A mes lectrices (nov 1887)

jeudi 2 mai 2024, par velovi

A mes Lectrices.— Permettez-moi, Mesdames, qui avez bien voulu vous intéresser au Cycliste Forézien au point de vous y abonner, de vous remercier d’abord, de me féliciter ensuite et de vous demander enfin sincèrement pardon du peu de soins que j’ai pris jusqu’à ce jour pour vous rendre moins ennuyeuse la lecture de ces quelques pages. Mais pouvais-je m’attendre à un succès aussi flatteur et m’était-il raisonnablement permis d’espérer vous conquérir jamais à l’idée qui a présidé à la fondation du Cycliste Forézien ?
On a dit bien souvent, et je le répète avec une conviction profonde, que, dans toute entreprise, avoir pour soi les femmes, c’est tenir le succès ; et si le sport velocipédique vous a pour messagères, charmantes lectrices, que mon imagination, quoiqu’elles’épuise à vous parer des séductions les plus troublantes, des charmes les plus idéals, ne parvient pas à évoquer dans toute la perfection de vos grâces
réelles, si vous devenez les propagatrices du Cyclisme, qui osera vous résister ?
M’excuser d’avoir été peu intéressant pour vous, n’est-ce pas prendre en quelques mots l’engagement de l’être davantage, à l’avenir, et cet engagement, suis-je capable de le tenir ? Sans parler des choses de notre sport — vous m’autorisez à dire nôtre, n’est-ce pas ?— qui se mettent d’elles-mêmes dans nos
colonnes, il me semble que si j’étais femme, j’aimerais à lire chaque mois une chronique qui ne serait ni frivole, ni sérieuse, ni légère, ni austère, ni décolletée, ni collet monté, mais qui serait tout cela à la fois et, pour tout dire en un mot, féminine.
Or, pour pouvoir vous offrir cette causerie mensuelle, il faut d’abord l’écrire, et voilà oú je suis très embarrassé.
Les hommes d’aujourd’hui ne savent plus parler aux femmes de choses qui les distraient et les amusent. Cet agréable commerce du XVIIIe siècle dont les lettres de Voltaire et les écrits de tous les écrivains de cette époque nous donnent une idée charmante, n’existe plus. Le tabac en entrant de plus en plus dans nos mœurs, nous a d’abord forcés a nous
éloigner de vous, et peu à peu les propos libres des fumoirs oû nous sommes seuls, nous ont fait oublier les conversations piquantes mais voilées par une grande réserve d’expression du siècle dernier.

Si bien, qu’entretenir agréablement une femme pendant une heure ou deux, est devenu pour nous un véritable travail d’Hercule, auquel les jeunes gens à qui il appartiendrait de ramener la société dans une voie meilleure que celle où nous l’avons engagée, ne veulent pas s’astreindre, préférant le
laisser-aller des milieux où règne la galanterie facile, quitte à le regretter plus tard, comme je le fais en ce moment.
C’est donc bien franchement que je vous déclare mon embarras à vous servir un plat à votre goût.
Ah ! si vous vouliez m’aider, me conseiller, me souffler ; si vous consentiez à prendre la plume un instant et à m’ècrire... mon dieu, tout ce qui vous passerait dans l’esprit, vos réflexions sur les hommes et les événements du moment, les fluctuations de l’opinion sur telles et telles questions, j’estime que les femmes ne se font pas assez entendre et qu’elles auraient maintes excellentes choses à dire sur bien des sujets dont nous parlons à tort et à travers, sans les comprendre, car ils sont plutôt de leur compétence que de la nôtre.
Je m’offrirais bien à vous parler de temps en temps modes et rubans, car j’écris dans une villeqou règne en souveraine la-capricieuse déesse dont les lois ont pour vous d’ineffables douceurs.
Du reste rien ne varie — et ceci est auprès de vous une recommandation — autant que le ruban, soit dans ses dispositions soit dans ses nuances et nos artistes sont incessamment à la recherche de nouvelles formes et de nouveaux dessins, trop heureux lorsque leur imagination surchauffée parvient à produire une fantaisie capable de vous plaire.
Aborderions-nous, parfois, des sujets plus sérieux, la question littéraire, par exemple, à laquelle aucune de vous n’est étrangère et, qui mérite bien qu’on s’en occupe, car après les naturalistes, nous voici exposés aux élucubrations ineptes des décadents, des déliquescents, des incohérents ; comme l’on écrit beaucoup pour vous, Mesdames, et qu’on
s’imagine, peut-être, vous être agréable en vous dédiant une littérature que vous trouveriez certainement par trop faisandée et nauséabonde si elle n’était heureusement inintelligible, pourquoi n’auriez vous pas le droit de protester ?
Et puis nous philosopherons ; une philosophie tolérante et facile c’est encore, à mon avis, ce qu’on a inventé de mieux pour rendre l’existence supportable.
Et quand je vois tant de gens se démener, se battre les flancs, s’exposer à mille désagréments, jusqu’à compromettre leur dignité et leur honneur pour des riens, c’est-à-dire pour gagner de l’argent ou pour obtenir des faveurs douteuses, je suis tenté de crier avec Rabelais à ces ambitieux insatiables dont l’existence n’aura été qu’une lutte incessante et inutile : Eh ! bonnes gens, que faites-vous, cessez de vous agiter et de courir après la fortune qui se moque de vous. La vie est courte et quand vous serez morts, ce sera pour longtemps.

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