Cure de printemps (1910)
mercredi 1er mai 2024, par
Paul de Vivie alias Vélocio, Le Cycliste, 1910, Source Archives Départementales de la Loire, cote PER1328_11
Une étape de 540 kilomètres.
L’an dernier, au cours du récit de ma randonnée pascale, je suis resté en carafe, pour parler l’argot moderne, et plus exactement en pleine eau, à Bandol, en train de philosopher.
Je m’y suis oublié parce, que, sans doute, je m’y trouvais bien ; d’ailleurs, je n’avais plus qu’à flâner le long de routes connues depuis longtemps par mes récits antérieurs et il ne me restait qu’à résumer brièvement la fin de mon excursion, de dire comment après le supplice de la traversée de Marseille et de l’Estaque, auquel, je jurai de ne plus m’exposer, je ne trouvai pas de lit à Carry-le-Rouet et, forcé d’aller à Sausset, j’eus la bonne fortune d’y rencontrer deux abonnés du Cycliste avec qui je passai une soirée des plus agréables ; de dire comment le lendemain j’échappai, sans le vouloir, à la poursuite d’un autre abonné du Cycliste qui, me sachant dans ces parages, tantôt me suivit, tantôt me précéda jusqu’en Arles où il perdit mes traces ; comment enfin j’arrivai, malgré un vent du nord carabiné, à midi à Remoulins où, ce jour-là et à la même heure, à quelques minutes près, passèrent deux autres cyclotouristes stéphanois, sans se douter le moins du monde qu’ils fussent si près les uns des autres. Je déjeunai peu après à Valliguières où un chien fit un accroc à ma culotte et je remontai par la rive droite, péniblement à cause du vent, jusqu’au Pouzin où je me joignis a un groupe des plus sympathiques pour terminer mon excursion.
Cette année j’avais résolu, histoire de m’entraîner en vue de la fameuse étape Luchon-Bayonne, d’aller, en une étape, de Saint-Étienne à Nice par la montagne, mais la neige survenant à l’improviste quelques jours avant mon départ me détourna du col de Cabre et des Basses-Alpes et me rejeta une fois de plus dans la vallée du Rhône... que je commence à connaître !
Je devais avoir des compagnons, mais, au dernier moment, tous firent défaut, naturellement, et je partis seul le jeudi saint à 10 heures de Saint-Étienne.
J’avais choisi ma randonneuse Luchon-Bayonne munie de trois développements en marche par trois chaînes, 2m,60, 3m,80 et 5m,60 dont les deux extrêmes peuvent devenir 2 mètres et 6m,60 par un déplacement des chaînes. Ainsi armée, avec sacoche et garde-boue léger, ma monture pèse 14 kilos, mais, en ordre de marche, avec bagages et vivres, elle marqua au départ exactement 20 kilos. Elle a des roues de 65 cm., des pneus très souples de 35 mm., des jantes bois et aluminium, une selle oscillante, un guidon quelque peu élastique et faisant office d’un double guidon ; elle est surtout très courte à l’arrière à l’instar des machines de course sur route dites Stayer et elle a des manivelles de 16 1/2 centimètres. Le confortable y est en somme réduit au minimum qui m’est indispensable pour une longue randonnée.
Je n’ignorais pas que la traversée des Grands Bois serait pénible à cause de la boue et de la neige qui obstruaient la route pendant 4 kilomètres, et pour économiser quelques kilogrammètres je grimpai dès le début avec 2m,60 à 9 à l’heure. Le col franchi, j’enlevai la chaîne de la petite vitesse et je continuai avec les deux développements de 6m,60 et de 3m,80 jusqu’au delà d’Aix-en-Provence où, à cause du vent contraire, je fis passer la chaîne de 6m,60 sur 5m,60. Les changements de vitesse par polychaînes ont cela d’avantageux qu’ils permettent de faire instantanément d’une tri-chaîne, une bichaîne, voire une monochaîne, suivant que le profil du terrain vous invite à supprimer toute résistance passive pendant un temps plus ou moins long.
La descente m’entraîna mais le vent qui soufflait du nord-nord-est m’obligea souvent à pédaler jusqu’à Andance où je m’arrêtai à 12 h. 35 pour demander la cause d’un déraillement qui venait d’avoir lieu et qui avait déjà réuni sur la route un grand nombre de curieux. Rupture d’essieu, me répondit-on, mais seulement des dégâts matériels, quatre ou cinq wagons démolis et de nombreux tonneaux de vin défoncés. Rupture d’essieu ! diable, encore ce coquin d’acier qui nous joue des tours en dépit de la plus minutieuse surveillance. Vite je regardai ma tête de fourche, mes raccords, tout ce qui dans une bicyclette est sujet à rupture, quelle que soit la marque de la machine.
Auscultez souvent votre tête de fourche, vous ne perdrez pas votre temps ; j’en ai eu déjà cinq de cassées sous moi, toutes appartenant à des marques de tout à fait premier ordre, mais la cristallisation lente de l’acier est une de ces choses dont la garde qui veille aux barrières du Louvre ne défend pas les rois. Le mieux est de se garder soi-même et d’ausculter souvent les points faibles de nos outils. Depuis que j’ai failli me rompre le cou en m’asseyant sur une chaise dont le dossier s’effondra soudainement, je regarde d’abord avec circonspection et je tâte la solidité des sièges sur lesquels on m’invite à m’asseoir.
L’inspection de ma machine terminée à ma satisfaction, je me remets en selle et le vent me poussant franchement, j’arrive à Tournon à 13 heures et 20 minutes. Il y a du bon et je vois déjà un Saint-Étienne-Valence en 4 heures malgré trente minutes de retard causé par la neige, quand 3 kilomètres après Tain je talonne à l’arrière. Je regarde, pas de clous, j’ai d’ailleurs de bons arrache-clous ; je passe la main sur le pneu et le sens bientôt le corps du délit, un éclat de fer qui a pénétré de trois centimètres dans la chambre et en a fait une écumoire ; montre en main, il m’a fallu 15 minutes pour coller trois larges pastilles et repartir. Beaucoup de cailloux épars sur cette route en maints endroits fraîchement réparée. Je dévale en trombe sur Font-d’Isère, franchis le pont et voilà qu’un motocycliste me dépasse. Je me pique au jeu et le poursuis espérant l’attraper à la petite montée qui suit le pont, bernique ! il ouvre son échappement et sa motorette Terrot (la même que la mienne), augmente son allure. Je force le train, monte à cent tours à la minute, du 40 à l’heure pendant un moment et je dépasse à mon tour d’autant plus aisément que la descente finale vers Valence commence et que mon adversaire n’a pas le changement de vitesse par poulie extensible qui lui aurait permis de filer à 50 à l’heure. J’accélérais encore l’allure quand j’arrive sur un empierrement d’un bon kilomètre que je ne vois, comme de juste puisque je suis myope, qu’à quelques mètres ; je m’engage bien sur la moitié de route laissée libre, mais elle est parsemée de cailloux flottants que, trop lancé, je ne puis éviter tous. J’en projette quelques-uns à droite et à gauche, mais l’un d’eux tient bon et entaille brutalement mon enveloppe arrière, atteignant la chambre du même coup. Je suis à plat en un clin d’œil et, forçé de mettre pied à terre, je constate que dans cette course échevelée de quelque kilomètres j’ai perdu un gant et un morceau de toile cirée qui devait me servir en cas de pluie. Morale : quelle que soit la combativité de votre tempérament, laissez-la toujours à la maison quand vous partez pour une longue étape.
C’est justement à cause de cette combativité dont l’âge n’est pas encore parvenu à me guérir, que je ne me suis pas encore décidé à faire de longues randonnées avec mes polys à grand confortable, qui me vanneraient promptement si je me risquais a matcher, chemin faisant, motocyclistes et cyclistes. J’ai eu, il y a quelques années, un avant-goût de ce qui m’attendrait en pareil cas, quand à touricyclette, je m’avisai de vouloir tenir pied à de jeunes compagnons bien montés. Une fringale carabinée me coucha sur la route au bout de quelques heures de ce travail excessif.
Sans rancune, le motocycliste s’arrête et m’offre son concours. Je traîne ma monture blessée jusqu’aux premières maisons où j’ai tôt fait de découvrir la blessure dont le pansement exige un certain temps, car il faut, outre la chambre, réparer aussi l’enveloppe qui a une fente où passerait facilement une pièce de cinquante centimes.
Là-dessus nous prenons un peu de café et nous causons un moment ; puis je vais acheter des fruits et je finis par ne quitter Valence qu’à 15 heures.
En dépit du dicton : Jamais deux sans trois, ces deux accidents de pneumatiques survenus coup sur coup m’immunisèrent pendant toute la durée de mon voyage et je n’eus pas à donner un seul coup de pompe !
Il s’agissait maintenant de rattraper le temps perdu afin d’être à Orange avant la nuit. Je m’y employai de mon mieux, et le vent m’aidant je n’eus pas grand mérite à arriver à Pierrelatte à 17 h 10 (65 kilomètres en 2 h. 10, du 30 à l’heure !) malgré la montée de Donzère et un bout de conversation, avec un cyclotouriste anglais entre Saulce et Montélimar. Cet Anglais à face de marbre voyageait à petites journées ; il avait quatre mois à dépenser sur la route et son étape de la journée, commencée à Lyon allait finir à Montélimar ; elle ne lui avait pas coûté beaucoup d’effort. Monté sur une bicyclette à cadre Pedersen et muni d’un moyeu Hub à 2 vitesses dont la plus grande me parut être d’environ 5 mètres, il n’était certes pas outillé pour faire du transport à grande allure et les cols suisses qu’il doit franchir au retour lui donneront du fil à retordre. Il fut surpris d’abord de l’accoutrement de ma machine, ensuite de son roulement, car à plusieurs reprises, nous roulâmes côte à côte en roue libre et je le dépassai toujours, simple question de pneus ; les miens étaient plus souples. Je le quittai vite, son train-train tranquille ne pouvant convenir à un homme qui voulait être à Nice le lendemain matin.
Je m’arrêtai à Pierrelate le temps d’écrire une carte postale et, en avant pour Orange, à 31 kilo. mètres de là : j’y arrivai à 18 h. 30 ; la nuit était proche, je préparai ma lanterne à acétylène que j’allumai à l9 heures à Courthezon, histoire d’être en règle avec là maréchaussée, car la lune en son plein dans un ciel sans nuage suffisait à m’éclairer.. Aussi je pus laisser couler l’eau avec une telle parcimonie que ma lanterne, une Favorit, du type le plus réduit que l’on trouvé sur le marché, dura toute la nuit, c’est-à-dire 10 heures, sans recharge.
Au Pontet, je pris à gauche, la route de Mont-favet et à 20 heures précises, j’entrai à l’hôtel des Glycines au pont de Bompas où, fort aimablement, M. le docteur L..., de l’Isle-sur-Sorgues m’avait écrit qu’il m’attendrait de 20 à 21 heures.
Aux Glycines, je commence à être connu et la maîtresse de céans se souvenant que je ne mange pas de viande, m’offrit incontinent un menu végétarien qui débuta par une épaisse soupe aux légumes secs et frais dont j’engloutis sans mot dire deux assiettées, après quoi je regardai autour de moi. Il y avait là beaucoup plus de monde que d’habitude ; aux travailleurs du pays, reconnaissables à leur teint hâlé, s’ajoutaient des gentlemen d’aspect et d’allures bizarres, maquignons ou sportsmen ; j’ai su plus tard que ces gens-là appartenaient au monde spécial des aviateurs et des chauffeurs qui fréquentent les aérodromes. On était justement à la veille des journées d’aviation de Miramas auxquelles le public marseillais invité prit part d’une façon à laquelle les organisateurs ne s’attendaient guère, en mettant tout à sac parce qu’on volait trop au guichet et pas assez dans les airs. Pour le moment, chauffeurs et aviateurs, gorgés de victuailles et de boissons alcooliques, se disputaient entre eux et se provoquaient à qui mieux mieux, tant et si bien que tout à coup l’on entendit au-dehors de tels cris qu’en un clin d’œil là salle à manger, la cuisine, le café furent vides, tout le monde sortit. Je demeurai seul à table et je n’en perdis pas un coup de dent, car je sais de très vieille date que, dans le Midi surtout, plus l’on crie moins l’on cogne. En effet, tout le monde rentra sain et sauf et l’on heurta les verres pour sceller la paix générale. Je finissais d’engloutir un plat d’épinards, quelques œufs durs et des pommes de terré frites ; un peu de fromage, des oranges et une tasse de café terminèrent mon repas ; coût 1 fr .25. Je remettais de l’eau dans ma lanterne, quand le docteur entra. Nous ne nous étions jamais vus ; nous, sommes désormais de vieilles connaissances, car quelques paroles ont suffi pour nous apprendre, que nous partagions les mêmes idées sur tout, ce qui se rattachera à l’hygiène et au cyclotourisme.. Le docteur L... m’a bien adressé, dans le Cycliste même, quelques objections aux longues étapes-transport que je dis être à la portée de tous les hommes bien portants, entre vingt et soixante ans ; je crois que mes explications, mon, exemple, d’autres exemples que je pourrais citer, ont eu raison de ces objections et que le docteur L... admet aujourd’hui la possibilité des étapes telles que Saint-Étienne-Nice, à la condition que l’organisme soit sain et non empoisonné par l’usage, je ne dis pas l’abus, mais simplement l’usage du tabac, de l’alcool, de la viande, qu’il ne soit pas non plus par trop affaibli, par le défaut d’exercice, par un air vicié, par le manque d’ablutions intelligemment pratiquées.
J’aurais été très heureux que le docteur L... m’accompagnât pendant quelques kilomètres ; les exigences professionnelles l’en empêchaient et je traversai seul à 21 h. et quart l’interminable pont de Bompas.
Le vent favorable avait fait place au calme plat ; je ne m’en plaignais pas, car il serait imprudent d’aller la nuit, même per amica silentia lunæs à toute allure. Une moyenne de 20/22 à l’heure allait succéder à la moyenne de 27 que j’avais soutenue pendant 134 kilomètres, de Valence au pont de Bompas. Les autos se firent plus rares. Je vis l’avant-dernière arrêtée sur le bord de la route, avant Orgon et, entre Senas et Pont-Royal, la dernière me dépassa à une allure vertigineuse, tous les feux éteints, tel un vaisseau pirate.
Depuis lors et jusqu’à Brignolles, pendant 80 kilomètres, je ne vis pas âme qui vive, sauf à Aix où la plupart des cafés du cours Mirabeau étaient encore ouverts.
Après Pont-Royal la route s’élève d’abord lentement, puis d’une façon assez sensible, pour franchir une ligne de collines qui ferment de ce côté l’horizon ; ces collines sont couvertes de broussailles, d’arbustes rabougris, et çà et là des pans de murs, des rochers sont autant de recoins propices aux embuscades. Ce n’est pas pour des prunes sans doute, que furent autrefois installés quelques gendarmes au Pont-Royal ; mais aujourd’hui, si les gendarmes sont toujours là, les brigands semblent avoir disparu et l’on n’entend plus parler d’agressions commises sur les voyageurs. Néanmoins, en gravissant à faible allure les deux derniers kilomètres à 6 %, je ressentis un léger frisson en entendant à mes côtés un imperceptible coup de sifflet, qui se reproduisit, toujours à ma droite, tous les deux ou trois cents mètres, comme si quelque Sioux me suivait en rampant entre les hautes herbes. J’appuyai plus fort sur la pédale et le sifflet devint soudain plus net, ma pédale réclamait une goutte d’huile !
Je ne la lui donnai pas ; j’ai pour principe, surtout quand je fais subir une épreuve sévère à mes machines, de ne leur donner aucun soin en cours d’étape, dût l’étape durer de 1.000 à 1.200 kilomètres. Avant le départ, je les mets bien au point et au retour je les démonte pour constater leur état.
Au sommet de la côte, je me heurtai à un autre ennemi, qui pour n’être pas un apache, n’allait pas moins me dépouiller de pas mal de kilogrammètres ! Le vent d’est qui jusqu’au samedi soir régna de ces côtés, commençait à souffler ; à la descente, pour aller un peu vite, je dus pédaler et à mesure que je m’élevai sur le plateau qui domine la vallée de l’Arc et qui atteint 320 mètres, je dus appuyer de plus en plus pour conserver un peu de vitesse, ce qui n’alla pas sans une dépense anormale de kilogrammètres.
J’étais là au centre des régions dévastées par le tremblement de terre du mois de mai 1900. Lambesc ne me parut pas trop atteint ou bien ses blessures se sont-elles plus promptement cicatrisées, mais Saint-Cannat présente un aspect lamentable, la nuit surtout, quand de pâles rayons de lune se glissent dans les maisons éventrées, derrière les ouvertures béantes, parmi les poutres enchevêtrées. On ne passe pas là sans être péniblement impressionné ; on se croirait dans une ville prise d’assaut, saccagée par un ennemi barbare. Rien n’indique qu’il y ait encore des habitants, pas un seul réverbère, pas de maisons éclairées... Si pourtant, là-bas dans un coin, on rit, on chante, on joue dans un café. Ainsi devaient autrefois, après avoir détruit quelque cité et passé les habitants au fil de l’épée, rire, boire et chanter les hordes d’envahisseurs, les Cimbres et les Teutons que Marius extermina non loin d’ici.
En trois kilomètres de descente moyenne j’entre à Aix à minuit et quart. J’ai mis 3 heures pour couvrir sans arrêt, depuis le pont de Bompas, 63 kilomètres, et j’ai dépense certes beaucoup plus que lorsque je filais à 30 à l’heure entre Valence et Pierrelatte. Je ne m’en doute pourtant pas et je ne crois pas utile de recharger à Aix mes accumulateurs ; je me contente de me rafraîchir à une fontaine, puis, me gardant bien de commettre l’erreur qui en 1909, alla me faire passer par Tholonet, je continue à descendre sur la route de Toulon. Bientôt cette route s’enfuit à droite tandis que celle de Saint-Maximin que je veux suivre va tout droit, mais s’élève en pente douce, avec quelques sursauts, de l’altitude 150 à l’altitude 400.
À peine ai-je dépassé les quelques maisons qui indiquent Châteauneuf-le-Rouge, que je constate deux choses désagréables : d’abord le vent souffle avec une force croissante, ensuite mon estomac crie famine et mes jambes réclament un plus faible développement. Je passe alors de 6m,60 à 5m,60 sans cependant juger utile de remettre sur mon petit développement de 2m,60 la chaîne que j’en ai retirée au col des Grands Bois. 3m,80 et 5m,60 doivent me suffire longtemps encore. Je croque en même temps quelques dattes et me plastronne de papier, car le vent est froid.
Les dattes m’ont altéré, il me tarde d’arriver à une certaine fontaine où j’ai bu souvent, la seule qui soit sur cette route. Je m’en croyais plus près ; la voici enfin ; j’y fais une longue halte ; il s’agit de manger sérieusement ; le jour est loin et le café au lait l’est encore davantage.
Le cyclotouriste au cours d’une longue étape doit savoir manger à propos et ne pas s’imaginer perdre du temps quand il s’arrête, au moment psychologique, une demi-heure pour manger et boire tranquillement ; il en gagne au contraire. Se tenir le plus longtemps possible sous pression en grignotant à bicyclette tantôt un fruit, tantôt un morceau de pain, tantôt quelque cartouche alimentaire habilement composée, telles que, par exemple, les croquignolles (amande, sucre, beurre et farine), des madeleines au riz (riz, sucre, lait, pruneaux), des canougats (beurre, miel, sucré et chocolat) qui sont même des friandises ; mais il faut, à certains intervalles plus ou moins rapprochés, suivant que la dépense d’énergie a été plus ou moins grande, il faut s’alimenter plus copieusement, remplir l’estomac. j’avais heureusement assez de pain, de chocolat et de chausson aux fruits pour faire un bon remplissage et quand je quittai la fontaine après un dernier verre d’eau, j’étais tout à fait gaillard. Un coq chanta juste à ce moment, je regardai ma montre : 2 heures ! Un Chantecler vraiment bien matinal et qui se hâtait trop de vouloir faire lever le soleil.
Le vent pouvait maintenant souffler ; j’étais en état de lutter et la fin de la montée me fut moins pénible que le commencement. Par contre, la descente finale que l’on négocie en plein jour à la vitesse limite me sembla longue. Enfin, je traversai Saint-Maximin à 3 heures. Depuis Aix, ma moyenne commerciale avait terriblement baissé puisqu’il m’avait fallu 2 h. 45 pour faire 37 kilomètres (du 13 1/2 à l’heure.)
0n me demande parfois : « Mais à quelle allure marchez-vous donc à l’E.S. pour effectuer ces étapes-transport qui passent aux yeux des gens pour des tartarinades ? Vous allez donc plus vite que les coureurs ? »
Ma réponse est bien simple et telle que me la dicte la réalité des faits. Nous allons vite ou lentement, suivant les circonstances favorables ou défavorables. Quand le vent nous pousse, que la descente nous entraîne et que nous avons un développement assez grand pour profiter de ces adjuvants, nous allons à 30, à 40 à l’heure, sans commettre cependant d’imprudence. En route ordinaire, palier sans vent et toujours, bien entendu, avec le développement optime qui oscille dans ce cas autour de 6 mètres, nous marchons généralement à 24/25 à l’heure si le sol est bon, à 22/23 si le sol est rugueux. Aux montées et contre le vent, l’allure baisse naturellement, sans descendre pourtant au-dessous de 8 ou 9 kilomètres à l’heure, dans le 10/12 % par exemple ; le développement
oscille alors entre 2m,50 et 3 mètres.
Nous ne nous appliquons jamais à obtenir une allure régulière, quelles que soient les résistances extérieures ; nous nous appliquons à obtenir de l’organisme une dépense d’énergie régulière quelles que soient les résistances extérieures, quel que soit le travail extériorisé ; j’entends par là le travail mécanique, le travail que l’on voit, que l’on peut estimer, peser, calculer.
Nous voici au pied d’une côte de 10 kilomètres à 10 % ; il s’agit de s’élever de 1.000 mètres en une heure, par conséquent d’extérioriser un travail que les traités de mécanique nous apprennent se chiffrer par 91 tonnes-mètres (le poids total, cycliste et machine, étant supposé de 80 kilos). Mais quel traité de physiologie nous apprendra ce que nous allons dépenser d’énergie, suivant que nous gravirons ces 10 kilomètres avec 2 mètres, 3 mètres, 4 mètres ou 6 mètres de développement, en pédalant avec force ou avec souplesse, en faisant intervenir tels ou tels muscles ? Nous supposons toutes autres choses égales, c’est-à-dire pneumatiques, roulement, etc., égaux. Seuls le bon sens, la raison nous l’apprendront et nous guideront dans le choix du développement optime, dans la façon de pédaler optime, etc. Et je dis qu’entre deux hommes qui parviendront à extérioriser ces 91 tonnes-mètres, la dépense d’énergie, la fatigue imposée à l’organisme peut très facilement être du simple au double et même au quadruple, le plus mal outillé pouvant très bien dépenser quatre fois plus que le mieux outillé pour ne pas produire plus de travail. Il va de soi que nous supposons les deux hommes également robustes et entraînés.
Nous comparons ici seulement deux méthodes : celle du cycliste qui, à l’instar des athlètes, veut de haute lutte, sans abaisser son développement, vaincre l’obstacle, et celle du cycliste qui, suivant nos conseils, choisit le développement convenable qui lui, permettra de vaincre le même obstacle en se dépensant le moins possible, quitte à pédaler avec plus de souplesse que de force.
Ne saute-t-il pas aux yeux que le premier se fatigue beaucoup plus que le second et qu’il sera beaucoup plus vite au bout de son rouleau si, après ces 10 kilomètres à 10 %, nous les engageons à continuer pendant seulement 10 heures sur le terrain accidenté du cyclotourisme ?
Bastiat a écrit un pamphlet d’économie politique intitulé : Ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas. Sous le même titre, on en pourrait écrire un d’économie physiologique. Et peut-être comprendrait-on alors mieux pourquoi le cycliste qui ne sait pas choisir son développement pour effectuer un travail donné, perd parce qu’il dépense trop inutilement, alors qu’il croit gagner parce qu’il se sent travailler en pleine force. Il voit sa vigueur s’exercer et il ne voit pas son stock de kilogrammètres s’épuiser plus vite que celui du cycliste qui a préféré ne pas faire acte d’athlète et qui caresse la côte par un coup de pédale léger, souple, insinuant, au lieu de la brutaliser par un coup de pédale violent et saccadé.
C’est pourquoi il nous faut beaucoup de développements, afin que nous puissions toujours choisir celui qui convient à chaque cas, et que nous n’ayons jamais à faire acte d’athlète, c’est-à-dire à dépenser plus que ne le comporte le travail à effectuer.
J’espère qu’à force de frapper sur ce clou il finira par entrer.
Après Saint-Maximin la route est facile jusqu’à Brignole, que je laisse à 4 heures derrière moi, et à quelques kilomètres de là, je prends à gauche la petite route étroite qui, par Çabasse, me conduira au Luc. Je ne connais pas encore cette route, m’étant contenté jusqu’ici de suivre la route des autos, par Flassans, mais il nous faut désormais rechercher les voies et chemins que ne fréquentent pas ces écraseurs.
Cette route de Cabasse est gentille ; elle traverse des bois, des taillis, des prés, des ruisseaux et, à Cabasse même, une petite rivière aux eaux claires.
Devant moi, l’horizon s’éclairait, le ciel se teintait de mauve et de rose ; depuis Brignoies l’étoile du matin scintillait et me servait de guide. L’heure m’était douce, et je laissais sans regret la lune pâlir derrière moi, car la nuit avait fini par me sembler longue. Assez longtemps j’avais entendu crier, siffler, hululer les oiseaux de nuit ; il me tardait d’entendre chanter les oiseaux, les vrais oiseaux qui foisonnent dans le Midi, en dépit de tous les « cassaïrés » ;
À cinq heures, à Cabasse, je saluai l’aurore, et l’orient s’éclaira soudain ; ce n’était pas encore le soleil, mais c’était la lumière du jour, et mon allure s’accentua, d’autant plus que le besoin de déjeuner allait bientôt se faire sentir.
Le Luc, Vidauban et Le Muy défilèrent assez vite, mais les montagnes russes qui précèdent Fréjus me mirent un peu à l’ouvrage, parce que l’estomac réclamait énergiquement le café au lait que je lui promettais depuis si longtemps ! Enfin, à 7 h. 40, deux heures après mon passage au Luc, j’étais à Fréjus devant le susdit café au lait qui devait, avec les quelques dattes que mon sac contenait encore, me soutenir jusqu’à destination.
À 8 heures, après avoir remis en place ma troisième chaîne, je m’élançai par une voie détournée, la rue principale étant barrée, à l’assaut de l’Estérel, dont les premiers raidillons justifient bien l’emploi d’un faible développement, tel que 2m,60, quand on tient à mettre en pratique les préceptes que j’énonçais tout à l’heure.
Le gros morceau de la montée qui est de 5 kilomètres à 6 % s’accommode du développement moyen de 3m,80. En m’élevant, je retrouvai le vent contraire qui, depuis Saint-Maximin, s’était fait peu sentir, sans doute parce que le massif de l’Estérel m’en abritait.
Il m’a semblé que le déboisement exerce aussi ses ravages de ce côté et que les coteaux se dénudent peu à peu, c’est triste. Triste aussi de constater le déplorable état dans lequel le passage incessant des autos à folle vitesse entretiennent les virages. Au beau milieu de la route, une ornière profonde dans laquelle les chauffeurs qu’ils montent ou qu’ils descendent, logent tous leurs roues extérieures et, à la corde, un sol déchaussé, plein de cailloux, de sables où il est imprudent de s’aventurer. Il ne reste aux cyclistes que le contrebas extérieur de la route, que l’on ne peut naturellement pas faire en vitesse. Quand on grimpe, passe encore, mais quand on descend c’est très désagréable.
À 9 heures, je passe la borne 101, sommet de la montée, à 11 kilomètres de Fréjus ; le vent me gêne beaucoup pendant les 4 kilomètres de palier qui précèdent l’auberge des Adrets ; puis la descente, mais une descente coupée de nombreuses contrepentes et de raidillons abrupts ; m’emmène assez vite à Cannes, où j’arrive à 10 heures, exactement vingt-quatre heures après mon départ de Saint-Étienne. Si le vent avait continué à m’être favorable, il est vraisemblable que je serais déjà à Nice, et quand j’affirme que, pour tous les randonneurs de l’E. S., Nice est à une journée de Saint-Étienne, je ne me trompe guère, puisque, même avec vent contraire et pas mal de causes de retard, j’ai pu arriver à Cannes en ce laps de temps.
Dès que je le puis, je m’échappe de la route nationale et gagne le bord de la mer. On évite ainsi quelques montagnes russes et une circulation très active dans laquelle il faut pourtant rentrer si l’on veut arriver à Nice. Le frôlement incessant des autos, le passage fréquent des tramways, par ci par là quelques hippomobiles, des charrettes pesamment chargées, des piétons même et quelques cyclistes rendent le trajet Cannes-Nice dangereux et fatigant par la tension nerveuse. On ne peut aller un peu vite qu’après Antibes, et pas bien longtemps. Aussi l’allure de transport dut-elle faire place ici à l’allure de promenade, et je ne revis le bord de la mer à Nice qu’à midi.
Il ne me fut pas difficile, en ce jour de Vendredi Saint, d’obtenir un repas végétarien auquel je fis grand honneur, comme bien vous pensez ; mes dépenses de route s’élevaient à ce moment à 3 fr 80. On conviendra que ce n’est pas exagéré, et que le P.-L.-M devrait bientôt abaisser ses tarifs si tout le monde se mettait à voyager à bicyclette. Savez-vous bien qu’un voyageur qui serait parti de Saint-Étienne le jeudi à 10 heures du matin, en même temps que moi, n’aurait pas été à Nice en prenant, bien entendu, les trains rapides, le vendredi, avant 6 heures et quart, c’est-à-dire quelque 5 heures plus tôt que moi ?
Nos pères voyageaient bien à pied, pourquoi ne voyagerions-nous pas à bicyclette ? Nous y gagnerions à la fois de l’argent, de la santé et le plus souvent du temps. Je puis, en effet, citer maints trajets, Saint-Étienne-Ambert, Saint Étienne-Annonav, Saint-Étienne-Die, etc., que l’on peut, à bicyclette, effectuer beaucoup plus vite qu’en Chemin de fer.
Qu’à ces randonnées on gagne de la santé, c’est, comme on dit au Palais, c’est l’évidence même. Aussi n’ai-je pas hésité à intituler ma dernière excursion pascale : Cure de printemps. Ces étapes-transport, menées un peu vivement purgent l’organisme mieux que ne le feraient toutes les drogues du Codex, grâce aux suées qui les accompagnent forcément et qui expulsent du corps tous les déchets qui l’encombrent.
Je n’aurais pas osé émettre de telles assertions, il y a dix ans, car je ne prévoyais pas nettement alors quel serait le résultat final, au point de vue de la santé, de ces soi-disant prouesses que tout le monde taxait d’extraordinaires quand on ne les niait pas purement et simplement. En 1905, l’écrivais même que si j’avais fait cette année-là mieux qu’en 1900, il était probable qu’en 1910 je ferais moins bien. Or j’ai fait en 1910 beaucoup mieux qu’en 1905, donc, ma santé n’a pas périclité malgré mes 20.000 kilomètres annuels. Que ferai-je en 1915, à 62 ans ? je l’ignore. Mais je voudrais que mon exemple fut suivi afin que je puisse asseoir solidement mes principes sur de multiples faits individuels, venant confirmer ce que j’ai maintes fois avancé : que les grandes randonnées telles que Saint-Étienne-Nice, Saint-Étienne-Mont-Saint-Michel. etc., sont permises sans surmenage à tous les cyclistes de 20 à 60 ans à qui elles plaisent et qui, pour en venir à bout, consentiront à vivre, à s’alimenter, à s’y préparer comme je le fais.
Pendant que je déjeunais en plein air, un curieux, que l’on me dit plus tard être le coureur Petit-Breton, vint examiner d’assez près ma machine dont les trois chaînes sans doute l’intriguaient ; je regrette qu’il ne m’ait pas été présenté, j’aurais ainsi recueilli son opinion sur les chances des monos contre les polys dans l’étape Luchon-Bayonne et j’aurais tâché de savoir avec quel ou quels développements il comptait faire cette étape. Petit-Breton, qui s’est abstenu en 1909, compte, paraît-il, se remettre en ligne dans le Tour de France 1910.
Jusqu’à 15 heures, je restai à Nice, causant, me promenant avec des amis stéphanois établis là-bas depuis quelques mois et déjà fanatiques de la Côte d’Azur : « Depuis que nous sommes ici, me disaient-ils, nous ne pouvons plus comprendre qu’on puisse habiter Saint-Étienne ; malheureusement, on y devient très vite paresseux, on se laisse vivre. »
Les effluves émollients de la moderne Capoue n’ont pas le temps d’agir sur moi, et la route me revoit bientôt ; mais jusqu’à Cannes, de 15 à 17 heures, ce n’est pas une route, c’est un carrousel d’autos qui se croisent et s’enchevêtrent en tous les sens. Soudain, d’une auto montée par quatre personnes, partent des cris, des hourrahs, des bras s’agitent ; on m’a reconnu, et des saluts s’échangent sans que l’allure se ralentisse. Mon allure à moi n’a d’ailleurs rien d’impressionnant, du petit 15/16 à l’heure, qui m’amène cependant à 17 heures à l’entrée du champ de courses de Cannes, transformé en champ d’aviation.
En approchant, j’entends dans les airs une pétarade terrible : un biplan se balançait et virait, à 20 ou 30 mètres, presque au-dessus de ma tête, peu gracieux d’allure et n’évoquant pas le moins du monde l’oiseau rapide et léger, ressemblant plutôt à un énorme et lourd coléoptère qui agiterait furieusement de bruyantes élytres.
Ce spectacle ne me retint pas longtemps, mais il y avait là un tel nombre d’automobiles sur le point de partir, tant du côté de Cannes que du côté de Saint-Raphaël, qu’au lieu de continuer par la Corniche et d’aller au Trayas, je me décidai à regrimper dans l’Estérel et à aller toucher à l’auberge des Adrets, où je mis pied pied à terre à 18 heures et demie. Mon tout petit développement me fut très utile pour cette dernière élévation d’au moins 300 mètres, si l’on tient compte des contrepentes beaucoup trop fréquentes. Oncques ne vis route si mal tracée, où des raidillons à 12 ou 15 % qui ne durent, il est vrai, que 50 ou 100 mètres, vous surprennent sans rime ni raison ; on aurait pu ce me semble, aménager un peu mieux cette pente.
Ainsi se termina ma première étape mi-partie transport, mi-partie excursion, avec un total de 540 kilomètres et pas mal d’élévation. Je m’étais constamment ménagé et j’étais encore loin de la fatigue anormale, mais j’avais grand sommeil et je dormis cette nuit-la dix heures consécutives, ce qui ne m’était pas arrivé de longtemps. Des touristes à pied survenant en pleine nuit menèrent, paraît-il, grand tapage sous ma fenêtre ; je n’entendis rien. Qu’on est donc heureux d’avoir sommeil quand on se met au lit, et qu’on est à plaindre quand le tic-tac d’une horloge ou le chant du coq vous empêchent de dormir !
J’avais bien soupé en arrivant ; je déjeunai mieux encore avant de partir, et le reste de mon voyage ne fut que flânerie. D’abord, toute la corniche des Maures avec bon vent dans le dos, de Fréjus à Sainte-Maxime, La Foux, Cavalaire, Le Lavandou, Hyères et Toulon, où la pluie imminente à 15 heures m’engagea à prendre le train pour Marseille.
Cette route est toujours bien mauvaise pendant quelques kilomètres avant Cavalaire ; elle a été rendue plus carrossable entre La Foux et La Croix, et, somme toute, à la condition d’être prudent et de n’y pas prétendre aux allures de transport on peut y circuler agréablement. De même qu’en 1905, j’y rencontrai dans les plus mauvais passages un motocycliste qui montait bravement en machine alors que je descendais à pied, puis deux cyclotouristes qui, à pied aussi, poussaient gaillardement leurs bicyclettes à travers sable, ornières et cailloux. Ces parages sont de plus en plus fréquentés et d’année en année on y découvre de nouvelles villas, de nouveaux hôtels. Il est impossible, dans ces conditions, que la route ne finisse pas par devenir convenable.
Le dimanche matin, de très bonne heure, je me mis à la poursuite d’un de mes amis de Marseille qui était allé m’attendre à Sausset et que je rattrapai à 7 heures à Martigues. Quand on a pendant trois jours erré seul par les grands chemins, on est heureux d’avoir enfin un compagnon et de bavarder un peu. J’apprends ainsi qu’à Marseille le cyclotourisme à la mode stéphanoise est ignoré, et que les seuls polymultipliés que l’on y rencontre sont de paisibles promeneurs aux allures très lentes et aux étapes très courtes. Mon jeune compagnon qui à Saint-Étienne compterait parmi nos bons randonneurs, en est réduit à sortir seul ou avec des pédards monomultipliés qui le lâchent au départ pour s’affaler, fourbus, à cinquante kilomètres plus loin dans une auberge quelconque ; et ces pédards ne veulent naturellement jamais aller dans la montagne.
Nous arrivions ainsi en pleine Crau à la bifurcation de la route d’Arles à Salon, quand nous rencontrons un peloton serré de douze cyclistes stéphanois à peu près tous munis de polymultipliées. Nous continuons jusqu’aux Baux où nous trouvons un autre groupe de Stéphanois, deux dames et leurs neveux, deux jeunes garçons de 15 ans, polymultipliés aussi, cela va sans dire. Nous nous joignons à ce groupe et nous descendons à Maussane pendant qu’un de nos amis de Lyon, rétroïste convaincu, nous découvre et nous envoie un salut sympathique de très loin et de très haut, puisqu’il était à ce moment perché sur les murs branlants du vieux château.
Excellent déjeuner à l’hôtel de la Vallée des Baux où nous commençons à être connus ; puis visite de l’abbaye de Montmajour et des monuments d’Arles, et remontée, avec le vent toujours favorable, jusqu’à Remoulins par la rive droite du Rhône.
Le lendemain, dernier jour, hélas ! de congé, promenade matinale au Pont-du-Gard, visite d’Avignon, de la grotte de Touzon, près du Thor, de l’Isle-sur-Sorgues où j’ai le plaisir de revoir le docteur L..., avec qui le jeudi soir, au pont de Bompas, j’avais causé quelques instants et qui très aimablement nous offre de nous accompagner jusqu’à la fontaine de Vaucluse, rendez-vous, le lundi de Pâques, de milliers de visiteurs au milieu desquels il n’est pas facile de se frayer un passage. Nos deux jeunes cyclistes sont émerveillés d’avoir, en deux jours, vu tant de choses nouvelles pour eux. Je m’abstiendrai de les décrire ici comme je me suis abstenu de toute description au cours de ce long récit dont le but est plutôt de démontrer tout le parti qu’il est possible de tirer de la bicyclette polymultipliée considérée comme moyen de transport.
À 16 heures et demie, il devint évident que si nous voulions être à Orange à 19 heures pour y souper et y prendre le train de retour, nous n’avions pas de temps à perdre, d’autant plus que le vent, cette fois contraire, allait nous rendre assez durs les 44 kilomètres qui nous séparaient de notre but.
Nous prîmes congé de notre très obligeant cicérone, et laissant derrière nous piétons, voitures et pas mal de cyclistes, en file indienne pour mieux lutter contre le vent, nous fûmes bientôt à Carpentras, où l’on se lesta d’un peu de café et de quelques gâteaux. Après Carpentras le vent fut moins contraire, et le train s’accentua si bien qu’à 19 heures nous bifurquions sur la route d’Avignon et descendions quelques minutes plus tard à l’hôtel de la Gare, très dispos et très contents de la façon dont nous avions passé nos vacances.
J’estime à 350 kilomètres le chemin parcouru en zigzaguant pendant les trois derniers jours, ce qui porte à 900 kilomètres le total de ma randonnée pascale. J’ai souvent fait plus que cela en quatre jours, mais la question, une fois l’étape-transport terminée, n’est pas de kilométrer. A vrai dire, j’eusse préféré pouvoir troquer pendant les étapes-excursion qui durèrent trois jours, ma randonneuse contre un de mes carrosses de gala, car j’ai souvent remarqué que lorsqu’on ne travaille plus, lorsqu’on flâne, lorsqu’on se promène avec des dames, des enfants dont on suit l’allure, les rapides bicyclettes à grand rendement sont nettement plus fatigantes que les carrosses confortables et lents. La selle devient pénible, les trépidations plus sensibles, les réactions plus dures. Il me faudrait donc pour ces excursions mixtes qui commencent par une randonnée de deux jours et finissent par des promenades à la papa de trois jours, une randonneuse plus confortable que ma Luchon-Bayonne qui par contre, est la meilleure monture que j’aie jamais eue pour négocier rapidement une étape de 500 kilomètres en quelque pays que ce soit.
VÉLOCIO.