Le pays du soleil, 1903

mercredi 1er mai 2024, par velovi

Vélocio, Le Cycliste, Décembre 1903

LE PAYS DU SOLEIL
Ce coquin de Midi exerce sur moi une fascination incompréhensible. Depuis que je sais qu’en quelques heures de vigoureuses pédalées je puis me transporter par delà la cité des papes, je ne me lasse pas, sitôt les Alpes fermées par la neige à nos pneumatiques, d’élaborer des itinéraires aboutissant quelque part le long de la mer bleue. Et cela dure jusqu’au printemps, jusqu’à l’été pour mieux dire, car la haute montagne ne n’est pas ouverte avant le Ier juillet, et encore ne faut-il pas aller, à cette date, au Parpaillon, ou au Galibier si l’on a peur d’un bain de pieds.
Cette fin d’année, ça été une véritable orgie de randonnées au pays des félibres.
Le 27 septembre, nous débutons par le Ventoux, c’est l’affaire d’un jour en s’aidant du P.-L.-M, entre Valence et Orange. Ce tour devient classique ; c’est en quelque sorte le bachot de l’E.S. dont les adeptes reçoivent là leur premier diplôme. Il faut du samedi soir (19 heures) au dimanche soir (24 heures) ou, limite extrême, au lundi matin (7 heures) faire l’aller retour Saint-Etienne-Valence, 184 kilomètres, et Orange-Observatoire, 116 kilomètres, total : juste 300 kilomètres et 3.600 mètres élévation ; une belle épreuve d’endurance que les estomacs végétariens supportent en général mieux que les créophages, bien que, ainsi que nous l’avons souvent dit, ce soit seulement le deuxième ou le 3e jour que s’affirme nettement la supériorité des premiers, alors que les réserves sont épuisées et que l’on ne travaille plus qu’avec ce que l’on mange.
A l’occasion des fêtes de la Toussaint, nous filons en tandem jusqu’à Toulon par Avignon, Aix, Roquebrussanne avec, en passant, l’ascension de la Sainte-Baume.
Et voilà que Noël nous apporte trois jours de congé et que 1904 débute par trois autres jours de liberté, car nous avons, à Saint-Etienne, l’excellente coutume, toutes les fois qu’un jour non férié se trouve égaré entre deux jours fériés, de le tenir pour nul et non avenu et d’appliquer la loi des majorités. Cela s’appelle faire le pont.
Nous partons le jour de Noël dès 4 heures par un joli froid, passons le col des grands bois, retrouvons sur les bords du Rhône une température plus clémente et nous filons grand train par Tournon, Tain, Valence, Montélimar, Lapalud, P ont-St-Esprit et Tarascon jusqu’à Arles (250 kilomètres) où nous mettons pied à terre à 16 heures. Le lendemain à 6 h. 1/2, nous quittons Toulon où un train du matin nous avait amenés, et nous parcourons, sans hâte, l’admirable itinéraire suivant : Hyères, col de Grataloup, Cogolin, Sainte-Maxime, Saint-Raphaël. Corniche, Cannes, Esterel, Fréjus, environ 180 kilomètres.
Sans être très beau, le temps nous réserva quelques surprises agréables quand le soleil, se dégageant soudain des nuages, jetait ses gais rayons sur les côtes découpées, déchiquetées de l’Esterel et des Maures. Avant Sainte-Maxime, la mer devint si attirante que nous nous offrîmes un bain presque complet ; l’eau était froide modérément et si limpide qu’on en aurait bu ; mon compagnon la goûta mais sans insister. En montant au col de Grataloup. nous avions une belle vue sur les îles d’Hyères : la route de la Corniche du T. C. F. me parut plus roulante qu’au printemps ; elle s’est faite et les pluies de l’automne lui ont été favorables : mais nous trouvâmes, sur le versant est de l’Esterel, les traces d’une pluie récente qui nous rendit pénible et désagréable le trajet jusqu’à Cannes. On nous apprit là qu’il avait plu à torrents toute la matinée.
Nous quittons Cannes à 16 heures et nous finissons cette belle étape par la traversée de l’Esterel au clair de la lune ; et dans les recoins les plus propices aux embuscades, nous songeons vaguement aux exploits de Gaspard de Besse et de l’insaisissable Calabrais qui opérait il y a quelques mois dans ces parages et contre lequel on mobilisa vainement un ou deux bataillons d’infanterie en sus des gendarmes et des agents de police.
A l’auberge des Adrets, on nous rassure. Il y a là 4 gendarmes à demeure et le Calabrais n’est jamais venu jusqu’ici.
Belle descente jusqu’à Fréjus, au cours de laquelle je faillis entrer dans un âne (style Perrache) attelé à une voiture sans feu ni conducteur Ma lanterne à acétylène éclairait cependant la route à 15 ou 20 mètres, mais confiant dans la solitude, je me laissais aller sans regarder devant moi. Un brusque écart... le brancard me frôla et la roue effleura mon vêtement, je l’échappai belle ! L’âne ne s’émut pas.. J’en devins plus attentif ; on a ainsi besoin parfois d’être rappelé à l’ordre. La descente s’acheva sans encombre, des éclairs sillonnaient le ciel au-dessus des monts des Maures et des nuages lourds de pluie passaient devant la lune. Le beau temps allait finir plus tôt que nos vacances.
A Fréjus, je dînai à côté d’un excellent homme qui aimait fort le tourisme, même à bicyclette, mais qui n’admettait pas les longues étapes ruineuses pour la santé. Beaucoup d’hommes sont ainsi, qui n’estiment juste et raisonnable que ce dont ils se sentent capables et qui sont disposés à jeter la pierre à tous ceux qui dépassent leur mesure. C’est en vain que j’essayai de lui faire comprendre que par une pratique assidue, grâce à nos machines spéciales et aussi à la façon dont nous nous alimentons, nous étions parvenus peu à peu à des résultats auxquels il parviendrait lui-même s’il le voulait résolument, que les étapes dont je lui parlais s’effectuaient tout naturellement sans fatigue anormale, que nous pouvions toujours refaire le lendemain ce que nous avions fait le jour même, que l’appétit et le sommeil ne nous faisaient jamais défaut...
Rien ne l’ébranlait et il dodelinait de la tête comme pour dire : va, mon bonhomme, tu ne me convaincras pas.
Il avait aussi d’ailleurs une bicyclette poly-multipliée, un moyeu à deux vitesses par pignons satellites, et cela ne l’empêchait pas d’être fatigué au bout de 100 kilomètres.
Nous causâmes d’autre chose et je me trouvai alors en présence d’un homme érudit qui semblait connaître à fond l’histoire des côtes méditerranéennes. Fréjus, Aigues-Mortes, les Césars et les Sarrazins, le discours de M. Maruéjouls à l’inauguration de la nouvelle corniche firent les frais de la conversation.
Le lendemain, mon compagnon, qui avait mieux aimé, la veille, flâner à Cannes que passer l’Esterel m’ayant rejoint, nous partîmes de très bonne heure afin de gagner Avignon par la voie la plus directe, Saint-Maximin. Aix et le Pont de Bonpas, environ 210 kilomètres ; mais avant Le Muy, nous entrâmes dans la zone où l’orage avait transformé les routes en fondrières et à Vidauban nous roulions sous la pluie, une pluie fine qui semblait devoir durer tout le jour. Au Luc donc, nous eûmes recours au P -L.-M. et le retour se fit prosaïquement en chemin de fer jusqu’à Lyon.
Quelques mots sur la bicyclette que j’essayai pendant ce premier voyage et qui me servit encore pendant le second, huit jours après. C’était une nouveauté dont j’attendais merveille et qui s’est, en somme comportée convenablement. L’ayant créée de toutes pièces, j’avais pour elle les yeux d’un père et j’espérai qu’elle justifierait toutes mes espérances. Elle n’en a justifié qu’une partie. Le fait de m’avoir permis d’effectuer en 12 heures le trajet Saint-Etienne-Arles suffit à lui seul pour démontrer qu’elle a un bon rendement, mais je n’en ai pas moins, au bout de 80 kilomètres, été manifestement inférieur à mon compagnon qui, à son tour, marchait moins bien que moi dès que nous faisions l’échange de nos machines.
C’est ainsi que nous faisons nos expériences comparatives quand nous avons à apprécier le rendement d’une nouvelle machine. Deux cyclistes d’à peu près égale force entreprennent-une excursion de quelque importance, montés l’un sur une machine déjà classée, l’autre sur la machine à essayer. On ne commence généralement à s’apercevoir de quelque différence en plaine qu’après 50 ou 60 kilomètres à l’allure maximum, tandis qu’à la montée dure 5 ou 6 kilomètres suffisent pour placer le moins bien monté dans un état d’infériorité qui va s’accentuant très rapidement. On fait alors l’échange des machines, et si les rôles sont intervertis, qu’après plusieurs essais, celui qui pilote la nouvelle machine soit toujours laissé derrière, il paraît démontré que l’infériorité vient de la machine et non pas du cycliste.
Quand on ne compte que sur soi-même pour apprécier le rendement d une machine, on risque fort de se tromper.
Par le procédé que je viens d’indiquer, nous avons reconnu que certains systèmes de changements de vitesses à transmissions superposées qui à vide tournent si bien qu’on peut tenir pour nulle ou égale à peine à 1 % la déperdition de force due à la présence des engrenages, donnent sur le terrain, quand on s’efforce d’obtenir la vitesse maximum en plaine comme à la montée, l’impression qu’on traîne un boulet ; la machine ne répond pas, n’avance pas et le 1 % de résistance théorique devient petit à petit 5, 10, 15, 20 %, à tel point qu’à fatigue et toutes autres choses égales, on ne marche bientôt plus qu’à la moyenne de 20, tandis que votre compagnon continue aisément à 25 et même davantage.
La bicyclette dont il est question en ce moment n’a pas, tant s’en faut, révélé une aussi grande infériorité et elle ferait, j’estime, très bonne figure à côté de beaucoup de machines que leurs fabricants disent incomparables. Elle a quatre développements en marche, tous en direct, bien entendu, un axe intermédiaire commandé par deux petites chaînes et commandant à son tour par deux chaînes ordinaires le moyeu de la roue motrice ; toutes ces transmissions sont renfermées dans un carter, que l’on pourra faire étanche et à bain d’huile.
La combinaison réalisée par ce dispositif dérive directement du changement de vitesse Delbruck dont il fut fait mention dès 1900 dans Le Cycliste ; elle n’a donc rien de bien nouveau, mais l’exécution en a été simplifiée et tout le système ayant pu être fixé du même côté, le tout s’est trouvé allégé, si bien que la bicyclette avec ses quatre développements interchangeables en marche, équipée pour le tourisme, avec freins, gros pneus, etc., ne pèse que 15 kilos.
Le Ier janvier, toujours fidèle à mon principe de commencer l’année par une belle randonnée, je partais de nouveau, seul cette fois, avec la même machine et, de nouveau, dans la direction du pays bleu, car le souvenir de mes mésaventures du 1er janvier 1903 m’éloignait des montagnes. Un léger vent contraire et une boue atroce, résultat de 24 heures de pluie ininterrompue, le 3i décembre dans un rayon de 50 kilomètres autour d’Avignon, m’empêchèrent d’aller le premier jour plus loin que Maussane. 200 kilomètres, au pied du versant sud des Alpines que je franchis au déclin du jour. Il était à peine 18 heures et j’aurais pu continuer jusqu’à Istres à 30 kilomètres de là. Ma machine s’était donc bien comportée malgré la boue et, ce jour-là, faute d’éléments de comparaison, il m’avait semblé qu’elle allait tout à fait bien.
Le lendemain, je fis le tour de l’étang de Berre avec crochet vers le Sauzet et Carry-le-Rouet à travers le minuscule massif de l’Estaque que j’aime fort et sur lequel j’ai vu sans plaisir que la Reçue du T.C.F. attirait le mois dernier l’attention des touristes. Je dis sans plaisir, car j’aurais voulu que ce petit coin de terre restât paisible, tranquille, ignoré des chauffeurs. C’est du pur égoïsme ; il y a là aux flancs des molles collines de 100 à 15o kilomètres de routes charmantes où l’on peut pédaler nonchalamment, en rêvant, au milieu des pins, sous le ciel bleu, en présence de la haute mer, que rien en ligne droite ne barre jusqu’aux rivages africains. Çà et là, sur les coteaux ou au bord de la mer, quelques villages d’agriculteurs ou de pêcheurs, Saint-Pierre, Carro, la Couronne, Ensuès, ignorés encore. Puis le Sauzet et Carry, plus connus, dont les hôtels sont déjà fréquentés l’hiver par des clients fidèles.
Ce n’est pas sauvage comme l’Esterel, ni riant comme la Corniche de Nice à Menton. C’est entre les deux et une troisième corniche qui irait de Martigue à l’Estaque, plairait aux esprits de juste milieu.
Le temps fut très beau tout le jour, et avant de passer sur le pont Flavien, j’allai m’assurer que l’eau de l’étang de Berre n’était pas plus froide que celle de la baie de Saint-Tropez, et que les fortunés habitants du Midi pouvaient du Ier janvier à la Saint-Sylvestre s’hydrothérapiser en plein air et en pleine eau. Pas plus que les laboureurs de Virgile, ils n’ont pourtant l’air de connaître leur bonheur, car au moment où j’allais entrer dans l’eau, un brave homme qui passait se détourna pour venir me dire en provençal de ne pas nager, que beau était trop froide !
Le soir, je descendais à Beaucaire, chez un excellent ami, rétroïste convaincu, qui le lendemain m’accompagna jusqu’à Pont-Saint-Esprit ; ce me fut encore une occasion de m apercevoir que ma bicyclette, dont j’avais été très satisfait les deux jours précédents, me plaçait dans un état d’infériorité dès que je pédalais à côté d’un cycliste bien monté. Il est juste de dire que la rupture d’une de mes deux roues libres me privait à ce moment de deux développements, 3m,75 et 7m,40, et que je n’avais plus à ma disposition que 2m,50 et 5m,10, ce qui était manifestement insuffisant pour suivre le développement de 7m,50 de mon compagnon.
A propos de cet accident qui m’était arrivé la veille à la suite d’un brusque démarrage pour sortir d’une ornière de boue collante, j’ouvre une parenthèse.
Beaucoup de cyclistes fuient les complications apparentes ; deux chaînes sur une machine leur paraissent une monstruosité. Deux roues libres à entretenir en bon état, un débrayage à surveiller, c’est beaucoup plus que leur système nerveux n’en peut supporter. Or, voyez ce qu’il serait advenu de moi si je n’avais eu qu’une chaîne et qu’une roue libre, c’est-à-dire si j avais estimé que 4 multiplications en marche sont parfaitement inutiles, que 2 suffisent amplement dans tous les cas, dans toutes les circonstances. La rupture de mon unique roue libre m’aurait condamné à faire au moins 10 kilomètres à pied et à rentrer par le train.
Un peu de complication n’est donc pas toujours chose mauvaise. On m’objectera : mais votre roue libre n’aurait pas dû se rompre. C’est comme si l’on disait : votre pneu ne devrait pas crever ! Une roue libre, de quelque système qu’elle soit, est un organe relativement délicat, exposé à des détériorations contre lesquelles les constructeurs sont impuissants. Il s’agissait d’une roue à cliquets des plus robustes puisque j’en ai sur mon tandem une semblable qui résiste aux efforts de deux cyclistes vigoureux ; mais je l’attaquai trop brutalement pour sortir du trou où j’étais tombé ; le cliquet résista, mais la couronne céda ; il y a des moments où il faut nécessairement que quelque chose cède.
J’entends dire qu’on arrivera certainement un jour à fabriquer des roues libres qui seront aussi sûres et durables que les simples pignons de roue serve. Je fais des vœux pour qu’on y arrive, mais j’en doute fort. Je doute aussi qu’on arrive jamais à nous donner des pneumatiques aussi increvables, aussi indifférents à tout ce que l’on trouve sur les routes en fait de silex, verres cassés, épines, clous, etc., que les antiques caoutchoucs creux tringlés. Telles choses s’imposent qui n’ont pas besoin d’être démontrées.
Le vent qui m’avait été contraire à l’aller me fut encore contraire au retour, et quand j’arrivai au pied de la montagne qui nous sépare du Rhône, la nuit était venue, je remis donc au lendemain matin le passage du col des grands bois ; la neige puis la boue s’acharnèrent une dernière fois sur ma machine à laquelle, pendant ces 660 kilomètres, je n’avais pas donné le moindre soin, pas une goutte d’huile ou de pétrole, pas un coup de pompe. La roue libre qui me restait est à galets et elle n’eut pas un raté. D’ailleurs, quand on essaie à fond une machine, il faut se placer dans les plus mauvaises conditions et ne pas chercher à prévenir les accidents possibles. Rouler jusqu’à refus, appuyer plus fort quand la machine devient plus dure et n’ausculter qu’au retour, c’est ce que je fis : je trouvai un cône cassé, huit rouleaux d’une des petites chaînes cassés aussi, le carter plein de boue dans laquelle les pignons de l’axe secondaire avaient creusé un sillon ; la boue avait aussi pénétré dans les roulements... La dureté de la pédale s’expliquait !
Quand tout cela sera remis au point et que le temps nous le permettra, je ferai subir à cette nouvelle machine, en laquelle je persiste néanmoins à avoir confiance, une troisième et rude épreuve, Saint-Etienne-lac du Bouchet et retour. Après cela, nous verrons s’il convient de lui donner l’essor ou de la mettre au clou des clous dont tous les inventeurs possèdent une belle collection.
Le prix de revient du kilomètre pendant cette excursion de 660 kilomètres a été d’un centime et demi ; c’est un des plus bas auxquels je sois arrivé pour une excursion de plusieurs jours ; j’espère bien ne pas le trop dépasser et démontrer ainsi que par le cyclotourisme les beaux voyages sont à la portée de toutes les bourses. C. Q. F.D. de temps à autre.
Vélocio.

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