Route du Valgaudemar (1900)

mardi 1er septembre 2020, par velovi

Par D’Espinassous, Le Cycliste, 1900, Source Archives départementales de la Loire, cote Per1328_7

Parti de Grenoble à 5 heures je vais dans le Valgaudemar que je ne connais pas  : mais au lieu de passer par La Mure et Corps, c’est par le Lautaret, Gap et le col Bayard, que je compte atteindre Chauffayer, point de départ de cette excursion.
Ce trajet a été souvent décrit dans le Cycliste, je n’en referai pas le récit  : je me contenterai de raconter les menus faits de la route, les broussailles du chemin, tout en m’efforçant de rendre le moi le moins haïssable possible.
Donc à 5 heures je suis le cours Saint-André, à la quadruple rangée d’arbres, qui me mène à Claix. Je traverse Vizille, Séchilienne, Livet, toute la gorge de la Romanche.
À 8 h. 15’ arrivée à Bourg-d’Oisans, je ne m’y arrête pas, et continue jusqu’au pont Saint-Guilherme  : là je gravis résolument la rampe des Commères, le grand épouvantail d’antan.
Je monte facilement et je ne sais pourquoi, une phrase du duo de Faust me revient à la mémoire  : vous vous rappelez, Marguerite chantant  : un simple jeu... c’est le mot vrai de la situation.
En vue du tunnel je mets pied à terre  : il n’est que 8 h. 50, j’ai donc largement le temps d’être à 11 heures à La Grave, je peux fumer et me reposer.
Ma bicyclette appuyée contre un arbre, à demi-allongé sur l’herbe, je fumais dans un voluptueux abandon. Heureux de vivre, je regardais s’évanouir dans l’air les spirales bleuâtres de ma cigarette, quand me soulevant sur le coude, je vois arriver un cycliste. Et quel cycliste  ! il est absolument étonnant. Que dis-je, étonnant, il est formidable.
Jeune, très brun, moustache à la russe  : chapeau tyrolien avec plume d’aigle, costume bleu, maillot et bas écossais  ; à sa ceinture de cuir rouge, retenu par une gaine, pend un poignard  ! jumelles en bandoulière  ; sur la sacoche, un étui de revolver en maroquin fauve, bien à la portée de la main.
Cloué par l’étonnement, j’attends.
L’air triomphant, le cycliste s’approche, me salue et sans façon s’assied à mon côté. — Quelle stupide montée, me dit-il, et falloir le faire à pied  ! — Vous avez donc, lui répondis-je, une trop grande multiplication  ?
— Non, répliqua-t-il, la multiplication m’importe peu, je n’ai que 6m,15 et ordinairement fais toutes les rampes en machine, mais j’ai dans ce voyage une bicyclette neuve et mes pignons sont si grands que je crains de les fausser.
J’admirais cette crainte prudente, cette sollicitude attendrie pour ses pignons, tandis qu’il s’applaudit de l’ingénieux prétexte trouvé pour masquer sa lassitude. Me levant, j’examine sa machine, elle n’a bien qu’une multiplication  ; les pignons ont l’un 42 l’autre 15 dents, ce qui donne bien 6m,15 de développement.
Je voulus lui faire comprendre l’insanité de venir dans la montagne avec une pareille multiplication, je ne le persuadai pas  : Si, lui dis-je en finissant, votre grand pignon pouvait parler, et en supposant toutefois qu’il eut lu les fables de La Fontaine, à coup sûr il vous dirait  : on a souvent besoin d’un plus petit que soi.
À quand l’envoi de ces bicyclettes dans une exposition rétrospective de cyclisme  ? Pour en revenir à cette machine, elle serait le clou de celle de 1900.
À son tour, il regarde ma bicyclette, mais ne fait aucune remarque  ; à cela je vois qu’il connaît le système.
Bientôt, le laissant à ses grands pignons et à ses récriminations, je le quitte.
Arrivé à La Grave, je fumais sous le kiosque de l’hôtel, étendu dans un fauteuil de rotin, une chaise à mes pieds, lorsque vers midi apparaît le cycliste, toujours aussi fier, aussi content de lui.
Sa machine remisée, il cause avec moi pendant le court instant qui nous sépare du déjeuner.
Il se met à la même table, mais mes ordres au maître d’hôtel étaient donnés et suis servi séparément  : des mets exclusivement maigres me sont apportés, lui se «  gave  » de viande.
Mon touriste, je dois le dire, n’était pas très bien élevé — je soupçonne même ses parents d’avoir amassé une petite fortune sur son éducation — mon touriste, dis-je, commence à plaisanter lourdement, raillant le végétarisme, vantant la viande, la vigueur qu’elle donne.
Naturellement, je répondis, et après lui avoir énuméré tous les inconvénients de cette nourriture que notre instinct, dépravé et perverti par l’atavisme et l’habitude, n’est plus assez puissant pour rejeter, je m’étends longuement sur le végétarisme et la force inconsciente qui nous y pousserait si nous avions la volonté et le courage de réagir.
— N’êtes-vous, poursuivis-je, jamais passé près d’une treille aux raisins dorés, près d’un pêcher chargé de fruits, et si la civilisation, ou mieux peut-être la peur du garde champêtre n’eut pas retenu votre main, ce fruit convoité ne l’auriez-vous pas cueilli  ?
Tous les hommes mangent trop, je ne dis pas cela pour vous — il ne broncha pas — ils souffrent à peu près tous de la supernutrition, cause de la plupart de nos maladies. Le végétarien n’a pas à craindre cet écueil. Dès que l’estomac a sa ration, la faim cesse et il ne risque pas d’être trompé et abusé par le charme qu’exercent sur le palais certains aliments. Donc si je me permets de vous donner un conseil, mangez peu — c’était presque de l’ironie — soyez végétarien et vous acquerrez ce que l’on n’obtient pas à prix d’or, la santé et la force.
Je m’étais «  emballé  », et après déjeuner, ce qui est mauvais, rien ne congestionne autant  : heureusement que ces petits inconvénients n’ont pas de prise sur le végétarien.
L’homme bien portant ne doit pas sentir son corps, cet état idéal le végétarien le possède.
Après cette sortie, je le laisse. Sous le kiosque se trouve un cycliste que j’avais déjà remarqué avant le déjeuner  : il n’y avait qu’une table, je m’assieds près de lui.
L’aimable touriste  ! le charmant compagnon  ! jamais je n’ai rencontré dans mes nombreux voyages de personnalité plus séduisante.
Ne vous est-il pas arrivé d’être mystérieusement attiré vers un inconnu  ? rien d’instinctif, d’instantané comme la sympathie.
Nous passons toute l’après-midi ensemble  : d’abord très réservé, il se livre peu à peu et sa conversation devient étincelante d’esprit et d’humour...
Il habite Dunkerque et y retourne après une grande excursion dans le Midi.
— Je voyage seul, me dit-il, ma femme et ma fille sont en villégiature, je fais un «  voyage d’agrément  ».
C’est un joueur d’échecs, mon jeu favori  : il joue bien, incontestablement, mais perd régulièrement toutes les parties. Ce n’est pas que je sois très fort, mais ce jour-là, les combinaisons les plus subtiles, les ruses les plus machiavéliques je les déjouais avec un bonheur insolent.
À 4 heures nous nous séparons à regret et nous serrons les mains très affectueusement, comme de vieux amis.
Après La Grave, le chemin monte assez durement, le passage des tunnels est très boueux et je suis obligé de descendre de machine  : cela me rappelle le bon vieux temps où les courses en montagne se partageaient en descentes folles et en longues côtes faites à pied.
Jusqu’au col la route est raide, quoi qu’on en dise, les pentes sont complètement dénudées et un paysage sans forêts, sans arbres, est toujours incomplet. Seuls les glaciers ont fière mine.
Une heure et quart après avoir quitté La Grave, j’arrive au Lautaret. Ma bicyclette en lieu sûr, je sors de l’hôtel.
Je rencontre six jeunes touristes, qui hier sont venus de Grenoble en automobile.
Aucune anicroche à la montée, la machine, une des plus belles que j’aie vues, s’est comportée vaillamment, mais il me semble qu’ils appréhendent la descente  : ils ont deux freins cependant, mais, me dit l’un de ces jeunes gens, s’ils cassent «  quelle purée  ».
L’expression n’était pas évidemment pur «  faubourg Saint-Germain  », mais qu’elle exprimait bien la chose.
Ces jeunes touristes — le plus âgé a environ 23 ans — ont tous le teint blanc et rosé, et ils sont parvenus par leurs coiffures d’amiral russe, leurs lunettes noires, leurs lourds vêtements de cuir, à avoir la mine sinistre des «  chauffeurs  » de 1801.
Ils font leur premier voyage de montagne, mais sont d’avis, avec moi, que seule la bicyclette donne l’indépendance.
— Vous ne dépendez, me disent-ils, que de vos muscles et de votre estomac, nous de toutes les pièces de notre mécanisme, hélas  ! si compliqué  : une «  panne  », pour vous n’est rien, pour nous c’est le «  plaquage noir  » sur la route  : nous sommes les prisonniers de notre automobile, nous la promenons plutôt qu’elle ne nous promène.
Le repas fut très gai  ; ils me quittent ensuite pour prendre des vues au magnésium.
Je fais quelques pas autour de l’hôtel, il est tard  : mon contentement serait complet si j’avais des fourrures, un rocking-chair, du thé, des cigarettes  : je passerais la nuit dehors, ne me lassant pas d’admirer les glaciers à la clarté argentée de la lune. Mais le temps a fraîchi, rentrons, nous trouverons au moins du thé...
Du Lautaret à Briançon, superbe descente de 26 kilomètres, où l’on prend les plus vives allures  ; seules les traversées des galeries demandent un léger ralentissement.
Parti à 6 heures je passe sous les remparts de Briançon à 7  : me voici sur la pente de Sainte-Catherine, elle paraît vertigineuse quoique le graphique n’accuse que 5 %  ; j’ai peine à croire à son exactitude. Longues ondulations jusqu’à Sainte-Marguerite, là encore descente très rapide sur la Bessée  ; bientôt le rocher rougeâtre de Mont-Dauphin apparaît, je vais marcher pour déjeuner à la petite auberge de la gare.
Décidément c’est une série. Sous la tonnelle, assis à une table, se trouve un touriste  : à sa casquette brille l’insigne doré de délégué du T.C.
Très courtoisement il se lève et m’invite à m’asseoir à son côté. Je ne pouvais refuser une offre si aimablement faite, et après avoir demandé du café noir et de la brioche qui doivent me permettre d’atteindre Embrun, je cause avec lui.
Ce délégué habite ***, ville des Hautes-Alpes et d’après ce qu’il me narre, j’ai en face de moi un cycliste consommé, le vrai parangon du touriste.
Je lui conte que je viens de Grenoble et que la montée du Lautaret s’est évanouie devant ma petite multiplication. Il ne sourcille pas  : cette montée du Lautaret  ? bagatelle, me dit-il, et étendant le bras vers Guillestre, nous avons ici infiniment mieux  : la côte du col de Vars.
S’approchant de ma bicyclette, il examine d’un air entendu et dédaigneux mes pignons, finalement veut bien avouer que l’adaptation est ingénieuse, mais déclare qu’une bonne paire de jarret la remplace avantageusement. Toutes les montées, Monsieur, je les fais en machine, jamais au grand jamais, je ne mets pied à terre, et comme je le regardais avec un incommensurable étonnement, il sentit le besoin d’atténuer tout ce que cette déclaration avait d’excessif  : Seulement, ajoute-t-il, je les attaque chacune d’une manière différente  !
Quand je vous disais que c’était une série  : est-il moins extraordinaire que l’autre  ?
J’étais agacé de cette forfanterie, horripilé de cette outrecuidance et résolus de l’éprouver.
Je lui propose de monter avec moi au col de Vars  : malheureusement un furieux mal de tête vient de le prendre et le forcera à coucher ici.
— Quels regrets vous me laissez, me dit-il au moment où je partais.
Ces hâbleries, ces vantardises de cyclistes me sont insupportables, j’aime mieux être seul  : seul je ne m’ennuie jamais. Qu’il devient rare l’honnête touriste avouant que dans les grandes étapes il marche à 15 kilomètres à l’heure en moyenne et en montagne à 12.
Je ne passe pas le pont de Saint-Clément et préfère suivre le chemin de la rive gauche, quitte à franchir la Durance sous Embrun. La route est fort bonne, aussi à 11 heures suis-je à Embrun. J’avais très faim, l’hôtel est détestable. Il est sans contredit hygiénique de se lever de table avec un restant d’appétit, mais aujourd’hui trop d’hygiène décidément. Je veux mettre à sac une pâtisserie  : sa devanture la rend imprenable. Mettons-nous en selle, nous trouverons toujours quelques fruits, l’eau pure des torrents.
Descente après Embrun, montée des Crottes, encore une descente sur Savine, puis la rampe de Chorges  : de là ondulations jusqu’à Gap où j’arrive à 5 heures. On m’a indiqué un hôtel près de la gare, et quoiqu’en général les hôtels avoisinant les gares soient fort mauvais, celui-là, heureusement, n’est que médiocre.
Venu depuis Embrun sous un soleil brûlant, j’avais une soif inextinguible, ce qui bien que végétarien et abstinent me fit faire une folie.
Craignant de boire trop d’eau, je voulus employer un moyen radical  : je fis enlever les carafes et apporter une bouteille de Saint-peray  : elle évoque le Rhône, la route si souvent parcourue.
Ce fut, je le reconnais, une fâcheuse inspiration, car après le dîner, ce qui ne m’arrive jamais, j’avais les jambes cassées. Je me rappelai à ce moment une phrase d’une comédie de Sardon  : «  Hippocrate, ce dieu de la médecine, recommandait aux Grecs une bonne débauche tous les mois  : incontestablement moins robustes, nous devons redoubler d’hygiène et la faire tous les quinze jours  !  »
Hippocrate n’a pas connu le cyclisme, c’est sa seule excuse.
J’ai rarement vu une ville plus triste que Gap, aucune n’a l’air plus village. Je passe la soirée à la gare, me promenant sur le quai, c’est ce que j’ai trouvé de plus divertissant  : vous pouvez juger par là des distractions qu’offre Gap le soir...
Je me lève de grand matin, il est 5 heures quand je suis en selle. La montée du col Bayard, montée extrêmement dure de 7 kilomètres, à pente moyenne de 8,5 %, avec des sections à 10 et 11 %, commence immédiatement après le passage à niveau de la ligne de Briançon.
Je monte lentement, rencontrant de nombreux paysans qui se rendent au marché de Gap  : quelques-uns sont à cheval, d’autres dans des chars, beaucoup à pied. Presque tous me saluent, mais aucun d’eux ne montre la plus légère surprise de me voir gravir cette côte en machine.
Où sont, me disais-je, les regards bienveillants, les remarques flatteuses que recueillait Vélocio  ?
Qu’est devenu le prodigieux étonnement dont les indigènes étaient saisis en voyant l’Homme de la Montagne fumer tranquillement sa pipe à des montées invraisemblables  ?
Cette rampe pourtant est excessive, je fume aussi, pas la pipe il est vrai, pourquoi cette indifférence  ? Les arcanes des petits développements leur seraient-ils connus  ? Est-ce la satiété de ce spectacle, ou mieux trouvent-ils dans leur bon sens natif que comme toute monture la bicyclette doit monter les côtes  ?
Une horrible pensée me vient  : cette admiration enthousiaste ne s’adressait-elle pas à la pipe légendaire ou au formidable bagage  ! N’empêche, bizarre énigme.
J’avoue que je suis enchanté du peu d’effet que je produis, ma modestie aurait trop souffert  : je serais monté à pied.
Bientôt me voici devant les 300 mètres à 11 %  : je mets carrément pied à terre.
Contempteurs des petites multiplications, retenez votre sourire et ne vous hâtez pas de triompher  : je suis descendu de machine, j’en conviens, mais c’est pour fumer. Je suis bien aise aussi d’admirer la magnifique plaine de Gap, que je domine de très haut. J’ai promis de ne pas faire de description, je le regrette, le spectacle est merveilleux.
Je fumais, tout en prenant quelques notes sur mon carnet de voyage, quand j’aperçois deux cyclistes qui descendent du col conduisant leurs bicyclettes à la main.
À ma vue, ils hésitent un instant, puis se dirigent, vers moi  : mais je prends un air si peu accueillant, si froid, qu’ils n’osent m’aborder.
Je n’admettrai jamais qu’un cycliste soit pusillanime à ce point  ; leurs machines avaient un frein et en fussent-elles dépourvues, qu’importe, ce n’était pas une excuse  : le véritable touriste passe partout. D’ailleurs j’étais saturé de rencontres cyclistes.
Je me remets en selle  : les 320 mètres à 11 % sont enlevés et à 6h 40 je suis au col.
Je ne vous cacherai pas qu’il me tardait d’y arriver  : en voilà une montée qui remplacerait avantageusement celle de la croix de Chabourey, ce «  chemin de Damas  » des cyclistes. J’écris avec plaisir ce nom, croix de Chabourey, il y a longtemps il me semble, que je ne l’ai vu dans le Cycliste où il a fait un si excellent usage.
Une descente d’abord modérée, puis vers Laye devenant très rapide, m’amène à Brutinel et aux Barraques. Il est 7 heures  : une idée me traverse l’esprit, je n’ai pas fixé mon arrivée à Chauffayer, excursionnons aujourd’hui dans le Champsaur.
Après un très court déjeuner à Saint-Bonnet je pars à 8 heures pour Orcières. Le pays me paraît riche, beaucoup de prairies arrosées par des canaux.
Je marche très lentement, m’arrêtant à chaque instant  : à la bifurcation de Champolléon j’abandonne mon premier projet et prends le chemin de ce village, où j’arrive à 11 heures. Là, laissant ma bicyclette dans une maison, je me fais prêter un bâton  : suivons le Drac blanc et en route pour la montagne.
Je monte sans cesse et ma carte consultée, suis environ à 1,600 mètres d’altitude. Ici le pays est très pauvre, l’aspect très triste, peu de bois. Assis sous un sapin, je prenais quelques notes, quand je ressens presque une faiblesse  ; je regarde ma montre, il est 1 heure.
J’ai une faim atroce  : une humble chaumière se trouve sur le bord du chemin, j’entre et demande à déjeuner.
Voulez-vous mon menu  ? grives de pays au beurre... grives au beurre  ! pour un végétarien, devez-vous penser, c’est passablement osé, et l’avouer, d’une franchise, par trop cynique.
Rassurez-vous, dans ce pays désolé, la grive de pays est tout simplement la pomme de terre cuite sous la cendre ou bouillie, et ce détail peut vous donner une idée de la pauvreté et de la maigre chère de ses habitants.
Donc premier plat, pommes de terre en robe de chambre. Deuxième plat  : il n’y avait plus rien.
Mais le cycliste est particulièrement ingénieux, la fermière avait du lait, mon sac contenait du chocolat et du sucre — mon sac est un sac merveilleux qui rappelle la «  bouteille enchantée  » de Robert Houdin et je me fis faire une crème très épaisse et vous assure fort appétissante. Des cigarettes et du thé — fournis également par le sac — terminèrent ce repas. Quant au prix, il fut ridiculement minime  : pas besoin en Champsaur d’avoir la «  forte somme  ».
Tout en fumant, je réfléchissais sur les avantages de la sobriété et du végétarisme.
N’importe, me disais-je, où le végétarien se trouve, il peut contenter sa faim, et les mets les plus simples, les plus ordinaires lui paraissent savoureux  : quelques centimes et il l’apaise. Pour lui les conditions de la vie sont toutes changées. L’homme ne travaille que pour manger, c’est la loi de fer, la grande loi de la nature.
Quelle n’est pas ici la supériorité du végétarien, très peu de travail lui procure ce qui est nécessaire à sa subsistance  ; il peut donc, à son choix amasser une honnête aisance pour ses vieux jours ou se livrer au repos et à des travaux intellectuels.
Vienne, pensais-je, la mauvaise fortune, encore le végétarien restera supérieur à son sort. Me contredirez-vous, si j’affirme que l’indépendance est le plus grand des biens  ? combien pour l’acquérir la plupart des hommes courent fiévreusement après la fortune qui seule, croient-ils, peut la leur donner. Mais avec la fortune se créent des besoins nouveaux, dont ils deviennent l’esclave  : en s’enrichissant les hommes n’ont fait que river plus étroitement leur chaîne et se préparer des souffrances pour l’heure où ils ne pourront plus contenter leurs désirs. Le végétarien a peu de besoins, il lui faut si peu pour vivre, et c’est précisément ce peu qui lui donne ces suprêmes biens, l’indépendance et la santé.
Simplifions donc la vie, et plus nous nous rapprocherons de cet état idéal... je m’arrête, jamais je n’aurais cru qu’un aussi long sermon put sortir d’une tasse de thé.
Une heure de marche et me voici de nouveau à Champolléon, où je reprends ma bicyclette. Comme le matin, je perds mon temps en route, aussi à 5 heures suis-je encore loin de Saint-Bonnet.
J’étais assis sur le bord du chemin, quand je vois venir vers moi un frère ignorantin. Quelle drôle de chose que la vie  ! C’est un de mes camarades d’enfance avec qui souvent j’ai joué. Après un moment d’hésitation nous nous sommes reconnus  : nous causons longuement.
Il me raconte sa triste et austère existence dans cette froide vallée et me donne de nombreux détails sur ses habitants. Quel pays  ! quel climat  ! s’écrie-t-il, jamais je n’ai pu malgré mes efforts, leur donner la moindre notion d’hygiène, leur entêtement dépasse toute limite  : il est vrai que leur race est si robuste qu’ils peuvent presque s’en passer. Quant à mes petits élèves, ils ne supportent pas le moindre frein et l’obéissance leur paraît une chose tout à fait extra-ordinaire.
Connaissez-vous, me dit-il en me quittant le vieux proverbe du Champsaur  ? Crois ton père et fais ta tête  !... Je le trouve superbe ce proverbe et le note incontinent  : à lui seul il vaut le voyage. Que de rencontres imprévues dans cette excursion, quelle étrange série, habent sua fata itinera... remettons-nous en route.
Maintenant je force l’allure, neuf kilomètres seulement me séparent de Saint-Bonnet. J’ai très chaud, jetons-nous dans le Drac, et après un bain rapide dans l’eau glacée, vite la réaction en machine. J’arrive parfaitement reposé, la fatigue a disparu sous l’eau.
Je désire finir ce récit par un conseil.
Je vous dirai donc  : voulez-vous être un véritable cycliste, celui sur qui fatigue et intempéries glissent sans l’effleurer  : soyez très sobre  ; soyez végétarien, que l’eau soit votre unique boisson. Tous les matins le tub à l’eau très froide, l’immersion en pleine marche, et vous aurez trouvé le secret si vainement cherché  : le chemin de la fontaine de Jouvence.

d’Espinassous

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