Une Expérience
vendredi 22 novembre 2019, par
Paru dans Le cycliste, août 1900, et rétrospective Août 1950
Quelques abonnés du Cycliste m’ont demandé des renseignements sur mes imperforables : cette question intéressant tous les touristes, je réponds dans la Revue. Je commence par déclarer que ces pneumatiques sont réellement imperforables, c’est une qualité qu’on ne saurait leur dénier. Ceci dit, je vais tâcher de montrer, par l’usage que j’en ai fait, les avantages et les inconvénients de ces bandages.
Au début, je les trouvai très souples et ne remarquai aucun changement dans mon allure — d’où l’erreur que j’ai commise — insensiblement elle devint moins rapide : je crus à un peu de surmenage et ne m’y arrêtai pas.
Je fis avec ces pneumatiques de grandes courses dans le Dévoluy, à Saint-Chély, à Tanus, mais de toutes ces excursions je revins très fatigué : de cette dernière absolument exténué.
Je m’en pris aux roulements, à la chaleur, au mauvais état de la route, j’osai même accuser le végétarisme et je voyais avec regret mon enthousiasme cycliste diminuer peu à peu. J’étais à cent lieues d’en soupçonner la vraie cause.
Le 6 août, parti pour Albertville, je voulais pousser jusqu’à Roselend, revenir à Beaufort, passer à pied le col des Saisies ; de Flumet atteindre Annecy par le col des Aravis et traverser le massif des Bauges.
J’arrivai à Grenoble complètement fourbu et dus m’y reposer une journée. La poire de ma trompe s’étant fendillée, j’allai en acheter une autre chez le représentant d’une de nos grandes marques de bicyclettes. Tout en l’adaptant, celui-ci examina ma machine : « L’affreux pneumatique que vous avez là, me dit-il, et faut-il que vous soyez vigoureux pour vous en servir. » Je le regardai : il parlait sérieusement.
Je le priai de s’expliquer.
— « La dépense inconsciente de force que nécessite l’usage de ce bandage, reprit-il, est extrêmement considérable, et pour ma part je préférerais « crever » matin et soir plutôt que de les adopter et je crois même, renoncer à la bicyclette ».
Ces paroles furent pour moi un trait de lumière.
J’abandonnai mon excursion, pris le train et rentrai chez moi. Le lendemain je résolus de procéder à une dernière épreuve. J’essayai mes imperforables sur 30 kilomètres de route accidentée, route soigneusement repérée et dont je possédais un horaire de marche très exact. Je perdis 20 % sur l’ensemble du parcours. Les temps aux descentes furent identiques — à ce propos, j’ai constaté que sur ces bandages la puissance du frein avant est doublée — aux montées, légèrement plus longs, mais ce fut surtout en plaine que la perte s’accusa. Je ne pus soutenir une allure régulière de plus de 14 kilomètres à l’heure.
J’étais fixé. Je les remplaçai immédiatement par des pneumatiques très souples qui me permirent de faire d’une traite, en 6 h. 15’ — hormis deux haltes de 5 minutes pour prendre du café — 106 kilomètres sans aucune fatigue. L’expérience était concluante.
Les imperforables seront précieux pour le cycliste qui se contentera d’une marche de 12 à 14 kilomètres à l’heure et d’une étape journalière de 50 kilomètres au maximum, mais ils sont à rejeter pour le touriste. En revanche ils seront merveilleux, adaptés aux motocycles et automobiles.
Quant à moi, voici le parti auquel je me suis rallié. Les pneumatiques neufs ne se perforent que rarement, ce n’est qu’usés qu’ils nous procurent cet agrément. J’ai trouvé d’excellents bandages permettant les plus rapides allures et d’un prix très modique — 30 francs la paire — j’en changerai deux fois par an, ferai placer des arrache-clous à ma machine et aurai dans ma sacoche une chambre à air de rechange. Un détail essentiel : il faut que la chambre à air soit de toute première qualité et de préférence non interrompue.
J’ai cru devoir donner ces indications dans la Revue, car ainsi que me l’écrivait d’Auvergne, un des plus distingués et trop rares collaborateurs du Cycliste : « C’est par de mutuels renseignements que doit s’établir, entre les cyclistes-touristes, une sorte de confraternité ou de franc-maçonnerie qui ne peut qu’être profitable à tous ».
Tel est aussi mon avis.
d’Espinassous