Verfeuil (1905)

jeudi 25 août 2022, par velovi

Paru dans Le Cycliste, Septembre 1905, Source Archives départementales de la Loire, cote Per1328

[...Fragments...]

..... Il remit l’appareil au point.
— Les deux ponts seront-ils pris  ? demandai-je.
— Certainement. Seriez-vous assez bon pour vous asseoir sur le parapet  ? Veuillez maintenant vous tourner du côté de l’eau... C’est cela. Je crois que cette fois-ci nous y sommes... Vous pouvez vous lever. C’est fait.
— Et vous m’en voyez fort aise  ! Vous êtes devenu d’un méticuleux..., mais n’étais-je pas trop près  ?
— Non, votre figure seule était mal éclairée. Vous prendrez votre revanche après-demain sur les remparts de la Couvertoirade. Néanmoins, je crois que le cliché sera excellent. Le site est si joli  ! Vous aviez raison, c’est la Venise des basses Cévennes.
Mon ami voulut encore prendre un groupe de jeunes filles qui cousaient sur le bord du canal. Ensuite l’appareil remis sur sa bicyclette, nous nous assîmes devant un café, à l’ombre des immenses platanes. Les platanes de Goudargues sont des plus beaux que je connaisse  : ils couvrent de leur ombre impénétrable le canal et les pièces d’eau de ce village.
Des fruits, de la pâtisserie, du café, de la limonade que l’eau courante des sources avait presque frappés, tel fut le menu de notre goûter. Il nous remit de nos émotions de la forêt de Verfeuil. Notre faim apaisée, nous fîmes apporter des chaises au bord de l’eau et nous causâmes. Je lui contai mes impressions sur le concours du T. C.
— Je voulus, lui dis-je, voir ce concours. J’étais désireux de savoir quelle était la meilleure bicyclette. C’est vous dire que je n’ai pas encore pu me débarrasser de cette déplorable naïveté qui est décidément ancrée en moi. Le samedi matin, de Grenoble j’allai déjeuner à Chambéry par la route de la rive droite. De Chambéry, je fus coucher aux Échelles. Je pris, non la route de Saint-Thibault-de-Couz qui est fort ennuyeuse, mais celle d’Aiguebelette. Elle n’est pas plus longue et est intéressante sur tout son parcours. Je traversai la chaîne de l’Épine en chemin de fer et descendis à Aiguebelette. Je longeai les bords du lac, et par la Bridoire, Saint-Béron et les gorges de Chailles, j’arrivai le soir aux Échelles.
Le lendemain à 6 heures j’étais sur la route du Frou. Si la montée à 10 % de Saint-Christophe me parut, au saut du lit, pénible, les autres rampes furent négligeables. Le passage du Frou est superbe, mais le reste du trajet très ordinaire et la route par Saint-Laurent est infiniment plus belle. Enfin à 7 heures 30 je mettais pied à terre à Saint-Pierre-d’Entremont devant le contrôle du T. C..
Déjà quelques coureurs étaient passés. À peine m’étais-je débarrassé de ma bicyclette que M. Féasson, un des touristes prenant part au concours, apparut dans un rayonnement de nickel au bout de la rue. Il arriva nerveux, vibrant, exubérant et aimable comme d’habitude. C’est, vous le savez, l’âme damnée de la rétro et un des rares rétroïstes sincères que je connaisse. Un bol de riz, une tasse de café et il repartit à la vitesse d’un bolide.
Des touristes plus calmes lui succédèrent qui s’assirent à la table du T. C. Ils déjeunèrent simplement. Des contrôleurs sourds-muets probablement, car ils ne proféraient aucun son, mais pénétrés de leur importance, surveillaient ces agapes.
À ce contrôle, je rencontrai M. Badey, ingénieur du Creusot. Nous en étions aux premières phrases de politesse quand M. de Vivie, qui suivait la course en amateur, donnant ce jour-là aux «  touristes de chambre  » la plus verte des leçons, arriva. Nous déjeunâmes tous les trois ensembles. Bientôt, M. de Vivie partit et je restais seul avec M. Badey.
Ce courtois ingénieur était doublé d’un photographe amateur. Naturellement, il me montra son appareil, m’en énuméra les agréments, et, comme conclusion, me demande de vouloir bien poser. Je pris ma bicyclette et je posai. Le cliché pris, j’arc-boutais ma machine à un peuplier, quand tout à coup, distrait comme Ampère, il s’écria désespéré  : «  J’ai oublié d’enlever le couvre-objectif  !  » Je me remis à la même place, et avec l’angélique patience que je possède dix minutes par an, je reposai. J’espérais que cette fois le cliché serait irréprochable.
Je me trompais. Quelques jours plus tard, je reçus une lettre de M. Badey, où en autres choses, il me confiait qu’ayant beaucoup trop décentré l’objectif, il avait coupé en deux toutes les cyclettistes qu’il avait photographiées dans son voyage. Je n’avais pas moi-même échappé au malheureux sort de ces «  pièges de la nature  ». Ce photographe Barbe-Bleue n’avait rapporté du Dauphiné qu’une collection de bustes  !
Assis sur le parapet du Guiers, nous causâmes bientôt comme de vieilles connaissances. Les derniers coureurs étaient passés, et hypnotisés par leurs feuilles de contrôle, les contrôleurs toujours muets. Il ne restait plus, assis à une table, qu’un jeune touriste, d’un extérieur très agréable, venu en curieux à cette course et qui déjeunait avec l’appétit de ses vingt ans. Nous nous rapprochâmes de lui et bientôt nous discutâmes sur le tourisme et le concours du T.C.
J’avançai que le parcours choisi était très dur.
— Ce parcours est un jeu pour un cycliste entraîné et qui a une machine polymultipliée répondit le jeune touriste, et s’il est un peu pénible, il n’est pas long. Je connais des itinéraires autrement difficiles, et pour les adeptes de l’école stéphanoise, celui-ci est à peine une promenade.
Et il ajouta, heureux, de nous révéler la qualité qui expliquait son assurance  :
— Je suis abonné du Cycliste.
Immédiatement je lus dans ses yeux qu’il ne me parait pas de cette enviable qualité. Je ne lui en voulus pas. Car, vu la chaleur, la modestie et la simplicité de ma mise ne pouvaient trahir un abonné de cette estimable revue. Heureusement mon état de fortune me permettant un abonnement à cette doyenne de la presse sportive, je pus répondre à cet excellent jeune homme sur un ton de parfaite égalité.
— Ah  ! lui dis-je, vous êtes abonné du Cycliste, je ne saurais vous en blâmer. C’est une revue que je prise fort, quoique sa lecture soit parfois dangereuse. L’exemple de M. de Vivie peut être funeste. Sa conception du tourisme est peu ordinaire. Concevriez vous un amateur de peinture visitant un musée au pas gymnastique  ?
J’avais touché à l’arche sainte. La figure du cycliste s’anima et c’est un peu excité qu’il me répondit  :
— M. de Vivie est pour moi le type même du touriste. Je lis, je dévore ses récits de voyage et je les trouve, vu son âge, extraordinaires. Son régime l’est également. Quelles admirables performances  ! Il est vrai que son entraînement est formidable, oui. Monsieur, formidable  ! répéta avec force ce juvénile et fanatique abonné.
Je n’ai jamais pu entendre traiter M. de Vivie de touriste sans voir rouge, car à mes yeux c’est l’anti-touriste.
— La nature, répliquai-je, crée des géants et des hommes de génie  : ce sont également des monstres. Pour moi, par sa vigueur exceptionnelle, son insouciance du danger, son hygiène exagérée, son endurance de la fatigue normale, M. de Vivie est un «  monstre touristique  ». Admirez-le, jeune homme, mais ne l’imitez pas.
Et je pensai que de même que les plus grands saints avaient été les plus grands pécheurs, les hygiénistes les plus rigoureux. . .
J’aurais eu le plus grand plaisir à faire causer ce séide de l’école stéphanoise, qui au demeurant était un charmant touriste. Je voulais lui demander ce qu’il pensait de certains collaborateurs du Cycliste, mais regardant ma montre qui marquait 10 heures 1/2, je dus y renoncer. Somme toute, je n’en fus pas fâché  : la modestie de M. Badey aurait sûrement trop souffert.
Cet aimable ingénieur m’accompagna quelques pas et nous nous séparâmes dans une vigoureuse poignée de main. J’ai rarement rencontré touriste plus sympathique, et cette matinée à Saint-Pierre-d’Entremont restera un de mes meilleurs souvenirs de voyage.
Je déjeunai à Saint-Laurent-du-Pont et à une heure me dirigeai sur Grenoble par la route de Voreppe. Au pont de Demay, je fus dépassé par trois jeunes botanistes. Au col, j’en rattrapai un qui poussait sa machine. C’est, pensai-je, un rétroïste qui marche à pied pour gagner du temps  !
Après une courte halte à la fontaine, je descendis sur Voreppe. Je vous ai conté l’horrible accident auquel j’assistai. J’aurais arrêté les deux autres botanistes mais je ne pus les rejoindre et j’arrivai à Grenoble vers trois heures.
J’allai à la Tronche curieux de savoir le temps mis par les premiers coureurs. Le contrôle du T. C. se tenait dans un café de dixième ordre, aussi je ne m’y risquai pas et préférai rester au bas de la descente du Sappey. Un contrôleur s’y trouvait.
Ce contrôleur était «  orné  » d’un brassard de soie blanche sur lequel se détachaient mal en doré les trois lettres T. C. F. Sur du blanc, ces lettres auraient dû être vert mousse. Malheureusement le Touring-Club n’a pas le sentiment de la couleur.
— Le Touring-Club ne pas avoir le sentiment de la couleur  ! mais il en... Ah  ! mon ami, vous êtes cruel. Qu’avez-vous donc contre cette association hygiénique  ?
Avez-vous la berlue  ? Je ne vous comprends pas  ? Que diable voulez-vous dire  ? Mon ami me regarda fixement.
— Excusez-moi, me répondit-il. Une folle association s’était faite dans mon esprit. Mettez que je n’ai rien dit.
— Ne m’interrompez plus, je vous prie, je ne sais vraiment plus où j’en étais de mon récit.
— Vous me parliez d’un contrôleur qui avait un brassard blanc.
— J’y suis. Ce contrôleur au brassard virginal était un homme d’une cinquantaine d’années, à la figure avenante. Il dirigeait son service d’ordre avec douceur et fermeté. Il me plut et je causai avec lui. Au bout d’un quart d’heure, nous causions en touristes, c’est-à-dire très librement. Un quart d’heure encore et il me confia qu’il avait inventé une lévocyclette basée sur des principes nouveaux et qui serait, pour le grimpeur de côtes, presque la bicyclette idéale. La maladie de son mécanicien l’avait seule empêchée de prendre part au concours.
Très intéressé par cette confidence, je me fis donner quelques détails.
— Ma lévo, me dit-il, est à mouvement rotatif par leviers oscillants. L’action simultanée des leviers est transmise par l’axe du pédalier muni de pignons dentés, à crémaillère et à chaîne de Vaucanson. Suppression entière du «  point mort  », d’où utilisation complète de l’angle mort de 33° de la directe et de la rétro. Développements multiples sans commandes s’obtenant par simple pression du pied sur un ressort placé à côté du pédalier.
Comme vous le voyez, pas d’engrenage, pas de mécanisme. Tout est le plus simple possible. L’action développement est entre un tour de roue et trois tours de roue. Bien entendu, tout est monté sur billes et à roues libres. Ma machine est la véritable grimpeuse. Elle a fait très facilement le tour du Rachais par le col de Vence et il y a du 11 et 12 %. Elle a grimpé comme un CHAMOIS  ! et tel sera son nom.
N’étant pas familiarisé avec les lévocyclettes, je ne pus, par cette description, me rendre compte du mécanisme, mais je promis à l’ingénieux contrôleur d’aller le voir et d’essayer la nouvelle machine. Savez-vous que si le point mort est réellement supprimé, ce serait une. . .
À ce moment, quatre heures sonnèrent à l’horloge de Goudargues.
— Partons, dis-je, il serait ensuite trop tard pour photographier les rochers de Montclus.
Nous nous mîmes en selle et à l’allure de 15 kil. à l’heure nous reprîmes notre causerie.
— Mais, me dit mon ami, vous ne m’avez pas encore parlé du concours au point de vue technique. Quels en sont les résultats  ? Le rapport a-t-il été publié  ? Pensez-vous que réellement il y ait eu profit pour le tourisme  ?
Je le fixai à mon tour. Chose navrante  ! Il parlait sérieusement.
— Je vous conterai, puisque vous le désirez, ce concours dans tous ses détails, même les plus ignorés. Je revins à Grenoble quinze jours plus tard et m’y suis abondamment documenté. Mais comme je tiens à vous conter sans rien omettre le 3e concours du T. C, j’attendrai ce soir. Vous ne perdrez rien à attendre, je vous le promets, et votre curiosité sera plus que satisfaite. Négligeons donc maintenant tout cela et laissez-moi vous raconter une bien jolie histoire. Les personnages s’y livrent à d’incroyables écarts de langage, les péripéties sont amusantes, et elle est à la fois instructive et immorale. Elle pourrait s’intituler  : histoire étrange d’un moulin à...
Brusquement, l’apparition subite d’un cycliste m’interrompit. Il nous dépassa très rapidement, mais à 10 mètres devant nous il ralentit son allure de manière à conserver cette distance. Vêtu de couleur sombre, ses cheveux rouges tranchaient sur son costume.
— Remarquez ces cheveux, dis-je à mon ami, il serait difficile d’en voir d’un rouge plus éclatant.
— Rouges  ? Mais non  : à peine blond vif. Ah  ! la jolie nuance  ! Ce sont de bien beaux cheveux.
Blond vif  ! Vous vous moquez... Dites donc carotte ardente, et vous pourriez bien lui faire cadeau de votre...
— Arrêtez  ! Est-ce ainsi que vous tenez votre... Regardez  ! mais regardez donc  !
Le cycliste, devant nous, se livrait à un exercice bizarre. Tous les cailloux roulants qu’il rencontrait sur la route étaient chassés avec une violence extrême par la roue directrice de sa bicyclette. À droite, à gauche, ils volaient, obéissant à une force irrésistible. Toutes les pierres semblaient prises de folie et mitraillaient les champs.
— C’est étourdissant  ! m’écriai-je, rapprochons-nous vite de ce cycliste étonnant.
Nous allions l’atteindre, quand tout à coup, spectacle fabuleux  ! incroyable  ! ainsi qu’un cavalier faisant cabrer son cheval, il enleva sa machine. Se tenant très en arrière, il soulevait la roue-avant à 60 ou 80 centimètres de hauteur de telle manière que le tube qui réunit le pédalier à la douille était devenu perpendiculaire à la route, et pédalant furieusement, il partit à fond de train sur une roue  !
Ébahis, ahuris, émerveillés, nous regardions doutant de nos yeux.
— Qu’est-ce que ce personnage  ? s’écria enfin mon ami. Voyez donc  ! il continue toujours. Mais c’est miraculeux  !
— Que voulez-vous que ce soit si ce n’est un gymnasiarque de cirque  ? C’est probablement un échappé du cirque Mac-Addon’s qui vient d’être saisi à Grenoble. Mais rattrapons-le.
Forçant l’allure, nous atteignîmes bientôt l’extraordinaire cycliste qui avait déjà parcouru un kilomètre sur ce nouveau monocycle. Mon compagnon passa à sa droite et moi à sa gauche.
Le cycliste laissa alors retomber la roue directrice et cycla à la façon ordinaire. J’examinai alors le personnage. De taille moyenne, il pouvait avoir 25 ans. Sa vigueur paraissait ordinaire. Il avait des taches de rousseur à la figure, des yeux bleus et ses cheveux étaient d’un rouge vif. À notre grande surprise, il pédalait encadré par nous, sans nous adresser la parole. Il semblait ne pas s’apercevoir de notre présence.
Mon ami voulut avoir raison de ce mutisme.
— Mes compliments, Monsieur, pour votre surprenante manière de cycler. C’est prodigieux.
Le cycliste s’inclina à peine puis répondit froidement  :
— Prodigieux  ? Non. Car rien n’est plus simple et plus facile. Économique plutôt, un seul bandage étant en contact avec la route.
Et ayant dit cela, il reprit son impassibilité. Nous fîmes deux kilomètres sans parler.
Tout à coup, l’inconnu se tourna vers mon ami  :
— Vous avez, dit-il, une Gladiator modèle 1898. Et se retournant vers moi.
— Et vous, Monsieur, une Perfecta-Gladiator modèle 1901.
C’était exact et stupéfiant. Car nos machines n’avaient plus de marque et il n’avait pu les examiner de près.
— Rien de plus vrai, répondis-je, et votre observation indique un maniement extraordinaire de bicyclettes. Vous êtes sans doute directeur d’un vélodrome  ? d’une usine de cycles  ?
— Moi  ! directeur d’une usine  ! d’un vélodrome  ! comme vous vous trompez. Je suis un simple propriétaire et je vais à Saint-Affrique, dans l’Aveyron, acheter des moutons et des brebis du Larzac. C’est une race extrêmement robuste  : de plus, très sobre, et je crois qu’elle s’acclimatera très bien ici.
Pour le coup, je fus absolument dérouté. Ce cycliste merveilleux allait acheter des moutons  ! Et il avait peut-être une houlette  ! J’étais moralement désarçonné. Quant à mon ami, ses yeux ne quittaient pas les cheveux de l’inconnu. Les enviait-il  ? les admirait-il  ? Je ne sais. Mais ce qu’il y avait de certain, c’est qu’il les regardait avec un plaisir...
— Vous allez à Saint-Affrique, répondis je. C’est presque notre chemin, car nous partons demain pour le Rouergue. Mais, ajoutai-je, en examinant sa machine, il est bien imprudent à vous, sur ces routes de montagnes, de ne pas avoir de frein.
Le cycliste me jeta un regard étonné.
— Un frein  ? Que voulez-vous que je m’embarrasse de pareilles inutilités  ? Est-ce qu’on n’arrête pas sa machine comme on veut  ?
Nous étions à ce moment arrivés à la courte et rapide descente des rochers de Montclus.
— Veuillez, continua-t-il, me devancer, et faîtes halte quand vous aurez deux cents mètres. Vous verrez alors comme il est facile d’arrêter une bicyclette à n’importe quelle vitesse.
Nous fûmes vite à mi-descente, et bientôt l’inconnu se lança à une vitesse vertigineuse. Arrivé devant nous, il ne fit aucun effort apparent, mais la roue motrice bloquée patina et la machine s’arrêta.
— Très fort  ! dit mon ami.
— Très curieux  ! répliquai-je. Il faut évidemment une vigueur...
— Fort ordinaire, je vous assure. Je sais seulement me servir de ma bicyclette. Vous venez de voir l’arrêt absolu, voici maintenant l’arrêt progressif.
Et sautant en machine, du pied droit il freina sur la roue-avant et du pied gauche sur la roue-arrière.
— On peut aussi, ajouta-t-il, avec un gant de cuir arrêter la roue directrice. Vous voyez comme tout cela est simple.
Nous nous remîmes en selle et l’inconnu reprit son air froid et détaché. Nous avions à peine fait deux cents mètres quand soudain d’un mouvement sec il fit tourner la roue directrice sur elle-même. D’abord, ce fut un demi-tour, ensuite le tour complet. Le guidon revenait tout d’un coup à sa position première. La roue avant valsait, et, toujours impassible, il pédalait nous tenant pied.
— Mais votre bicyclette est biseautée  ! m’écriai-je, et mon ami voulant photographier le donjon et les roches de Montclus, je pus examiner de près la machine de ce cycliste renversant.
C’était une bicyclette ordinaire à cadre très court. La douille et les fourreaux étaient presque perpendiculaires au sol. Leurs extrémités n’étaient pas infléchies. Sur une pareille machine, le lâche-main était de toute évidence interdit.
— Si vous aviez lu, lui dis-je, n’importe quel traité sur les bicyclettes, vous sauriez qu’avec une telle machine le lâche-main est impossible. Je m’étonne que vous n’ayez pas fait modifier cette fourche. La théorie est formelle sur ce point.
Le cycliste me regarda tout surpris  :
— Je me moque de la théorie et des théoriciens, dit-il, à les lire on perd son temps. Pour moi, la pratique est tout.
Et sautant en machine, il lâcha le guidon et décrivit des huit sur la route  ; ensuite, pédalant avec un pied, il mit l’autre sur le guidon et décrivit de nouveaux huit.
— Vous voyez, dit-il, que même manchot je resterai cycliste  !
Mon ami avait pris son cliché et nous montâmes à pied la courte rampe de Galès. Je demandai alors à l’inconnu comment il était parvenu à cette maîtrise de la bicyclette.
Bien simplement, me répondit-il, en m’exerçant sans casse et en ne me décourageant jamais.
C’est un instrument d’une docilité, d’une souplesse inimaginable. On peut en faire tout ce qu’on veut. Vous n’êtes pas les premiers que j’aie étonnés  ! J’ai fait mon service militaire dans les cuirassiers. Pris en amitié par mon commandant, je fus chargé de faire à bicyclette les commissions en ville et je puis vous dire sans exagération que j’ai stupéfié Lyon.
— Si vous pédaliez sur une roue  !
— Non, j’avais simplement supprimé le guidon comme accessoire inutile et encombrant. Vous auriez pu me voir, dans les rues les plus fréquentées de Lyon, ma bicyclette encombrée de paquets, moi-même souvent un sac sur le dos, circuler le plus facilement du monde. Je me dirigeais me servant de mes bras comme un canotier de sa pagaie. Que de fois mes gestes effrayaient les femmes qui poussaient des cris de frayeur en me croyant sur le point de tomber.
— Mais pour vous mettre en selle, pour en descendre, comment faisiez-vous  ? demanda mon ami. Je ne conçois pas la manière dont vous pouviez vous y prendre.
— Ainsi, dit le cycliste.
Et sautant en selle d’un bond, il fit quelques pas, puis mit pied à terre sans avoir touché le guidon.
— Ce n’est pas possible, m’écriai-je presque hors de moi, que vous soyez un paisible propriétaire rural. Laissez donc les moutons de Saint-Affrique et parlez-nous de Pinder, de Piège, de Casuani  ! et Barnum, le connaissez vous  ?
— Je ne connais pas ces gens-là, répondit-il un peu interloqué, mais je vous le répète, je suis propriétaire et m’occupe de mes propriétés. Je m’appelle Mathieu et j’habite Connaux, à dix kilomètres de Bagnols, et puisque demain vous allez sur le Larzac, peut-être y monterez-vous par Montdardier et Rogues. Si vous passez dans ce village où je possède trois maisons, parlez du cycliste de Connaux et vous verrez ce que l’on vous en dira  !
Et pour la première fois une lueur d’orgueil apparut sur son visage. Aussitôt je compris le personnage.
C’était un cycliste étonnement doué, d’une adresse sans pareille et qui prenait plaisir à stupéfier les gens qu’il rencontrait en faisant froidement et sans avoir l’air d’y toucher, ses fantastiques exercices. Avec sa figure impassible, c’était un parfait pince-sans-rire cycliste.
Tout en causant, nous étions arrivés au bas de la montée de Combe-Toulouse. Cette rampe était un jeu pour mon ami et pour le cycliste. Quant à moi, j’avais changé ma chaîne, ce qui m’avait fait perdre cinquante mètres. Vers le milieu de la montée, je n’étais plus qu’à 10 mètres d’eux, quand, à un tournant, nous rencontrâmes deux charrettes arrêtées pleines de jeunes vendangeuses faisant leurs adieux aux amies qui les avaient accompagnées.
Mon ami et le cycliste les croisaient, quand tout à coup une jeune fille s’écria  :
— Voyez  ! voyez  ! les cheveux rouges de Connaux  ! Voyez  ! c’est celui qui est derrière la moustache blonde  !
Alors toutes ensemble, dans un grand cri levant les bras pour l’acclamer  :
— Les cheveux rouges  ! les cheveux rouges de Connaux  ! C’est lui  ! c’est lui  !
Confus de cette ovation, le cycliste, baissant tête sur son guidon, avait accéléré l’allure, mon ami avait mis pied à terre. Je l’imitai quand je fus à sa hauteur.
— Quel succès pour notre cycliste  ! dis-je, quelle popularité  ! Mais il me semble que ces jeunes filles ont légèrement manqué de tact. Elles ont vraiment dépassé la mesure.
— Ces jeunes filles sont charmantes et d’un tact exquis, me répondit-il tout triomphant, si je me suis arrêté, c’est pour jouir enfin de votre confusion. Vous avez, entendu, j’espère, le cri du cœur de ces délicieuses vendangeuses. Allez rétractez-vous de bonne grâce. Avouez donc qu’elle est blonde  !
Je le regardai tristement et lui dis  : — Je vous suis, vous le savez, très attaché. Je ne vous ai jamais trompé  : Je ne suis pas le touriste de Pradelles et vous pouvez avoir en moi une confiance absolue. Blonde  ! ah, mon ami, chassez bien loin cette espérance. Je vous dois la vérité, quelque pénible, quelque cruelle qu’elle soit. Eh bien, elle ferait pâlir un sémaphore  !

d’Espinassous

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