Randonneuse Luchon-Bayonne

jeudi 18 avril 2024, par velovi

Cure de printemps (1910)

« Cette année j’avais résolu, histoire de m’entraîner en vue de la fameuse étape Luchon-Bayonne, d’aller, en une étape, de Saint-Étienne à Nice par la montagne, mais la neige survenant à l’improviste quelques jours avant mon départ me détourna du col de Cabre et des Basses-Alpes et me rejeta une fois de plus dans la vallée du Rhône... que je commence à connaître  !

Je devais avoir des compagnons, mais, au dernier moment, tous firent défaut, naturellement, et je partis seul le jeudi saint à 10 heures de Saint-Étienne.
J’avais choisi ma randonneuse Luchon-Bayonne munie de trois développements en marche par trois chaînes, 2m,60, 3m,80 et 5m,60 dont les deux extrêmes peuvent devenir 2 mètres et 6m,60 par un déplacement des chaînes. Ainsi armée, avec sacoche et garde-boue léger, ma monture pèse 14 kilos, mais, en ordre de marche, avec bagages et vivres, elle marqua au départ exactement 20 kilos. Elle a des roues de 65 cm., des pneus très souples de 35 mm., des jantes bois et aluminium, une selle oscillante, un guidon quelque peu élastique et faisant office d’un double guidon  ; elle est surtout très courte à l’arrière à l’instar des machines de course sur route dites Stayer et elle a des manivelles de 16 1/2 centimètres. Le confortable y est en somme réduit au minimum qui m’est indispensable pour une longue randonnée.

Je n’ignorais pas que la traversée des Grands Bois serait pénible à cause de la boue et de la neige qui obstruaient la route pendant 4 kilomètres, et pour économiser quelques kilogrammètres je grimpai dès le début avec 2m,60 à 9 à l’heure. Le col franchi, j’enlevai la chaîne de la petite vitesse et je continuai avec les deux développements de 6m,60 et de 3m,80 jusqu’au delà d’Aix-en-Provence où, à cause du vent contraire, je fis passer la chaîne de 6m,60 sur 5m,60. Les changements de vitesse par polychaînes ont cela d’avantageux qu’ils permettent de faire instantanément d’une tri-chaîne, une bichaîne, voire une monochaîne, suivant que le profil du terrain vous invite à supprimer toute résistance passive pendant un temps plus ou moins long. »
Vélocio, Le Cycliste, 1910, Source Archives Départementales de la Loire, cote PER1328_11

Comment choisir sa bicyclette (1910)

On a beau posséder déjà une bonne douzaine de bicyclettes de modèles différents, telle circonstance peut survenir qui vous oblige à en choisir une nouvelle pour répondre à un besoin nouveau. C’est à quoi j’ai été conduit il y a quelques mois. J’ai dû, moi aussi, choisir une bicyclette pour faire, concurremment avec les coureurs du Tour de France, l’étape Luchon-Bayonne par la route thermale, afin de démontrer par les faits, comme aux concours du T. C. F. en 1902 et 1905, que, sur le terrain véritable et accidenté du cyclotourisme, la poly est supérieure à la mono et permet à des hommes manifestement inférieurs de battre des coureurs, des professionnels, des athlètes.

Imaginez-vous que cette année, au mois de juillet, le Tour de France emmènera ses coureurs sur le terrain même où se déroula l’épreuve du concours de 1902 et leur fera franchir successivement les cols de Peyresoude, d’Aspin, du Tourmalet, d’Aubisque et bien des côtes moindres, mais non sans importance, entre le col d’Aubisque et Bayonne  ; au total, 325 kilomètres et 6.000 mètres d’élévation  ; alors que l’épreuve du T. C. F. ne comporta que 215 kilomètres et 4.000 mètres d’élévation et suffit cependant à claquer les plus vaillants professionnels.

En même temps qu’il fixait ainsi l’itinéraire du prochain Tour de France, l’Auto nous conviait, nous tous, cyclotouristes, non sans quelque ironie, à venir sur le terrain, démontrer, en prenant part à l’étape Luchon-Bayonne, la supériorité des bicyclettes de tourisme polymultipliées sur les bicyclettes monomultipliées de ses coureurs.

L’Ecole stéphanoise ne décline jamais de telles invitations. Mais, quand il s’est agi de mettre les points sur les i, nous avons appris que les soi-disant monomultipliées des professionnels étaient bel et bien des polys, d’un système très primitif, il est vrai, mais très pratique pour des jeunes gens habiles de leurs doigts, système dont nous usâmes en 1888 et qui consiste à remplacer la roue dentée du pédalier simplement tenue par trois boulons. Par ce procédé, on change de développement en 2 ou 3 minutes et l’on est toujours en prise rigoureusement directe.

Ainsi ceux que nous pensions être nos adversaires devenaient nos partisans et notre participation à l’étape Luchon-Bayonne était inutile, les professionnels eux-mêmes se chargeant de fournir la preuve que nous voulions faire en faveur de la polymultiplication.

Mais ce que je veux retenir de cette tentative avortée et ce qui peut être utile à ceux de nos camarades qui ont à choisir une bicyclette, c’est la façon dont j’ai procédé pour choisir ma randonneuse Luchon-Bayonne.

Pour bien choisir il faut d’abord, je l’ai dit maintes fois, savoir ce qu’on veut faire de son outil, promenades à la papa, excursions ou randonnées, seul ou en compagnie d’autres cyclistes. En l’espèce il s’agissait pour moi de randonner en compagnie d’autres cyclistes, mes concurrents, à qui je tenais à faire comprendre pourquoi la poly vaut mieux que la mono.

Il me fallait donc un assez grand nombre de développements en marche, au moins trois pour pouvoir, à tout moment tenir tête, sinon aux meilleurs, du moins au plus grand nombre, tandis que si j’avais dû partir seul, il m’eût été indifférent de mettre de temps en temps pied à terre pour changer de vitesse en faisant passer ma chaîne d’un pignon sur l’autre.

Ainsi un cyclo-touriste qui voyage avec des amis aurait mauvaise grâce à faire arrêter tout le monde pour déplacer sa chaîne  ; il faut qu’il ait de quoi répondre à toute variation des résistances extérieures et l’on comprend alors que plus ce cyclo-touriste sera faible, plus il lui faudra de vitesses en marche.

Il me fallait aussi une bicyclette à très grand rendement et se rapprochant autant que possible de la machine de course de mes concurrents ; mais là, j’étais empêché d’aller à l’extrême limite, par le besoin qu’à mon âge on a d’un certain confortable sans lequel je ne pourrais pas faire 100 kilomètres. Donc, les pneus de course, la rigidité absolue du cadre, le guidon à poignée basse, la position acrobatique des coureurs, m’étaient interdits.

Il me fallait enfin une machine aussi légère que possible, car, élever un kilo de trop à 6.000 mètres, c’eût été me handicaper gratuitement de 6.000 kilogrammètres.

Je procédai par éliminations successives, ce qui, à tout prendre et pour tous les cas, n’est pas un mauvais procédé, et je me trouvai en fin de compte en présence des trois types de polymultiplication suivants  : A. Moyeu ou pédalier à transmission superposée, c’est-à-dire à engrenages  ; B. Dispositif à saute de chaîne sur trois pignons juxtaposés  ; C. Tri-chaîne. Avec l’un ou l’autre de ces trois types, j’arrivai au même poids, et peut-être au même rendement, toutes autres choses restant égales. J’éliminai A pour deux raisons : d’abord aucun des modèles actuellement sur le marché ne me donnait les combinaisons de vitesses que j’estimais nécessaires pour un parcours où l’on trouve de tout, depuis la pente douce et le palier, jusqu’au 12%  ; ensuite, quel que soit le degré de perfection auquel les moyeux et pédaliers à changement de vitesses ont été amenés, leur construction n’en est pas moins restée fragile et leur fonctionnement délicat  ; ils exigent, pour fonctionner régulièrement, des soins, une attention, un doigté qu’un cyclo-touriste peut bien leur donner, mais qu’un randonneur qui désire surtout ne pas se laisser distancer, risque beaucoup de négliger, et alors un rien peut déterminer la catastrophe. Plus que bien d autres, je sais pourtant qu’on peut se fier à ces moyeux  ; mon n° 6 en a un et j’ai déjà placé à son actif, quelque 20.000 kilomètres sans accroc qui m’ait immobilisé  ; mais j’ai été privé un jour à l’improviste de ma grande vitesse et, un autre jour, ma commande s’est cassée. Bagatelles pour un touriste, mais catastrophe pour un randonneur qui, dans Luchon-Bayonne, désire arriver parmi les premiers. B m’aurait plu davantage à priori, mais trois motifs m’en éloignèrent  : 1° je ne sais pas encore de combien la résistance du ressort compensateur qui tend la chaîne, handicape ce système  ; 2° je ne pouvais pas obtenir les développements désirés sans entrer dans d’assez grandes complications  ; 3° la commande qui déplace la chaîne sur trois pignons d’inégal diamètre, allant du simple au double, a parfois des sautes d’humeur qui s’opposent aux sautes de chaîne. Ce dispositif convient mieux au touriste paisible qui prend son temps pour changer de vitesse et s’y reprend même à deux fois, qu’au randonneur pressé.

A et B ayant été ainsi éliminés, C se trouva naturellement désigné à mon choix ; Du reste, on s’en souvient peut-être, j’ai toujours eu un faible pour les polys à plusieurs chaînes et je me suis souvent étonné de la persistance avec laquelle sévit sur le monde cyclotouriste la caténophobie qui fait que les grands constructeurs ont tous éliminé peu à peu de leurs catalogues les changements de vitesse par 2 chaînes, bien qu’au concours du Tourmalet les bichaines aient obtenu le 1er et le 2e prix.

Je suis si peu caténophobe que, s’il me fallait, pour une future machine à laquelle je pense déjà dans un but tout à fait spécial, s’il me fallait cinq vitesses en marche, je n’hésiterais pas à placer cinq chaînes côte à côte, persuadé que j’obtiendrais de cette façon mes cinq vitesses en marche avec le minimum de résistances passives.

Les polychaînes permettent de choisir tout à fait librement les développements que l’on désire et je m’étais d’abord arrêté pour l’étape Luchon-Bayonne aux trois suivants  : 2 m. 60, 3 m. 80 et 5 m. 60 avec manivelles de 16 1/2 centimètres. Puis je songeai qu’il pourrait bien m’arriver quelque défaillance au pied du col d’Aubisque, le quatrième et le plus dur, et j’ajoutai un tout petit développement de 2 mètres avec lequel je puis encore, en tournant à 75 tours, faire du 9 à l’heure. Enfin, j’ajoutai du même coup, pour parer à toute éventualité, un grand développement de 6 m. 60 très appréciable en palier avec bon vent dans le dos ou dans une longue descente douce.

Et ma randonneuse ainsi dotée de cinq développements, de roues de 65 centimètres, de pneus souples de 35 millimètres, de deux freins à tenailles, de garde-boue, d’une tige de selle oscillante et d’un guidon quelque peu élastique à deux positions, pesa juste 14 kilos, poids que j’avais résolu de ne pas dépasser.

A vrai dire, pour passer de 2 m. 60, à 2 m. et de 5 m. 60 à 6m. 60, je suis obligé de mettre pied à terre et de déplacer mes chaînes ; de sorte que je n’ai jamais que trois vitesses en marche,, mais les développements extrêmes n’ont été prévus que pour parer à des éventualités qui, peut-être, ne se produiront pas et qui, si elles se produisent, me laisseront tout le temps nécessaire pour procéder à la petite opération du déplacement des chaînes qui n’exige guère qu’une ou deux minutes.

Quand je me suis gratifié d’une nouvelle monture, quelle que soit d’ailleurs sa destination finale, j’ai pour habitude de lui faire subir une série d’épreuves dont la dernière consiste en une étape sévère de transport entre Saint-Étienne et un point quelconque du littoral méditerranéen.

Cette année je résolus d’emmener, en une étape, ma randonneuse jusqu’à Nice et je partis, le Jeudi saint à 10 heures, afin de n’avoir pas à pédaler la nuit dans les parages, trop fréquentés par les automobiles, qui avoisinent la côte d’Azur.

Le vent me fut favorable d’abord, contraire ensuite et quelques incidents et accidents de pneus entre Tain et Valence où je m’amusai à matcher un de nos camarades de Romans, monté sur une motorette Terrot, me retardèrent tout d’abord d’une heure. Je ne sortis de Valence, qu’à 15 heures, mais ce fut pour filer à très grande allure avec 6m. 60  ; à 17 h. 10’, j’étais à Pierrelatte (64 kilomètres en 130 minutes, du 30 à l’heure) après avoir battu un tacot automobile et causé un instant avec un anglais, le seul cyclo-touriste que j’aie rencontré entre Saint-Étienne et Nice.

Bien que chargée de bagages et de vivres, à en peser 20 bons kilos, ma randonneuse rendait bien et je pus chronométrer çà et là quelques kilomètres à 40 à l’heure, 100 tours à la minute avec 6 m. 60. A 18 h. et demie, j’atteignais Orange et à 20 heures je faisais halte au pont de Bompas, ayant déjà parcouru environ 225 kilomètres.

J’eus la bonne fortune de voir entrer à l’hôtel des Glycines au moment où je me préparais au départ, un de nos camarades, M. le Dr L. de l’Isle-sur-Sorgue, de causer un instant cyclotourisme et randonnées, etc., et ne repartis qu’à 19 h. et quart bien restauré et avec des provisions pour la nuit. A minuit et quart je laissai Aix derrière moi  ; le vent devenait de plus en plus désagréable et avant Chateauneuf-le-Rouge, je dus abandonner mon 6 m. 60 que j’avais trouvé trop petit avec vent favorable et qui devenait trop grand avec vent contraire. Ma moyenne commerciale baissa aussi pour d’autres causes, car je dus m’arrêter pour entamer sérieusement mes provisions — et je ne fus à Saint-Maximin qu’à 3 heures ; je vis enfin l’aurore à Cabasse à 5 heures. La nuit et la solitude commençaient à me peser  ; à 6 h. 40 je passais au Lac et deux heures plus tard exactement, j’étais assis à Fréjus devant un copieux café au lait qui m’envoya en 2 heures de l’autre côté de l’Estérel sur la plage de Cannes d’où je gagnai Nice, pas très vite, en raison de l’énorme circulation de véhicules de tout genre, à midi moins quelques minutes, c’est-à-dire 26 heures après avoir quitté Saint-Etienne.

Ma randonneuse se tirait à son honneur de cette épreuve, elle ne m’avait pas causé le moindre désagrément  ; les pneus eux-mêmes que j’avais eu à réparer deux fois avant Valence n’avaient plus bougé.

Je ne m’arrêtai du reste pas longtemps à Nice, mais à 15 heures j’en repartis, repassai à Cannes à 17 heures juste pour y voir un biplan pétarader dans les airs et regrimpai à l’auberge des Adrets où j’avais, le matin, retenu un bon lit. Je me devais bien cela après l’étape de 540 kilomètres que ma nouvelle monture m’avait permis d’effectuer assez rapidement et sans fatigue anormale.

Par contre, pendant les trois jours qui suivirent et qui furent consacrés à des excursions à raison de 120 à 130 kilomètres par jour en compagnie d’autres cyclistes et cyclettistes, je regrettais souvent de n’avoir pas un de mes carrosses de gala avec gros pneus et tout le confort moderne.

Quand on ne travaille pas, quand on flâne plutôt et qu’on laisse tout son poids reposer sur la selle, ne pédalant que du bout du pied, on ne tarde pas à être singulièrement secoué et endolori par les trépidations, par les réactions d’un arrière-train court et rigide comme doit l’être celui d’une machine de travail, comme l’est naturellement celui de ma randonneuse.

La «  12 vitesses  » que j’ai décrite dans mon dernier article eût fait bien mieux mon affaire pendant ces trois jours, mais le moyen d’emporter avec soi toute son écurie  !

Si, à un titre quelconque, je dois faire l’étape Luchon-Bayonne, je crois que ma randonneuse me mettra en état d’y faire assez bonne figure avec son échelle de cinq développements  ; mais si je dois avec elle retourner à fin Mai à Nice par la route des Alpes, ainsi que j’en ai l’intention et couvrir cette fois, en une seule étape, de 700 à 800 kilomètres, je modifierai cette échelle et la réduirai à trois développements, 3 m. 25, 4 m. 80 et 7 mètres ,interchangeables en marche naturellement, car j’ai regretté, pendant ma randonnée pascale, de n’avoir pas mes deux grandes vitesses 6 m.60 et 5 m. 60 interchangeables en marche.

Je n’ignore pas que quelques cyclo-touristes désapprouvent ces étapes-transport de plusieurs centaines de kilomètres qui sont monnaie courante à l’École stéphanoise mais qui, disent-ils, sont la négation même du cyclotourisme et ressemblent davantage à une course qu’à une excursion. Ni course, ni excursion, c’est du transport à bon marché voilà tout. C’est le moyen d’aller voir les plus beaux sites du monde, mis à la portée des bourses modestes. Pour aller de Saint-Étienne à Nice, j’ai dépensé pour m’alimenter 3 fr. 80 et j’aurais pu très bien dépenser moins ; or le P. L. M. ne m’aurait pas demandé moins de 30 francs pour seulement me transporter  !

Voilà la justification de nos randonnées et des tentatives que je fais pour diriger les efforts des constructeurs vers des polymultipliées légères et rapides.

Des polys à grand confortable nous en avons maintenant autant et peut-être plus qu’il n’en faut  ; qu’on nous donne enfin des bicyclettes de voyage à grand rendement.

Paul de Vivie, Touring Club de France, Mai 1910

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