la bonne et je crois que nous ferions bien de revenir aux méthodes d’autrefois.
Il nous faudra pour cela plutôt des artisans, de petits constructeurs, que de ces grandes usines qui fabriquent à la grosse et ne veulent que de la série.
Les Anglais nous précèdent, déjà dans cette voie. Nombreux sont à Londres, Birmingham et dans beaucoup de moindres villes, les ateliers qui travaillent pour les amateurs, j’en connais aussi à Paris un certain nombre qui voient leurs affaires prospérer d’année en année. J’en voudrais voir partout, comme aussi des fabricants de pneus façon-main pour ballons et demi-ballons dont l’usage se répand de plus en plus par leur facilité d’adaptation sur la jante de tout calibre. Nous avions tout cela entre 1890 et 1900 et nous trouvions dans la Revue du T.C.F., non pas des inepties comme celles que je viens de signaler, mais d’intéressantes communications de sociétaires, des discussions sur beaucoup de questions cyclotechniques, voire cyclophysiologiques, des descriptions de machines répondant à tel et tel desiderata particulier, tout ce qu’on trouve aujourd’hui dans les revues consacrées à la moto et à l’auto. C’est ainsi que s’affirme la vitalité d’un sport par le choc des idées de tous ceux qui le pratiquent. Dès qu’on ne parle plus de perfectionnements possibles, de but à atteindre, de problème à résoudre, on glisse dans l’indifférence, on tombe dans le Néant.
Je n’ignore pas que l’industrie du cycle dans tous les pays a pour préoccupation principale l’abaissement du prix de revient pour la fabrication d’un seul type standardisé. Je ne l’ignore pas et j’applaudis ses efforts ; je demande seulement qu’on fasse un distinguo entre la bicyclette commune et la bicyclette de tourisme, comme on en fait un entre le vêtement de confection et le vêtement sur mesure.
Je sais bien que le vulgaire ne juge de la valeur d’une bicyclette que par la réclame qu’on fait autour d’elle, un cyclotouriste ne fait pas, si j’ose dire, partie du vulgaire, il sait ce qu’il lui convient, il n’attend pas que la réclame lui apprenne qu’avec des pneus X, des souliers Y et un bel émail bleu à queues de billards rouges, il verra son rendement augmenter notablement. Aussi j’en connais un de ces simples amateurs qui prétend que le pédalier réglable par les cônes est préférable au pédalier à cuvettes vissées, j’en connais un autre qui voudrait que les mouvements de la direction, voire des moyeux et du pédalier, soient facilement détachables, et qu’ils ne fassent pas partie intégrante d’un cadre, et que leurs roulements ne dépendent pas du plus ou moins bon alignement d’une boîte de pédalier, d’un tube de direction ou d’un corps de moyeu ; j’en connais un troisième qui ne sera heureux que le jour où il pourra trouver une bicyclette démontable sur la route en un quart d’heure, en toutes ses parties ; d’autres s’inquiètent de la façon dont sont fixées les roues libres sur les moyeux, dont les rayons sont accrochés, mais tous réclament la bicyclette légère, aisément accessible, maniable, peu encombrante, d’allure dégagée, dont le cadre, même réduit au strict nécessaire, s’effacera devant les roues qui auréolent nos montures comme leurs ailes auréolent les oiseaux. Autrefois, les pontifes qui présidaient au concours du T.C.F., nous infligèrent des machines lourdes sous je ne sais plus quel prétexte, de sorte que le poids moyen de ces machines présentées au concours de 1905 s’éleva à 20 kilos, alors qu’en 1902, il n’avait été que de 16 kilos.
Si nous avions continué dans cette voie, le poids d’une bicyclette de route oscillerait aujourd’hui entre 30 et 40 kilos. Le bon sens renaît heureusement, mais ne voilà-t-il pas que les organisateurs des derniers concours du T.C.F. en donnant des points de faveur à un tas d’accessoires qui ne sont que du poids et de l’encombrement, ont écrasé nos DEUX ROUES sous des porte-bagages, des klaxons, des guidons formidables et encombrants, des freins plus qu’il n’en faut à des cyclistes prudents, des baromètres, des montres, des thermomètres....
En affublant nos machines de tout ce bazar, nous allons les ramener, si nous n’y prenons garde, au poids moyen de 20 kilos du concours de 1905. Que dis-je ? Les ramener ?... Mais elles y sont déjà et tout récemment j’ai pesé une bicyclette de tourisme qui accusait 21 kilos, juste le poids de ma touricyclette de 1905. Et son propriétaire, un bon jeune homme qui ne paraissait pas très costaud, traînait son camion, persuadé qu’il n’emportait rien de trop : le thermo, il le lui fallait pour savoir quand il devrait se dévêtir ou se vêtir davantage ; le baro : pour prévoir les sautes de temps ; comment aurait-il pu se diriger s’il n’avait eu sur son guidon une boussole et un porte-carte ? Il songeait même à installer un poste de T. S. F. En aurait-il eu des points ce gaillard-là au concours d’Auvergne !
Que le bon sens nous ramène de nouveau et au plus vite vers une conception plus vraie de la bicyclette de tourisme qui doit être solide d’abord, légère ensuite et enfin, peu encombrante, donc réduite dans toutes les dimensions. Les autres qualités que nous avons toujours réclamées pour elle, sécurité, rendement et confort, on peut les obtenir sans préjudice des trois qualités premières essentielles.
Ainsi, avons-nous vu ces jours-ci, sur une bicyclette construite à Saint-Etienne par un amateur anglais, des freins de moitié plus légers que tous les autres et tout aussi puissants ; j’ai aux essais, en ce moment même, des pneus ballons d’une extrême légèreté ; 3 vitesses par flottante, sont pour une machine de voyage d’une merveilleuse façon. Il étudie la question, il fait des comparaisons et il lui vient des idées parfois très heureuses. Bien que simple amateur, mais parce qu’il pratique beaucoup, il peut en fait de cyclotechnie en remontrer à des ingénieurs très calés en maths, mais qui n’ont jamais mis le pied sur d’autres pédales que des meilleurs systèmes et le plus léger ; des gardes-boue en cellulo pesant 200 grammes ; avec les ballons, la selle peut être réduite à sa plus simple expression et ne peser que 300 grammes, le guidon, les manivelles, les pédales peuvent être ramenés à ce qu’ils furent en 1895 sur les machines américaines, c’est-à-dire 30 % moins lourds qu’ils ne le sont sur nos machines de 1928.
J’ai vu les roues de 80 centimètres de diamètre passer à 75, puis à 70. Aujourd’hui elles sont à 65, elles seront demain à 55, au moins sur la bicyclette du cycliste moyen (taille 1 m. 65, poids 65 kilos). Avec des ballons de 60 m/m, elles assureront aux cyclotouristes, voire aux randonneurs, un confort et un rendement égaux à ceux des ballons actuels. Le cadre devra subir une transformation radicale, disparaître pour ainsi dire, devant l’ampleur des roues comme jadis le cadre Holbein ou semi-Diamond dont la ligne s’alliait merveilleusement à la naturelle élégance d’une bicyclette qui, en somme, n’est pas un tombereau.
Voilà où nous conduit la cyclotechnie d’amateur, faite des observations, des réflexions, peut-être aussi des instructions de tous ceux qui voyagent et dont l’esprit ouvert à toutes les suggestions de la pratique, ne recule devant aucune solution. Or, ces idées que la pratique éveille en nous, que nous nous hasardions à les soumettre aux bureaux d’études de nos grandes firmes, ah ! mes enfants, comme elles y seraient reçues !
Tournons-nous donc vers cette petite industrie, vers les artisans du cycle qui pullulent en Angleterre et dont il y a lieu de favoriser le développement chez nous.
VELOCIO.