çà et là (1901)
dimanche 14 avril 2024, par
Par Vélocio, Le Cycliste, 1901, Source Archives départementales de la Loire côte Per1328_7
Disposant de quatre jours pour me rendre au concours de freins organisé par le T. C. F., j’ai pris le chemin de l’école et j’ai voulu faire connaissance avec quelques routes classiques où fréquentent régulièrement les cyclotouristes, dont il a été parlé maintes fois dans le Cycliste et que j’ignorais encore ; mon programme n’ayant rien de précis et de particulièrement attrayant si ce n’est son imprécision même, je ne sollicitai point de compagnons, et partis seul de Saint-Étienne le 14 août à 5 heures du soir pour Lyon, route monotone et désagréable s’il en fût mais qui m’est devenue si familière que je finis par m’y intéresser. Il me faut en moyenne de 3 heures à 3 heures et demie pour dérouler ce ruban de 65 kilomètres dont le bon quart est pavé. J’arrivai à Lyon à 8 heures.
Je montais ma nouvelle bicyclette à huit développements : 2m,40, 3, 4 et 5 mètres, à droite sur roue libre ; 4m,50, 5m,70, 7 et 8m,40 à gauche sur roue serve. Ces huit développements sont interchangeables deux à deux en marche par le système des deux chaînes et je puis accoupler indifféremment tel ou tel développement de droite avec tel ou tel développement de gauche. J’ai de cette façon toujours à ma disposition roue serve et roue libre, grande et petite multiplication.
Mes développements favoris sont 7 mètres et 4 mètres. Cependant, au cours de ce voyage de 4 jours, il n’y a pas de développement que je n’aie utilisé au moins une fois.
Bien outillé pour les montées, je ne l’étais pas moins pour les descentes. Premier frein sur jante AR. à contrepression, deuxième frein sur pneu AR à large patin de caoutchouc tendre actionné par la selle oscillante et suffisant pour bloquer la roue sur n’importe quelle pente, et troisième frein à long et large patin de bois sur le pneu AV. En outre, comme il pouvait arriver que j’eusse besoin d’arrêter rapidement alors que je me trouverais sur la roue serve et que mon frein sur jante à contre-pression serait par conséquent inutilisé, j’avais disposé mon patin AV de telle sorte, qu’en l’appliquant il exerçait une traction vigoureuse sur les patins dudit frein sur jante et qu’il bloquait la roue AR avant de bloquer la roue AV.
Je m’étais offert des chambres à air dites indégonflables et qui malheureusement ne l’ont pas été suffisamment pour me mettre à l’abri de | tout accident de pneu ainsi que je l’avais espéré. Après avoir passé le premier jour à pomper tous les dix kilomètres, il me fallut procéder à un démontage long et ennuyeux, et le quatrième jour, un clou m’immobilisa et me força de coucher à Saint-Laurent-de-Mure à 20 kilomètres de Lyon. J’ai cette année une de ces guignes ! Pendant ces mêmes quatre jours, cinq Stéphanois parcourent en tous sens le Vercors, trois autres vont de Saint-Étienne à Turin et en reviennent sans avoir un coup de pompe à donner ; ils n’ont pourtant ni les uns ni les autres des chambres indégonflables. J’en suis muni, je suis seul et je ne m’en tire qu’avec deux crevaisons. Ai-je pas raison de récriminer ?
Qu’avais-je encore sur ma machine ? Mon hamac, mon bagage, mes provisions ; le tout pesait 28 kilos. Depuis que les mathématiciens m’ont prouvé que le poids signifiait peu de chose, je me soucie comme d’une guigne de quelques kilos de plus ou de moins, mais tout de même il me semble que j’étais un peu lourd cette fois et que si je n’avais traîné que 18 kilos par exemple j’aurais pu enlever les montées d’une façon beaucoup plus alerte. Il faudra, l’année prochaine, tâcher de m’alléger.
Quoi qu’il en soit c’est dans cet attirail que je me mets définitivement en route, le 15 août, à 4 heures et demie du matin, de Lyon, pour le col de la Faucille, et à peine ai-je dépassé Montluel que mon pneu AR s’affaisse. Démonter et remonter ces chambres indégonflables, c’est tout une affaire, aussi je préfère m’astreindre à regonfler de temps en temps, dans le vague espoir que les assertions de l’inventeur finiront par se réaliser et que la fuite s’obturera d’elle-même. Vaine espérance, la scie dure jusqu’au soir.
A Saint-Denis-en-Bugey, je reste sur la rive gauche de l’Albarine et par Bettant, évitant Ambérieux, je file droit sur Torcieux, route plus courte et plus agréable.
A Saint-Rambert, j’achète quelques fruits et à Tenay je déjeune. Il y a là plusieurs cyclistes, mais aucun d’eux ne va de mon côté ; ma bicyclette est fort entourée et critiquée à cause de son poids et de sa complication, j’y suis habitué et je laisse dire car expliquer m’entraînerait trop loin.
Le temps, jusqu’alors assez beau, devient douteux et l’on m’annonce déjà la pluie à brève échéance La route que je vais suivre débouche en face de l’hôtel, elle remonte l’Albarine ; jusqu’à Neyrolles elle m’est inconnue. La montée, faible au début, s’accentue dès qu’on a traversé le ruisseau et atteint 6 % pendant quelques kilomètres ; elle ne présente pas de difficultés, jolie vue sur un village bien groupé autour du clocher et qu’on laisse tout en bas. La gorge, convenablement boisée, finit en cul-de-sac ; on en sort par une tranchée et l’on débouche sur un plateau ondulé, allongé entre deux montagnes. De grands bâtiments à droite, à flanc de coteau, attirent mon attention ; je m’informe ; c’est un sanatorium pour tuberculeux, fondé par des philanthropes lyonnais.
Je traverse Haute ville, puis un petit village, et croise des familles en villégiature qui font là-haut une cure d’air, mais l’air est aujourd’hui frais et humide, mauvais, dit-on, pour les poitrines délicates, aussi quelques jeunes personnes se croient-elles obligées de ne respirer qu’à travers un mouchoir. Les nuages s’amoncellent et de temps en temps des gouttes de pluie m’engagent à ne pas m’attarder. Brénod est en fête, je passe rapidement ; peu après je tourne à droite, puis à gauche, et me voici sur un petit chemin assez pittoresque et absolument désert ; passable d’abord, il devient tout à coup détestable ; l’herbe et les cailloux se le disputent et j’obtiens avec peine un étroit passage ; cela dure ainsi quelques kilomètres et je venais de retrouver un sol convenable quand tout à coup le plateau s’effondre et je tombe pour ainsi dire à pic de 400 ou 450 mètres d’altitude.
La gorge s’ouvre de ce côté, comme presque toutes celles de cette région, par une dépression soudaine et se creuse immédiatement en un gouffre au flanc duquel la route descend par de nombreux lacets à travers des bois très épais qui permettent à peine d’apercevoir, par échappées, le lac de Nantua et le fond de la vallée. Le site est sauvage, très impressionnant, et j’en ai été d’autant plus surpris que je m’y attendais moins ; les tournants sont secs et la prudence est de rigueur ; mes freins me sont ici très utiles.
Au pied de la descente, sans prendre la peine de regarder si je suis ou non dans le bon chemin, je tourne à droite et je m’applique trois forts kilomètres de montée à 6 % sur une jolie petite route étroite qui m’amène verticalement au-dessus du lac de bilans sur les bords duquel je devrais être. Sûrement je me suis trompé ; je persiste néanmoins dans l’espoir d’une descente qui me ramènerait dans ma direction ; mais brusquement la route tourne à droite et rentre dans la montagne d’où je descends, alors seulement je songe à consulter ma carte et je constate que je n’ai plus qu’à redescendre plus vite que je ne suis monté, ce qui n’est pas difficile, heureusement.
Rentré dans la bonne voie, je longe bientôt le pittoresque lac de Silans et, la pluie commençant à tomber sérieusement, je m’arrête pour déjeuner au moulin de Charix. Il est midi et demi et je vais être immobilisé pendant deux heures. Les averses se succèdent et mettent la route dans un triste état. Gare aux dérapages ! La boue argileuse est glissante en diable et se colle partout ; impossible d’aller vite. Rien de surprenant à ce que dans ces conditions je n’arrive qu’à 3 heures et demie à Châtillon-de-Michaille, chez mon excellent ami le docteur Julliard avec qui je vais disputer à mon aise de la façon de voyager et de s’alimenter, car nous ne sommes d’accord sur aucun de ces deux points importants. Mais bientôt surviennent Mme et Mlle Julliard et la conversation bifurque sur les joies du cyclotourisme, sur les sites merveilleux qu’a presque découverts le docteur et dont il entretiendra cet hiver les lecteurs du Cycliste, sur la roue libre, les polymultiplications, tous sujets sur lesquels nous nous entendons à merveille. L’heure fuit, il me faut lever l’ancre ; malgré l’incertitude du temps, je tiens à grimper le jour même au col de la Faucille. Et, après avoir été photographiés ma machine et moi, ensemble et séparément, à 5 heures moins le quart, je prends congé de mes aimables hôtes et je me hâte vers Champfromier, Chézerv et autres lieux. La remontée de la Valserine n’est pas pénible, si vous voulez, mais avec sol mouillé il y a des kilomètres assez durs pour m’obliger à passer de 4 mètres à 3 mètres et de 7 mètres à 5m,70. A peine avais-je dépassé Mijoux, où j’arrive entre chien et loup, et entamé à pied la rude grimpette du col de la Faucille, qu’une pluie diluvienne s’abat sur moi et me contraint à redescendre chercher un abri à l’hôtel de la Valserine.
La pluie continue par intermittences pendant la nuit et, jusqu’à 8 h. 1/2 du matin, me retient prisonnier à Mijoux ; j’en profite pour réparer mon indégonflable et je pars à 9 heures avec développement de 2m,40, résolu à gravir en machine les lacets à 13, 15 et 18 % de la vieille route ; j’y parviens au prix d’une suée peu ordinaire, ayant fourni là, pendant 20 minutes, un travail de 26 kgm. à la seconde (un tiers de cheval-vapeur), en élevant 96 kilogrammes à 325 mètres de hauteur ; la pression moyenne sur la pédale a été de 30 kilos, chiffre énorme pour moi lorsqu’il s’agit d’un effort de quelque durée et non plus d’un simple coup de collier. C’est une des plus dures rampes que je connaisse et il convient de ne l’aborder qu’après s’être un peu échauffé et non pas dès le saut du lit ainsi que je l’ai fait.
Je passe le col sans m’y arrêter et j’enfile de suite la descente, faisant halte à plusieurs reprises pour jouir du splendide panorama que je serais impuissant à décrire ; de ce côté, le ciel est splendide, plus je descends, plus je trouve le sol meilleur, il a plu très peu sur le pays de Gex ; des automobiles grimpent gaillardement sans se douter de la boue collante qui les attend là-haut.
Je me suis naturellement rafraîchi à la fontaine Napoléon, bien que je n’en eusse guère besoin ; mais je l’ai déjà dit, j’ai le culte des sources et je ne puis résister au désir d’aller goûter l’eau que j’entends cascader près de moi.
Gex, Ornex, Ferney, où je rencontre un Stéphanois, le douanier suisse, tout cela défile sans incident et me voici à Genève à midi (heure suisse). La ville ensoleillée, animée, sillonnée par des cyclistes, des voitures, des touristes de tout plumage, me paraît plus belle qu’oncques ne la vis ; je la traverse de part en part, lentement, parfois à pied et ma bicyclette-camion obtient un vif succès de curiosité ; d’aucuns la prennent pour une motocyclette. De Carouge, une belle route me conduit à Saint-Julien où je déjeune de midi à 1 heure (heure française). Saint-Julien est une jolie petite ville, propre et gaie, où l’eau coule en abondance. Après Saint-Julien, la route, constamment très belle, s’élève graduellement pour franchir un col qu’on voit venir de loin et se maintient ensuite jusqu’à Cruseilles à flanc de montagne ; tel un balcon circulaire autour de la plaine qu’ont creusée le Fier et ses affluents : le panorama, avant et après le petit col en question, est remarquable ; il est délicieux de pédaler avec un sol aussi bon sous les pneus et un paysage aussi agréable sous les yeux. Sitôt passé Cruseilles, la descente devient rapide et m’entraîne vers un pont jeté sur un torrent très encaissé et au bout duquel me reçoit un douanier. Il y a là un coin de nature qui vaut d’être signalé ; l’horizon, à l’Est, est barré par des roches dentelées d’un superbe effet, terminées par un à-pic formidable. On monte quelque peu et la descente reprend de plus belle jusqu’au Fier que l’on traverse en un site très heureux et où vous guette un second douanier. De ce côté, la frontière est bien gardée.
Au lieu de filer sur Annecy, je prends à gauche un mauvais petit chemin qui m’élèvera à Annecy-le-Vieux d’où je descendrai sur la rive Est du lac pour aller à Veyrier, Alex et Thônes. J’aurai, ce faisant, une vue d’Annecy bien plus remarquable que si j’allais, par la route plate, errer dans les rues de la ville.
Bien que le trajet de ce côté soit un peu plus long, il est doublement préférable à celui que fait le tramway, pour le cyclotouriste qui n’y est pas incommodé par les rails et y jouit d’admirables perspectives sur le lac d’Annecy et les montagnes qui le bordent. Le sol est très roulant et la pente insensible (du 4 ou 5 %). J’arrive bientôt, je ne me hâte pourtant pas, sur les rives du Fier où mon attention est tout à coup sollicitée par un écriteau : Cascade de la Belle Inconnue à visiter non loin de là.
C’est alléchant et quelque légende doit être attachée à cette cascade. Qu’il serait donc agréable d’avoir le temps de glaner en passant des anecdotes, des impressions locales, des récits de choses vécues ou rêvées, vulgaires potins d autrefois que le temps a transformés en légendes poétiques.
A Thônes, je m’arrête trente minutes pour réparations urgentes à faire à un de mes freins qui m’a lâché en plein raidillon après Annecy-le-Vieux et dont j’aurai besoin pour descendre du col des Aravis sur Flumet, ce soir... ou plutôt demain matin, car il est près de cinq heures et demie quand je m’éloigne de Thônes. On m’a annoncé des montées terribles ; j’y suis préparé ; 3 mètres et 5m, 70 doivent me permettre de passer partout et, de fait, ce n’est qu’entre Saint Jean-de-Sixte et La Clusaz que je rencontrai des raidillons sérieux ; tout le reste est jeu d’enfant. Mais quel beau pays, quel merveilleux entassement de gorges, de pics, de forêts, d’abîmes grondants et de rocs sourcilleux, comme disaient nos pères ! Saint-Jean est à cheval sur un escarpement que viennent battre, à droite et à gauche, deux torrents qui finiront peut-être bien par creuser un tunnel naturel, curiosité que la nature réserve à nos petits-neveux.
La gorge du Bornand est impressionnante et je me promets de la remonter quelque jour ; celle du Nom que je vais suivre jusqu’à La Clusaz ne manque pas de charme et le torrent ronfle au fond d’une forêt de sapins géants. Beaucoup de promeneurs, tous empaquetés dans des châles et des pardessus ; les pensionnaires des hôtels de La Clusaz vont, avant le dîner, se promener jusqu’à Saint-Jean et ceux de Saint-Jean à La Clusaz, c’est le meilleur des apéritifs. A 6 h. 1/2 je passe à La Clusaz dont on a une vue gentillette à mesure qu’on s’élève par une pente uniforme (7 kilom. 1/2 à 6 %) à l’altitude de 1.500 mètres. Il m’a fallu une heure, ni plus ni moins, pour venir à bout de ces 450 mètres d’élévation, rien ne me pressait et puis c’était la fin de la journée. J’arrivai trop tard pour assister au coucher du soleil, cependant le Mont-Blanc gardait encore quelques reflets de ses derniers rayons. Le vent était froid et s’engouffrait avec violence dans le couloir que forme le col des Aravis où la neige s’amoncelle en hiver à des hauteurs fantastiques.
Mme Thevenet, propriétaire du chalet du Mont-Blanc, l’unique établissement que l’on trouve au col des Aravis, m’engagea tout d’abord à profiter des dernières lueurs du jour pour vite redescendre, soit à La Clusaz, soit à La Giettaz, car il m’est impossible, m’avoua-t-elle, de vous donner un lit.
— J’ai mon hamac ; seulement, ça manque d’arbres par ici, fis-je, en jetant les yeux sur de maigrelets sapins hauts de deux mètres qui bordaient une tonnelle.
— Coucher en plein air ! Y pensez-vous ?
— Dame, ce ne serait pas la première fois.
— Oh ! mais ici il fait froid, et cette nuit surtout ça va piquer.
— Eh bien,vous me prêterez une couverture et ça fera le compte.
Devant mon obstination, mon interlocutrice céda et me dit que puisque je tenais absolument à coucher là-haut, elle mettrait la salle à manger du premier et unique étage à ma disposition, et que je pourrais choisir entre une botte de paille, le plancher et la table. J’optai pour la table et demandai d’abord à souper car j’avais grand faim. En attendant, je descendis à la source voisine et procédai à mes ablutions ordinaires en dépit de l’air plus que vif.
Ça m’amusait de coucher quand même au col des Aravis où d’ordinaire on ne couche pas, et je me promettais de grimper le lendemain sur les rochers voisins pour voir le lever du soleil. La nuit était splendide, silencieuse, claire en haut, sombre en bas ; si je n’avais eu besoin de sommeil, je l’aurais volontiers passée à rêver, les yeux perdus dans les étoiles et l’esprit dans les chimères.
Après un repas frugal autant que végétarien, je montai dans mes appartements et, roulé dans une épaisse couverture, porte et fenêtre, largement ouvertes, je m’étendis fièrement sur la table, étroite sapristi ! et qui craque sous mon poids. Mme Thevenet m’avait prêté un coussin qui s’interposait très heureusement entre mes épaules et le bois et j’avais roulé mes pieds dans mon manteau ; sous le coccyx j’avais glissé ma chambre à air de rechange mollement gonflée et constituant le plus moelleux des matelas, si bien que tous les points de mon individu en contact avec le sapin étaient suffisamment protégés. Seulement, j’étais condamné à ne pas changer de position, mince inconvénient étant donnée ma coutume de m’éveiller tel que je me suis endormi et de me lever sitôt éveillé.
Je vous prie de croire que j’ai mieux dormi en cet accoutrement que, sous ses lambris dorés, le richard paresseux et oisif que la goutte tourmente.
Dès l’aube et même avant que les doigts de rose de miss Aurora eussent entr’ouvert la porte de l’Orient, j’étais sur pied et je grimpais à travers l’herbe humide. Quelle fichue entreprise ! Je n’eus jamais de plus malencontreuse idée !
Au reste, en fait de lever du soleil,je ne vis rien de rien, faute de pouvoir me hisser assez haut pour dominer la montagne d’en face qui s’obstinait à ne me laisser apercevoir que le Mont-Blanc et quelques arêtes voisines du colosse dont la masse sombre se détachait admirablement sur les nuées de lumière qui, derrière les Alpes, montaient de l’Orient. Peu à peu. les rayons frappant de biais le dôme de glace en définirent en clair et obscur, les contours, mais j’aurais aussi bien vu cela du col que du rocher où je m’étais hissé et d’où je dévalai non sans peine, plus mouillé par la rosée que si je m’étais trempé dans un ruisseau.
Décidément, je n’ai pas l’étoffe d’un alpiniste et j’ai mauvaise grâce à sortir du cyclotourisme proprement dit.
A 7 heures, après avoir déjeuné et réglé ma note (1 fr. 5o pour le repas du soir, la chambre et le café du matin, le même prix qu’à Riboux !), je me mis en devoir de redescendre sur Flumet.
Au sommet du col, une chapelle où Sainte Anne protège les voyageurs et un poteau du maire de la Giettaz où s’étale une belle faute d’orthographe : je m’assure de mes freins et, à Dieu va ! je me laisse filer sur une route plutôt mauvaise dont la pente et les virages sont parfois inquiétants. La gorge se creusant très vite de ce côté, on en est bientôt à côtoyer des précipices qui ne sont peut-être pas effroyables, mais au fond desquels on se romprait très complètement les os si quelque fausse manœuvre vous y précipitait.
La Giettaz, humble village en équilibre entre plusieurs ravins, est bientôt atteint : les gorges deviennent imposantes, presque grandioses, mais le chemin devient pire : sur plusieurs points emporté ou raviné par les eaux, on le répare tant bien que mal, et il faut ouvrir l’œil ; je mets pied à terre à plusieurs reprises autant pour traverser un passage scabreux que pour jouir de la vue du torrent encaissé entre deux parois très élevées où il fait presque nuit et très froid quoique le soleil soit déjà haut et chaud.
En approchant de Flumet, tout s’arrange et l’on entre dans la nature cultivée, on rencontre de nouveau des pensionnaires en rupture d’hôtel, égarant leurs petits pas à quelques kilomètres du Chalet des Alpes Neigeuses ou de l’Hôtel-pension du Belvédère Savoyard.
En arrivant à Flumet de ce côté, il y a une jolie plaque à faire, mais je ne suis pas plus photographe qu’alpiniste.
J’ai maintenant 4 mètres et 7 mètres, je remonte vivement l’Arly, qui, au-dessus de Flumet. forme une gorge de toute beauté, et voici que je rencontre enfin un cyclotouriste polymultiplié descendant en roue libre et à vive allure ; c’est un lecteur du Cycliste que je retrouverai le lendemain au concours des freins. Route admirable, favorable aux grandes allures ; je pédale vigoureusement, traverse La Praz, Mégève, descends rondement sur Saint-Gervais, sans oublier d’admirer la vallée de l’Arve et de regarder du côté du Mont-Blanc qui n’apparaît que d’une façon fantomatique derrière un voile de brume que le vent déchire par intervalles. Je n’oublie jamais, à St-Gervais,de m’arrêter sur le pont du Bonnand, ce torrent qui bouleversa, il y a quelque quinze ans, cette mondaine ville d’eaux, et de réfléchir un instant à l’insignifiance de l’existence humaine devant les
forces aveugles de la nature. Cela m’amène à penser que j’ai encore trois kilomètres de descente dure, que la pesanteur est une de ces forces aveugles et qu’il ne serait pas hors de propos de jeter un coup d’œil sur mes freins que la dégringolade du col des Aravis à Flumet a mis à une rude épreuve.
Ils sont en bon état ; donc en avant. La route est du reste encore peu encombrée ; quelques voitures dont les cochers, plus malveillants que jamais, s’efforcent de faire des niches aux chauffeurs. Une grosse auto qui monte en geignant est forcée de s’arrêter parce qu’une hippo branlante et vermoulue se met carrément en travers. Ces chevaliers du fouet sont furieux contre le chemin de fer électrique qui relie maintenant le Fayet à Chamonix et qui a débarrassé la route de leurs encombrantes haridelles. Cette route, jadis si mauvaise, s’améliore petit à petit et en maints endroits elle est déjà excellente.
A 10 heures 1/2 je me promène dans Chamonix ; il y a peu de monde à cette heure-là. les arrivés de la veille sont dehors et le chemin de fer n’a pas encore amené les visiteurs du jour qui vont débarquer de onze heures à midi dans plusieurs trains consécutifs.
Après avoir bien laissé mes yeux se repaître des éblouissantes splendeurs qui dominent Chamonix et en font un site de toute beauté vers lequel on est si fatalement attiré, que nous en ferons l’année prochaine le but d’une de nos grandes excursions dominicales annuelles (du samedi à midi au lundi à midi, coucher à Chambéry à l’aller et au retour. 560 kilomètres) ; après, dis-je, avoir contemplé à gauche les glaciers, à droite l’alpe d’un vert intense semée de sapins et couvrant de pâturages inaccessibles les flancs abrupts de la montagne, je reviens sur mes pas, déjeune modestement au pied des Bossons et redescends vers le Fayet. Soleil radieux, vent du Nord très frais ; journée et temps superbes pour les cyclotouristes.
Quelques kilomètres avant le Fayet, auprès d’une magnifique cascade qu’on ne voit pas très bien de la route à moins qu’on ne soit averti, en pleine descente, je suis hélé par deux cyclistes stéphanois qui. partis le matin d’Albertville, vont déjeuner à Chamonix et rentreront le soir à Annecy. Ce sont des polymultipliés. Qu’on ne se lamente plus sur la disparition des cyclotouristes en France ; quand on n’en trouvera plus ailleurs, il y en aura encore à Saint-Étienne, mais si j’en crois mes pressentiments, il y en aura partout de plus en plus à mesure que se propageront les machines propres au tourisme et le régime végétarien, deux perfectionnements qui, pour les cyclistes bien avisés, ne vont pas l’un sans l’autre-Alors,on ne s’étonnera plus de nos étapes de 300 kilomètres, on ne nous accusera plus d être les Tartarins de la pédale ; tel cycliste que nous rencontrâmes dernièrement à 9 heures du matin entre Montélimar et Donzère ne haussera plus les épaules en riant, comme un homme qui ne veut pas s’en laisser conter, lorsque nous lui dirons que. partis le matin de Saint-Étienne, nous allons déjeuner à Orange.
Il suffit pour un cycliste de se savoir incapable de faire ce que fait son voisin pour accuser celui-ci de vantardise au lieu de s’ingénier à faire comme lui et à se perfectionner soi-même. Cet état d’esprit est très fâcheux et s’oppose plus qu’on ne le pense à l’amélioration de la race cyclotouriste. Malgré tout, le progrès est en marche et l’avenir, au. point de vue spécial qui nous occupe ici, appartient au végétarisme et à la bicyclette telle que nous l’avons maintes fois décrite depuis six ans.
Là-dessus, rentrons dans notre itinéraire et occupons-nous de grimper à Saint-Gervais, il est une heure et il fait chaud pendant qu’avec le développement de 3 mètres je hisse mes 96 kilos sur cette rampe à 6% à l’allure de 11 kilomètres à l’heure ; travail 21 kilogrammètres à la seconde, pression sur la pédale 20 kilos, rien d’excessif encore mais il ne faudrait pas cependant que cela durât toute la journée, et je suis très aise en m’éloignant de Saint-Gervais de sentir la pédale devenir de moins en moins dure, jusqu’au moment où la trouvant trop douce, je pousse le verrou sur le développement de 7 mètres. Je retrouve ainsi très largement la pression dont j’ai besoin pour pédaler avantageusement ; car il est un fait de plus en plus évident pour moi ; c’est que, pour tirer de mon moteur le rendement optime, il faut que je sente sur la pédale une certaine résistance. , Si la résistance est trop forte, ça ne peut durer longtemps, et bien que la vitesse des jambes et par conséquent le travail à la seconde diminue I considérablement et tombe bien au-dessous de ma moyenne, je me fatigue beaucoup. Si au contraire la pédale résiste trop peu et fuit à la première attaque, ma vitesse de jambes, au lieu de tendre à augmenter, tend aussi à diminuer et j’en arrive à travailler négativement pendant une , bonne partie du coup de pédale. On peut se rendre compte de cette impression en pédalant ’ sur roue libre entraînée à la vitesse limite à une forte pente, ou sur home-traîner ; tandis que | lorsqu’il me faut mettre de 15 à 16 kilos sur ma pédale, il me semble que je travaille dans , d’excellentes conditions et que je durerais indéfiniment. Tel est le cas quand je marche en plaine, temps calme à 25 à l’heure avec un développement de 6m,60 à 7m,50, que je monte du 2% à 20 kilomètres à l’heure avec 5m,50 ou que je file à plat avec vent modéré dans le dos à 35 à l’heure avec 9 mètres. Un assortiment de multiplications aussi grand que possible est donc
nécessaire au cycliste qui veut tirer de ses muscles le maximum de rendement et, si ce cycliste dans la force de l’âge est, par surcroît, végétarien strict c’est-à-dire, s’il alimente son moteur de la façon la plus naturelle et la plus riche en énergie musculaire, ce maximum sera à peine atteint par les étapes de 300 kilomètres en pays accidenté qui confondent nos adversaires réduits à nier sans preuves, sans même essayer de discuter : tels des aveugles qui nieraient la lumière.
Si je continue de ce ton-là. je ne serai pas de sitôt à Chambéry. Je viens, s’il m’en souvient bien, d’émerger de la route ombragée et montante que je suis depuis le Fayet et j’aperçois au-dessous de moi la ligne sinueuse de l’Arve, la ligne droite du chemin de fer et la ligne courbe de la route qui va vers Sallanche, vous voyez ça d’ici, n’est-ce pas ? C’est de ce point qu’en se retournant on a l’après-midi une des plus saisissantes vues du Mont-Blanc qu’il soit possible d’imaginer.
Je refais en sens inverse jusqu’à Flumet la route que j’ai faite le matin, et après Flumet, je continue à descendre l’Arly sans incident ; à l’entrée du premier tunnel, la route emportée m’oblige à mettre pied à terre pour passer sur des planches branlantes et sous le second tunnel, toujours très mouillé, je manque ramasser une de ces pelles qui comptent dans la vie d’un cycliste ; on devrait toujours mettre pied à terre sous ce tunnel. Pendant cette interminable descente, on a constamment sous les yeux des sites d’une beauté incomparable, tantôt farouches, tantôt riants.
Au bas de la descente, à la bifurcation vers Ugines, je m’arrête pour demander un renseignement à un cycliste qui vient en sens inverse ; bien découplé, dans la force de l’âge, il se dispose à faire la montée avec son unique développement, 5m,50 ; sa machine est légère, il a placé sur la roue arrière un gros patin de bois qu’il applique sur le pneu en tirant sur une corde ; c’est un débrouillard, mais il n’admet pas les polymultiplications.
— Avec cette machine légère (il la soulève à bras tendu) et 5m,50 je fais tout, me dit-il.
— Mes compliments, surtout si vous comptez aller coucher ce soir au Col des Aravis.
— Non, je m’arrêterai à Flumet.
Si j’avais été moins pressé par l’heure, j aurais poussé plus loin mes investigations et j’aurais sans doute découvert que le tout en question ne dépassait pas trop 2.000 mètres d’élévation dans la journée et s’écartait des routes très dures comme celle de Chambéry à Grenoble par les trois cols. Je me contentai d’insinuer qu’à mon âge je ne pouvais me permettre de telles prouesses et que j’étais obligé, pour ménager mes forces, de faire les montées avec de faibles développements.
Un peu plus loin, à la jonction de la route d’Annecy je fis halte, tant pour me restaurer et me rafraîchir, que pour consulter la carte. J’aurais voulu éviter le ruban Albertville-Chambéry que je commence à trop connaître et passer par le massif des Bauges, Lescheraines, le col de Planpalais. Malheureusement, l’heure avait marché plus vite que moi, et quand je fus prêt à repartir, il était 5 heures moins le quart. Pour arriver à Chambéry avant la nuit, il né me restait qu’à filer rondement parla voie la plus directe et la plus facile ; je m’y employai avec développement 8m,40 et, favorisé par le bon état de la route et la fraîcheur du soir, stimulé pendant la dernière moitié du parcours par le désir de fatiguer quelques banlieusards qui voulaient absolument faire montre de vitesse et dont la belle ardeur ne tint pas seulement dix kilomètres, à l’allure régulière de 30 à l’heure, j’étais, à 7 heures sonnantes, aux portes de la ville.
Trouver un lit ne fut pas, comme bien l’on pense, vu l’affluence des cyclistes qu’avait attirés le concours de freins, chose très facile ; j’en obtins un pourtant à l’hôtel de la Croix-Blanche et me préparai par un bon sommeil à l’étape du lendemain.
Vélocio.