Route de Serres

mercredi 2 septembre 2020, par velovi

Par D’Espinassous, Le Cycliste, juillet 1901, Source Archives départementales de la Loire, cote Per1328_7

Un des derniers jours de juin, assis à l’ombre dans mon jardin, je fumais, attendant l’heure du courrier. Tout à coup j’entendis grincer le sable  : le facteur du télégraphe m’apportait une dépêche. Je l’ouvris. En voici la teneur  :
Arriverai à Nyons lundi à 1 h. 57. Vous y attendrai. Répondez Sault et Valréas bureau restant.
Le signataire de ces lignes était mon charmant compagnon de la Croix-Haute, celui que pour la commodité de mon récit j’appelai le touriste rouge. À Vif nous nous étions promis de nous revoir, et un projet d’excursion à la Grande Chartreuse y avait été esquissé.
J’étais resté en correspondance avec lui, mais jamais dans aucune de nos lettres, il n’avait été fait la moindre allusion à cette course, et je croyais ce projet définitivement enterré. À la fin de mai, au court billet me prouva qu’il n’avait pas oublié sa promesse. Contre mon attente, il s’était souvenu.
Le touriste rouge, me dis-je, après avoir lu sa dépêche, doit être quelqu’un d’exact, précis, méticuleux même  ; il faut, quelque difficile que cela soit, me mettre à sa hauteur. Et j’envoyai à Sault et à Valréas le télégramme suivant  :
Serai à Nyons lundi à 1 h. 56 pour vous y recevoir.
Le surlendemain, je quittai Rochegude à 4 heures du matin. Nyons n’étant qu’à 90 kilomètres, il m’était facile d’y être à l’heure fixée. La route directe passe par Barjac, Laval. Une autre route, s’en détachant à Montclus, traverse la forêt de Valbonne et n’allonge le trajet que de 8 kilomètres. C’est celle que je pris.
J’aime beaucoup à m’arrêter à la Chartreuse, où m’attend toujours le meilleur accueil. J’y jouis des faveurs du frère Alphonse, préposé à la réception des touristes, et j’apprécie fort ses prévenances qui se traduisent par l’apparition, à la fin de mon repas, d’une crème au citron. Cette crème très sucrée, est non seulement un mets des plus délicats, mais encore une excellente nourriture pour mes muscles.
Donc à 4 heures du matin je me mis en selle. La route, en sortant de Rochegude, est, pendant un kilomètre, tracée en corniche sur la Cèze  ; puis passant sous l’arche en pierre qui précède le pont suspendu de Tharaux, décrit une boucle lui permettant d’arriver au niveau du pont. C’est sur ce chemin que je promène le matin quand je ne sors pas à bicyclette, ce qui est rare. J’y fis, un jour de la fin mai, une rencontre bien imprévue.
J’étais précisément sous l’arche de pierre et allais monter sur le pont par l’escalier des piétons, quand je vis venir un cycliste.
C’était un homme dans la force de l’âge, de taille moyenne, bien découpé. En bras de chemise, la tête couverte d’un feutre fauve perforé, le teint coloré, il me paraît avoir fourni une longue course. Sur l’avant de sa bicyclette, un sac regorgeant de cartes  ; sur le guidon, un veston retenu par des courroies, et derrière la selle un fort portemanteau roulé militairement, indiquaient un touriste de race.
À ma vue, il sauta de machine et m’apostropha ainsi  :
— Qu’est-ce que c’est que cette route  ! une route est faite pour passer sur les ponts et non au-dessous  ! c’est insensé  !
Je suis plein d’indulgence pour les cyclistes, aussi, quoique très surpris de cette exubérance, je répondis au bouillant voyageur  :
— Si vous connaissiez le Saint-Gotthard, vous sauriez qu’une route, quand elle a une grande différence de niveau à racheter sur une courte distance, décrit une boucle. Dans les Alpes c’est en souterrain, ici c’est à l’air libre.
Chose étonnante  ! ce touriste sembla goûter cette raison. C’était évidemment un esprit dont les mathématiques avaient exercé le jugement.
— Vous avez une bicyclette qui me paraît robuste, lui dis-je, plutôt pour continuer la conversation que par conviction, car je ne l’avais presque pas regardée.
— Elle est, me répondit-il fièrement, à deux multiplications.
Je l’examinai avec attention  : c’était une Peugeot à deux vitesses, affublées d’une tringle  !
— Puis-je savoir quels sont vos développements  ?
— 3 mètres et 4m,50, me dit-il, presque joyeux d’énoncer des multiplications aussi basses.
— 3 mètres et 4m,50  ! Parbleu, Monsieur, vous seriez digne d’être le frère de l’Homme de la Montagne  !
À peine avais-je prononcé ce nom que la figure de l’inconnu changea, il rougit légèrement et dans ses yeux je vis luire une flamme qui soudain m’éclaira
— Vous seriez...
— Je le suis.
Entre touristes, on a vite fait connaissance et j’accompagnai en causant le «  Christophe Colomb  » de la petite multiplication. Inutile de dire, n’est-ce pas, le sujet principal de notre entretien. Nous effleurâmes pourtant la géologie, science qui passionne le capitaine, mais qui me laisse plus que froid.
— Avouez, lui dis-je, que le cycliste géologue est singulièrement favorisé quand il «  ramasse une pelle  »  ; il est ainsi porté naturellement à étudier de très près le terrain, et une chute sur tertiaire ou jurassique doit être enivrante. Décidément, le cyclisme et la géologie se complètent merveilleusement.
Nous étions arrivés au milieu du pont. Tout à coup le capitaine s’arrêta  :
— Vous venez de me dire que votre grand développement était de 5m,60, eh bien, moi, avec 4m,00 je me charge de vous «  plaquer  » à une descente  !
Ce doit être un esprit éminemment combatif, fait pour la lutte, que celui du capitaine Perrache, un de ces esprits que la difficulté irrite et aiguillonne, sans cesse à la poursuite de l’impossible... et tel était le cas en ce moment. Mon développement était de 1m,10 supérieur au sien, notre âge le même  : Quel pouvait être le bizarre raisonnement, à coup sûr peu mathématique, qui l’avait conduit à cette provocation  ?
Je ne relevai pas le défi, un sourire de politesse fut ma réponse, et lui serrant la main, je le quittai non sans l’avoir un instant suivi des yeux. Je ne voudrais pas être désagréable à l’Homme de la Montagne, mais il ne pédalait pas, il «  trépignait  » sur sa machine  !
Après avoir déjeuné, je pensai  : vraiment le capitaine aurait le triomphe trop facile. Me «  plaquer  » à une descente  ! la prétention est plaisante. Il serait bon peut-être d’accepter son cartel sur la route qu’il parcourra ce soir, et de lui démontrer qu’une différence de 1m,10 à 100 coups de pédales à la minute procure une avance de 110 mètres. Donnerait-il «  ses 115 tours », le gain serait encore de 42m,50.
Il était midi 30. Je savais que le capitaine Perrache devait s’arrêter à Barjac, à 10 kilomètres de Rochegude, j’étais donc sûr qu’il ne m’échapperait pas.
Poussé par un violent vent du Sud, 25 minutes me suffirent. Je ne m’étais pas trompé, je trouvai le capitaine encore à table.
— Je viens, lui dis-je, me mettre à votre disposition. À 2 heures, si vous le voulez bien, je vous accompagnerai et nous pourrons faire notre match à la descente de Combe-Toulouse à 5 kilomètres d’ici.
L’Homme de la Montagne accepta joyeusement et nous convînmes qu’après avoir pris du café nous partirions. Il fut entendu qu’il ne se servirait pas de la roue folle  ; je voulais combattre à armes égales, et non avec une bicyclette «  biseautée.  »
Nous prîmes donc le café ensemble. Le capitaine m’entretint de ses intéressants voyages et me donna de précieux renseignements sur les Basses-Alpes et la vallée du Var. Il me stupéfia, en me décrivant les différentes routes qui avoisinent Rochegude  : il les connaissait aussi bien que moi  ! Des touristes de cet acabit sont aujourd’hui plus que rares.
À 2 heures, au moment de nous mettre en selle, ondée diluvienne, incessante, qui dura jusqu’au soir. Impossible de partir.
Cette pluie fut pour l’Homme de la Montagne une pluie providentielle, une véritable «  pluie de la délivrance  » et il me sembla — je dus probablement me tromper — qu’il la regardait tomber d’un œil reconnaissant.
Que le capitaine Perrache ne soit pas étonné de la minutie des détails sur notre rencontre  : j’étais forcé de me montrer, ce jour-là, observateur implacable.

À 4 h. 40 je traversai Barjac. Passé la montée de Saint-Privat et la descente de Combe-Toulouse, la route retrouve la Cèze qu’elle suivra jusqu’à Goudargues. Quatre kilomètres plus loin, laissant à droite le chemin de Bagnols, je commençai l’ascension de la Chartreuse. Une montée modérée y conduit et à 6 h. 45 je sonnai à la porte du couvent. La Chartreuse de Valbonne est une réduction de la Grande Chartreuse  : bâtie en plein bois, on y jouit de la vue de la vallée du Rhône.
À mon coup de cloche, la lourde porte s’est ouverte.
— Le frère Alphonse, demandai-je au portier.
— Vous le trouverez à la salle à manger.
Le frère Alphonse est, pour moi, une vieille connaissance. Je m’arrête très souvent, au retour de mes voyages, à la Chartreuse pour y dîner et y coucher. Les chambres sont délicieusement fraîches et le calme absolu. Rien ne me repose autant.
Je monte l’escalier et bientôt j’aperçois la tête souriante, au crâne rosé brillant, du frère Alphonse — un vrai saint Jérôme.
— Mon cher frère, lui dis-je, je tombe d’inanition et vous saurais infiniment gré de me faire donner à déjeuner.
Dix minutes après, un plantureux café au lait est devant moi. le frère s’est assis et nous causons. J’ai eu, maintes fois, avec lui, des discussions sur la chartreuse, qu’en qualité d’abstinent, je ne puis souffrir. C’est mon grand cheval de bataille et, aujourd’hui encore, je n’hésite plus à l’enfourcher. D’ailleurs, par une innocente taquinerie qu’il ne manque jamais de me faire, il m’offre, mon déjeuner terminé, un petit verre de liqueur. Autant me tenir l’étrier.
— Merci, mon cher frère, mais je me souviens fort bien vous avoir entendu soutenir que la Chartreuse était un remède. Me trouvez-vous l’air fatigué  ?
Un peu décontenancé, il me répondit  :
— Ce n’est pas, et je vous le répète très volontiers, une liqueur que nous fabriquons, mais un remède qui ne doit être pris que si l’on se sent indisposé. C’est aussi un puissant digestif et un petit verre après le repas tonifie l’estomac. C’est à ce titre que je me permets de vous l’offrir.
— Mais alors, répliquai-je, comme vous en vendez pour 7.000.000 de francs par an, ce qui représente environ 1.200.000 bouteilles, vous devez avoir une bien piètre idée de la santé de l’humanité. Que d’estomacs à tonifier  !
— Raillez, raillez, mais ce n’est pas notre faute si les hommes gâtent les meilleures choses  : user, ne pas abuser, tout est là.
Et le frère fait une violente sortie contre les mauvaises liqueurs, les frelatées qui, seules, ruinent l’organisme. Il y met tant de conviction, tant de chaleur, qu’il n’entend pas une porte s’ouvrir  : le prieur traverse la salle, s’inclinant devant moi. Je m’incline à mon tour, pendant que le frère Alphonse reste cloué, presque pétrifié à sa place.
À peine le prieur a-t-il disparu, que dans un reste de désespoir comique il s’écria  : «  Et moi qui ai oublié de baiser sa cuculle  !  » Telle est la règle, et je compatis vivement à cet affreux malheur.
L’apparition du prieur avait éteint l’enthousiasme du frère Alphonse et c’est plus calme qu’il ne demanda  :
— Vous nous restez, je pense, aujourd’hui  ?
— Non, je ne fais que passer, cela m’est tout à fait impossible.
— Restez au moins jusqu’à 11 heures. Je vous promets un déjeuner végétarien qui vous agréera.
— Impossible, vous dis-je. J’ai un rendez-vous à Nyons à 2 heures.
— Il y aura des fraises des bois...
— Non, non, je pars.
— Une crème au citron...
C’en était trop  ! les forces humaines ont une limite, il me fallait fuir. «  Vade rétro... monachus  ! lui dis-je en riant, rougissez de vouloir me retenir par de pareils moyens  !  » et je quittai l’excellent frère.
Au sortir de la forêt, la route est insignifiante jusqu’à Pont-Saint-Esprit où elle franchit le Rhône sur un pont de pierre de 22 arches, d’une longueur de 840 mètres.
Ce pont, bâti en 1309 par les frères pontifes, est une leçon de choses bien dure pour certains ingénieurs de notre temps. Alors que les crues de nos rivières emportent comme de vulgaires ponceaux les ponts qu’ils édifient, celui-là résiste victorieusement depuis des siècles. À ce sujet, je citerai le magnifique pont de Saint-Martin, sur l’Ardèche, construit en pierre de Ruoms, qu’une crue de cette rivière a balayé récemment. Par une ironie vraiment cruelle du sort, il n’est resté que la culée portant gravé en lettres d’or, sur plaque de marbre, le nom de l’ingénieur.
Sur le Pont-Saint-Esprit, la vue est très étendue. En amont le Rhône, notre beau Rhône bleu, roulant impétueusement ses eaux, se divise en deux branches, encadrant une île couverte de verdure  ; très loin, dans le fond, les hautes falaises grises du défilé de Donzère  ; sur les bords du fleuve, la vieille citadelle de Vauban, les quais et l’admirable escalier en fer à cheval aux fines sculptures, qui y donne accès. En aval, se découpent sur le ciel les ruines des châteaux de Montdragon et de Mornas.
Après le pont, longue ligne droite bordée de peupliers jusqu’au croisement de la route Paris-Antibes. Ensuite Bollène à la verte ceinture de platanes et Suze-la-Rousse qui possède un des plus remarquables châteaux de Provence.
Le vieux manoir se dresse fièrement à une grande élévation au-dessus du village. Catherine de Médicis y séjourna. Là-haut, sur la terrasse de l’altière demeure, l’astucieuse et sombre florentine contempla le même paysage que mes yeux voient aujourd’hui. La nature seule est immuable ou le paraît telle à notre existence éphémère. Quelle mystification serait la vie, les quelques secondes que nous passons ici-bas, si nous ne devions vivre sur d’autres terres. La route en quittant Suze, tracée en ligne inflexiblement droite, traverse une plaine, défendue par une haute et épaisse haie de thuyas contre la violence du mistral. Sans cet abri protecteur, charrettes, voitures, piétons, seraient certains jours renversés et enlevés comme fétus de paille.
J’approchais de Tulette. Il faisait une chaleur étouffante, Nyons n’était qu’à 25 kilomètres, je pouvais me permettre une halte  ; et je m’assis au pied d’un arbre dont l’ombre me protégeait. C’est là que se produisit une des plus curieuses rencontres de ma vie de touriste.
Je fumais déjà depuis un quart d’heure quand je vis venir sur la route un chemineau que je pris d’abord pour un ouvrier du pays.
À ma vue il eut un semblant d’hésitation, puis se décidant à m’aborder, ôta sa casquette et me débita un petit boniment. J’appris qu’il était ouvrier peintre et que le syndicat auquel il appartenait ayant décidé la grève, il allait, faute de ressources suffisantes, tâcher de s’embaucher à Marseille. Pour cela, il implorait un secours de route.
J’avais toujours trouvé ces questions de grève assez obscures, et j’étais bien aise de me renseigner et d’entendre un vrai gréviste, car les papiers qu’il me soumit ne me laissèrent aucun doute à ce sujet.
Je l’interrogeai donc sur son syndicat, sur les causes de la grève.
— Tenez, me dit-il, tirant de la poche de sa veste un papier froissé, aux plis usés, voilà la liste de nos revendications.
Je dépliai le papier et le lus. En dehors de l’inévitable augmentation de salaire, la clause suivante me frappa. L’ayant prise en note, je cite textuellement.
Les patrons devront payer tous les ouvriers peintres au même prix, sans avoir égard à l’âge ou au plus ou moins d’habileté de l’ouvrier.
Cette clause me parut souverainement injuste, absurde même. Pourtant, en réfléchissant, j’y vis comme une poussée instinctive de bonté, de véritable fraternité, destinée à corriger la singulière inégalité dont la nature nous dote en naissant.
Et avec une naïveté dont je ne suis pas encore parvenu à me défaire, je complimentai l’ouvrier peintre sur les sentiments humanitaires de son syndicat.
— Vous avez pensé, lui dis-je, que ce n’est pas parce qu’un patron vous déclare plus ou moins habile, qu’on doit pouvoir apporter plus ou moins de pain aux enfants  ; que ce n’est pas parce qu’on est cassé par l’âge qu’on doit avoir son gain réduit  » et je regardais avec sympathie le membre de ce noble et philanthropique syndicat.
— Détrompez-vous, me répondit-il avec un sourire railleur, bien dur pour la rare clairvoyance dont je croyais avoir fait preuve, nous ne faisons pas cela par bonté. Quand vient la bonne saison, des tas d’individus qui n’ont jamais touché un pinceau vont s’offrir aux patrons pour barbouiller les murs, à des prix ridicules, et cela fait baisser les nôtres. Lorsque les patrons seront obligés de payer un mauvais ouvrier comme un bon, ils laisseront là tous ces gâcheurs de métier qui, avec la même quantité de couleur couvrent un tiers de moins de surface et mettent un tiers de plus de temps et tout le travail sera pour nous.
Et ceci fut dit avec la tranquille assurance que donne une belle et pure conscience.
Quant à moi, je contemplais avec une admiration croissante cet échantillon de la fraternité démocratique, le membre de ce charitable syndicat, digne d’être présidé par Talleyrand ou Machiavel.
Il partit en me remerciant. La leçon valait bien un «  secours de route  ».
Je traversai bientôt Tulette où je croisai une charrette chargée de pêches hâtives. Cette «  fructueuse  » rencontre apaisa ma soif et me donna de nouvelles forces. À midi, j’entrai à Nyons.
Une jolie petite ville que Nyons c’est — du moins ses habitants l’assurent — la Nice du bas Dauphiné. Protégée, abritée par des montagnes élevées, elle jouit d’un climat fort doux. Ses environs ne sont que jardins, prairies, vergers.
Après avoir déjeuné, je visitai plusieurs hôtels  : pas de trace du touriste de la Croix-Haute. Je savais qu’il viendrait par Valréas  : j’allai donc prendre du café sur la terrasse du Terminus-hôtel, près de la gare.
À 1 h. 50 je descendis sur la route, l’instant approchait, quelques minutes encore 1 h. 55  : un cycliste apparaît au loin... il soulève un nuage de poussière... sa bicyclette dévore l’espace... une haute silhouette se dessine... plus de doute, c’est lui  ! J’ai reconnu les formidables bielles, 1 h. 57  : le touriste rouge était devant moi.
— Soyez le bienvenu, dis-je, en lui serrant les mains, mes compliments sur votre rare exactitude.
— Ne me félicitez pas. D’après votre télégramme, j’étais sûr que vous m’attendriez à la minute fixée, et j’ai été obligé de faire une longue halte pour pouvoir arriver à l’heure  !
Après les premières effusions, il me mit en quelques mots au courant de son voyage. Parti jeudi de Marseille, il avait suivi l’itinéraire, Aix, Pertuis, Cadenet, Apt, Sault, Buis-les-Baronnies. Depuis deux jours il explorait les environs du Ventoux et avait hier poussé une pointe sur Grignan et Valréas. S’il avait fixé notre rendez-vous à Nyons, c’est que c’était le point à peu près central de ses pérégrinations.
Ces brèves explications données, nous dressâmes notre plan de voyage. Il s’agissait d’être le lendemain soir à Voreppe, d’où de grand matin nous monterions à la Grande-Chartreuse. Plusieurs routes s’offraient à nous. D’abord la route de plaine par Montélimar, Valence, Romans, que nous jugeâmes indigne de touristes. Trois autres nous restaient  : 1er par Grignan, Bourdeaux, Saillans, Die et le Vercors ou le Col de Menée  ; 2e par Rémuzat, la Motte-Chalençon, Luc et le col de Cabre  ; 3e par le col de Serres. Ces deux dernières routes atteignaient la vallée de l’Isère par le col de la Croix-Haute. Tout bien examiné, nous nous décidâmes pour celle de Rosans. Il fut convenu que nous coucherions à Serres. Nous devions en partir à 4 heures, déjeuner à Saint-Julien-en-Beauchêne, et à 8 h. 50 prendre le train à la station de Lus-la-Croix-Haute.
— Nous connaissons l’un et l’autre cette route, lui dis-je, et la vue en chemin de fer est infiniment plus belle. Nous dominerons le Trièves de très haut, et ce trajet est, je vous assure, un véritable enchantement. Vous rappelez-vous la montée du col du Fau et la chaleur qu’il y faisait à 2 heures de l’après-midi  ? Ce sera pour moi une jouissance de revoir, assis sur de moelleux coussins, la route que je trouvai si dure sous le soleil de septembre. Nous nous arrêterons au Monêtier pour déjeuner  : les fraises y sont abondantes et l’eau minérale délicieuse. Nous pourrons être à Vif à une heure.
— Votre plan est parfait et me permettra, si vous le voulez bien, de faire le crochet de La Mure. Un train part de Saint-Georges à 2 h. 18. Je serai à Vizille vers 5 heures  ; nous arriverons donc de bonne heure à Voreppe. Un de vos récits (influence des mauvaises lectures  !) m’a donné une envie folle de voir le chemin de fer de la Matheysine.
— Rien de plus facile. Je demande seulement à ne pas vous accompagner. Je vous attendrai à Pont-de-Claix. D’ailleurs, je serai bien aise de renouer connaissance avec les froides eaux de la Romanche. Mais n’allez pas jusqu’à La Mure, arrêtez-vous plutôt à Peychagnard et prenez là le raccourci qui vous conduira en 20 minutes à Pierre-Châtel. Ainsi vous gagnerez une heure.
Il était 3 heures. 65 kilomètres nous séparaient de Serres et la route offrant une rampe de 15 kilomètres, il n’était que temps de partir. Nous résolûmes de dîner à Rosans de manière à n’aborder la longue montée qu’avec la fraîcheur du soir.
Nous nous mîmes donc en selle et ce fut méritoire. Le village de Pont-de-Sahune dépassé, la route suit toutes les sinuosités de la rivière. Le temps était lourd, l’air embrasé, le chemin torride. Les rochers brûlés par le soleil nous renvoyaient leur chaleur, nous pédalions dans un vrai Sahara  ; aussi, à chaque source que nous rencontrions, étions-nous obligés à de courtes ablutions. Ces gorges sont très arides et doivent plutôt être traversées le matin.
Après Saint-May, nous passâmes devant une fontaine en pierre de taille. On y lit l’inscription  : sta viator et bibe. Nous nous conformâmes à cette invitation, mais l’eau était si froide qu’à peine si nous humectâmes nos lèvres.

Enfin, à 5 heures, nous étions à Verclause, au bas de la rampe de Rosans. Mon compagnon la monte sur sa machine, mais, il me semble, péniblement. Qu’est donc devenue cette valeur passée  ?
— Êtes-vous fatigué, lui dis-je, ou bien est-ce par politesse que vous vous astreigniez à un train aussi lent  ? Vous ne m’avez pas habitué à tant de prévenances.
— Je ne suis pas fatigué, mais j’ai fait la sottise de changer de développement. J’ai 7m,50 et cette côte m’exténue.
C’était le moment de l’écraser sous ma générosité  :
— Mettons pied à terre, nous avons le temps et vous vous reposerez.. Nous ne sommes pas au col de Grimone.
— Très volontiers, répondit-il en souriant, je vois avec plaisir que vous ne me gardez pas rancune. D’ailleurs, s’il y a quelqu’un... mais je ne veux pas aborder ce chapitre maintenant.
Nous arrivâmes à 6 heures à Rosans, c’est-à-dire à l’auberge située sur la route — le village est à gauche, un peu plus haut — et bientôt nous nous mîmes à table tout disposés à faire honneur au repas.
On nous apporta d’abord une entrée de mouton et un poisson. Naturellement, je ne touchai pas au premier plat qui disparut promptement — son appétit est toujours hors de pair.
— Vous êtes donc resté végétarien  ! Je croyais que c’était une simple lubie, et de courte durée.
— Ne parlez pas si haut, répondis-je, ne voyez-vous pas que je découpe ce poisson  ? Ne savez-vous pas qu’on n’a pas le droit de se dire végétarien quand on se nourrit de cette chair  ?
— J’ignorais cette sévère défense.
— Vous ne l’ignorez pas. Vous manquez simplement de mémoire, car je vous ai envoyé le numéro du Cycliste contenant l’article intitulé Le Végétarisme vrai. L’auteur y anathématisait les touristes coupables de faiblesses, les rejetant sans pitié hors de l’église végétarienne.
— Oui, je me rappelle maintenant. L’article finissait par un appel de fonds. Mes souvenirs se précisent  : la somme était minime, et les remises des fournisseurs vous la rendaient, dans l’année. Pour cinq francs on avait le droit de se dire végétarien. Entre nous, je ne vous cacherai pas que je trouvai l’argumentation un peu maigre. Il y avait aussi des listes de menus tout à fait alléchants.
— Parfaitement. Et à ce propos, je me garderai de mettre en doute le goût savoureux de la pillée de gruau, le délicieux arôme de la farine d’avoine  ; mais je sais bien, que si au bout d’une étape de 100 kilomètres, j’entrevoyais — permettez-moi de me servir de l’expression allemande — j’entrevoyais, dis-je, ces «  délicatesses  », je m’assiérais sur le bord de la route et nulle puissance au monde ne me ferait faire un pas. J’estime que ces menus de maison centrale sont faits pour les détrousseurs de diligences qui ont la maladresse de se laisser prendre, et non pour d’honnêtes touristes. J’estime aussi que le poisson qui vient d’être péché — tel est le cas ce soir — constitue une nourriture saine, légère, réconfortante, et je vous assure que ce n’est pas sans un certain plaisir que je découpe cette truite. Voyez comme sa chair est ferme et la couleur rosée. Il est vrai, qu’après une action aussi noire, je n’aurai pas le droit de me dire végétarien. C’est bien un peu dur, mais j’ai supporté de plus cruelles épreuves. Il n’y a pas de sectaires qu’en religion et j’ai la haine de toutes les petites chapelles. Si j’ai continué d’être végétarien, ce n’est pas par goût, croyez-le bien, mais par utilité. Mon tempérament s’accommode de ce régime qui a doublé mes forces. Mais le conseiller, peut-être ai-je eu tort de le faire, car rien ne me prouve que le même résultat se produira chez mon voisin. Au fond, tout est une question de mesure, ainsi que me l’écrivait du Jura, un des plus aimables collaborateurs du Cycliste.
— Je crois que vous avez raison et que de même qu’il n’y a pas de maladies, mais des malades, il n’y y pas de régimes, mais des estomacs. C’est à chacun à trouver la nourriture qui lui convient et le proverbe du Champsaur s’applique admirablement ici. La sobriété voilà surtout la vertu cardinale du cycliste.
Je le regardai fixement. Il ne put s’empêcher de rougir.
— Ce soir, me dit-il en riant, j’étais mort de faim.
Notre dîner s’acheva gaiement et nous prîmes le café devant l’auberge. Le soleil allait se coucher, nous n’avions pas de lanternes, et quoique je connusse la route, la plus simple prudence nous conseillait de partir. À 7 h. 30 nous quittâmes Rosans.
La route s’élève tantôt durement, tantôt en pente modérée jusqu’au col de Palluel  ; mais vu la ridicule multiplication, nous en fîmes la plus grande partie à pied. Passé le col, rapide descente et non moins rapide montée du col de Ribeyret. Nous étions enfin au point culminant de notre étape, à 12 kilomètres de Serres. La nuit était venue, et dans l’obscurité brillaient les lumières du village voisin.
— La nuit étend sur nous son voile sombre, me dit mon compagnon, nous ferions bien de coucher ici.
— Ce qui doit arriver, arrive à l’heure dite, tentons la descente. Nous n’y voyons goutte, je le reconnais, mais je crois cela préférable de s’arrêter dans ces auberges plus que primitives. Pourtant si vous craignez...
— Non, non, interrompit-il, vous vous méprenez. C’est par acquit de conscience que j’ai parlé ainsi et non par peur du danger. Je vous suivrai aveuglément  » et naturellement, il prit les devants.
Nous descendions prudemment, séparés par un intervalle de cinq à six mètres environ. À peine si nous distinguions le sol de la route. C’était une véritable descente dans les ténèbres, nous avions la sensation d’une chute dans le noir.
Par un singulier bonheur, nous prenions bien les tournants et nous avions fait quatre à cinq kilomètres  : — Attention  ! il y a...
Trop tard. J’étais déjà dans un caniveau et ma roue s’engageant entre deux pierres, je fus désarçonné.
— Pas de mal  ?
— Non, ma bicyclette non plus. Repartons. Et comme deux ombres nous nous enfonçâmes de nouveau dans l’inconnu.
— Un pont  ! me cria-t-il encore.
Nous étions arrivés à l’endroit où la route traverse la rivière à angle droit. Je ne sais comment nous ne butâmes pas contre le parapet.
Soudain, dans la nuit, apparut un merveilleux spectacle. Au loin étincelait avec un éclat, qui à nos yeux éblouis paraissait presque surnaturel, une colline illuminée de mille feux. C’était Serres éclairé à l’électricité, et vingt minutes plus tard nous mettions enfin pied à terre.
Nos bicyclettes remisées, nous nous assîmes sous la tonnelle, devant l’hôtel.
— Êtes-vous sûr, me dit le touriste rouge, que nous ayons dîné à Rosans  ? Rien ne me paraît aussi incertain et je sens à l’estomac un vide qui m’est extrêmement désagréable.
— Je suis également, répondis-je, dans la plus cruelle incertitude. Il y a doute évidemment. Nous devons donc en profiter, et non pas nous abstenir ainsi que le voudrait un absurde proverbe.
Et c’est entièrement remis de nos fatigues et de nos émotions par une très agréable collation que nous nous séparâmes, en nous souhaitant une heureuse nuit.

d’Espinassous

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